La vertu théologale de charité 1/2

« Au-dessus de tout, [mettez] l’amour qui est le lien de la perfection [1] ».

 

Quelle est donc cette charité si éminemment désirable que Paul nous exhorte ainsi : « En plus de toutes ces choses [épi pasin], l’amour [agapè], c’est-à-dire le lien [sundesmos] de la perfection [téléistètos] » (Col 3,14) ? La phrase en exergue en a donné une traduction moins littérale et plus littéraire. Quoi qu’il en soit, l’essentiel est ce « par dessus-tout ».

Là encore, notre pratique nous enseigne beaucoup sur la charité. Faut-il le dire ?, sur ce sujet, la première partie de l’encyclique de Benoît XVI, Deus caritas est, première encyclique consacrée à l’amour, est le texte décisif. Aussi ne m’attarderai-je que sur quelques points plus difficultueux que je formulerai, une nouvelle fois, sous la forme d’interrogations et de problèmes (sans prétendre être exhaustif) :

– Qu’est-ce que l’amour de charité ? Est-ce un mouvement de l’affectivité ? Mais l’on ne ressent parfois rien pour Dieu ou pour autrui ; serait-ce à dire que la charité a déserté nos cœurs ? Question annexe : aime-t-on encore, lorsqu’on sent son cœur sec ? Si l’on dit que c’est un mouvement de la volonté ou une décision de la liberté, ne risque-t-on pas de sombrer dans le volontarisme, voire le pélagianisme ?

– Toute vertu se trouve dans un juste milieu ; mais le propre de l’amour est d’être fou, sans mesure ; par conséquent, la charité ne peut pas être une vertu.

– Quelle différence entre l’amour de charité pour l’autre et l’amour seulement humain (l’amitié, l’affection pour ses enfants, etc.) ?

– L’on dit parfois que la charité à l’égard d’autrui consiste à aimer Dieu en lui : « Ce que vous avez fait au plus petit d’entre les miens, c’est à moi que vous l’avez fait » (Mt 25). Mais il n’est que trop clair que l’autre n’est ni Dieu ni le Christ. Donc, aimer Dieu dans l’autre, est-ce encore aimer vraiment l’autre comme tel ?

– Unique est la charité, c’est-à-dire qu’un même amour nous porte vers Dieu et vers les hommes. Nous ne percevons plus le caractère scandaleux de cette affirmation. En effet, Dieu est l’être infini et les hommes sont des créatures, donc des êtres finis. Comment une même vertu peut-elle embrasser des êtres aussi différents ? Déjà, en cette vie, les vertus se multiplient selon leurs objets qui sont finis : prudence, justice, etc. A fortiori, ne faudra-t-il pas distinguer deux amours et deux vertus : l’une pour l’Etre infini, l’autre pour les êtres finis que sont les hommes ? De fait, toutes les autres religions différencient l’attitude à l’égard de Dieu (adoration, sacrifice, etc.) et à l’égard de l’homme (compassion, service, etc.)

– On lit dans la première épître de Saint Jean ce texte qui est sans doute le plus décisif sur la charité : « En ceci consiste l’amour : ce n’est pas nous qui avons aimé Dieu, mais c’est lui qui nous a aimés et qui a envoyé son Fils en victime de propitiation pour nos péchés. Bien-aimés, si Dieu nous a ainsi aimés, nous devons, nous aussi, nous aimer les uns les autres » (1 Jn 4,9-11). Or, l’expression « en ceci consiste » introduit une définition ; pourtant, l’auteur de la lettre nous parle de l’ordre entre l’amour de Dieu et l’amour du prochain, ce qui n’a rien d’une définition. Comment donc comprendre le propos du disciple bien-aimé ?

Chemin faisant, je répondrai à ces différentes questions.

1) Nature de la charité

a) Qu’est-ce que l’amour ?

La charité est une forme spécifique d’amour. Pour comprendre ce qu’est la charité, il faut donc d’abord s’interroger sur ce qu’est l’amour, au plan philosophique. Pour cela, je m’aiderai de l’approche d’un ami de Joseph Ratzinger, celui dont il dit qu’il l’a ouvert à la philosophie scolastique, Joseph Pieper. Je résumerai son intuition. Il la développe dans son maître-ouvrage De l’amour, un livre aussi bref en pages que sage en contenu [2]. Cette approche est d’autant plus légitime qu’elle est suivie par le futur pape Benoît XVI dans son ouvrage sur les vertus théologales et qu’elle est présente en filigrane dans son encyclique Deus caritas est.

La définition que Pieper donne de l’amour constitue peut-être son apport le plus original, en tout cas celui auquel il tient le plus. Il la décline de deux manières. La première, abstraite, définit l’essence en son universalité : l’amour est approbation du bien de l’autre : « l’amour signifie donner son assentiment » (§ 2). La seconde, concrète, exprime cet amour dans la réalité singulière d’une relation entre un « je » et un « tu », voire dans une déclaration interpersonnelle : « Que c’est bon, qu’il y ait toi ! », « C’est bon que tu existes ! », « Quelle merveille qu’il y ait toi ! »

Concentrons-nous sur cette définition. Elle comporte quatre éléments : l’amour est un acte de la volonté – « Aimer est une façon de vouloir » (§ 2) – ; la volonté dont il est ici question est puissance d’amour ; son acte est un accueil de la réalité, ici de la personne de l’autre ; cet accueil est inclination « enthousiaste » vers ce réel qui lui apparaît dans sa bonté ontologique.

Symétriquement, cette définition s’oppose à quatre approches partielles et donc partiales de l’amour. La première est la conception romantique qui réduit l’amour au sentiment. Si elle porte l’amour au pinacle, elle le paie au prix fort : l’abandon d’une vision intégrale de la personne. Pour Pieper, l’applaudissement naît d’abord de la volonté. Loin de tronçonner la personne entre sa sensibilité et sa rationalité, une telle conception l’unifie car, en accord avec les Grecs (même s’ils n’ont pas une conception différenciée de la volonté) et les médiévaux, notre auteur fait de l’esprit – et singulièrement la volonté – l’instance qui intègre la vie sensitive, ici affective : « la volonté est de toutes les puissances de l’âme la puissance dominante et la plus puissante » (§ 6).

L’origine de la seconde conception remonte au moins à Suarez et devient omniprésente à partir de Kant : l’identification – qui est limitation – du « concept du vouloir à celui du vouloir-faire » (§ 2). Autrement dit, la volonté est capacité de décision, d’auto-détermination. Concrètement, aujourd’hui, lorsqu’un personne dit : « Je veux », l’on entend : « Je décide », voire : « Je fais ». Loin de s’opposer à cette conception, Pieper l’accueille mais l’intègre dans une vision plus large, en distinguant à la suite de Thomas d’Aquin (chap. 2, § 3), une double polarité au sein du vouloir : la voluntas ut natura et la voluntas ut libera [3]. Avec les mots de Pieper : la volonté comme « approbation » ou « consentement » et la volonté comme « élection ». Le premier pôle est dit « de nature » car il est un donné dont toute volonté hérite (voilà pourquoi nous verrons qu’il peut aussi, dans une optique théologique, être dit « de création »). Il correspond à l’expérience de l’attraction du bien dont traitent les troisième et quatrième éléments de la définition. Avant de décider, la volonté est attirée. Voilà pourquoi, en son fond et en son origine, elle est amour : « l’amour est […] l’acte originel du vouloir » (§ 7). Ce que saint Thomas appelle « nature » n’est rien d’autre que l’amour.

L’intégration des deux pôles suppose un ordre entre eux : la nature ou plutôt l’amour précède la liberté [4], comme la réceptivité (active, dynamique) précède l’émissivité (car c’est bien une logique du don qui anime secrètement ici le propos). Mais, cette hétéronomie fondatrice, loin d’aliéner la liberté, la convoque et la promeut. Cette précédence de la réceptivité sur toute activité entraîne d’ailleurs une structuration de la temporalité, tant une loi ontologique ne va jamais sans son correspondant chronologique : le temps propre du travail, du discours, de la décision est le futur ; le temps propre du repos, de l’intuition, de l’amour est le présent (§ 3). Enfin, la volonté-liberté n’est pas seulement précédée par la volonté-amour, elle s’achève (au double sens du terme : prend fin et s’accomplit) aussi dans un repos. C’est d’ailleurs une loi qui vaut pour l’ensemble des actes humains : l’intuition précède et achève le discours de la raison ; le loisir précède et achève le travail [5].

Le troisième élément de la définition s’oppose à une conception de l’amour comme ce qui suscite l’existence de l’aimé (§ 8). Là encore, un certain romantisme, joint à une dérive de l’éthique vers l’esthétique, fait de la personne aimé et de l’amour même l’œuvre de l’amant : célébration rime avec création. Là contre, de même que le vrai précède le bien, l’être précède le bien (cf. chap. 6, § 2). Comme l’amour tourne vers le bien, il ne fait pas advenir l’être aimé, mais le présuppose. C’est ce réalisme qui explique l’enthousiasme de l’amour et sa « gratitude » (§ 8) : « il est bon qu’il y ait toi ! » Et l’on sait, notamment depuis l’insistance heideggérienne, que le « il y a » allemand signale un don (es gibt). On pourrait traduire : « Il est bon que soit donné toi ! » L’amour ne précède pas la décision pour substituer le vouloir-être de la création au vouloir-faire de l’auto-détermination. Pourtant, une nouvelle fois, loin d’être seulement critique, la proposition de Pieper cherche à sauver la vérité en transformant la création en créativité [6].

Enfin, le quatrième élément conjure une conception seulement intellectualiste de la relation au réel. L’acte d’amour et l’acte d’intuition s’agenouillent devant le réel qui les précèdent, autrement dit consentent à la réalité extramentale. Mais la volonté ajoute à l’intelligence un élément dynamique d’attirance ; si la seconde s’incline, la première incline. Le point d’exclamation final (« il est bon qu’il y ait toi ! » « quelle merveille qu’il y ait toi ! ») signifie que l’expression ne se réduit pas à une déclaration ou une description de l’aimé par l’aimant. La raison que Pieper présuppose plus qu’il ne l’expose renvoie à deux principes essentiels de l’anthropologie thomasienne. Tout d’abord, un acte est spécifié par son objet ; or, le bien est l’objectum de l’amour et la vérité celui de la connaissance. Ensuite, la connaissance précède l’amour : en effet, le bonum ajoute au verum sa désirabilité ; mais celui-ci donne à celui-là sa vérité, il le leste ontologiquement d’un poids de réalité sur lequel Pieper ne cesse de revenir. En quelque sorte, l’informatif apporté par l’intuition devient performatif grâce à l’amour.

b) Application à la charité

D’un mot, Joseph Pieper définit l’amour de manière existentielle comme un acte d’assentiment fondamental à un autre, un oui au destinataire de l’amour, une manière de lui dire : « Il est bon que tu existes ». Dans l’amour, ce « oui » donné à l’autre le fait exister, est réellement créateur de son existence, de son épanouissement. L’homme aimé renaît ou plutôt accomplit sa naissance. L’amour réel est un « oui » sans condition à la personne aimée. Il aime l’autre non pas pour telle ou telle de ses qualités, mais pour elle-même : « c’est la personne elle-même qu’il aime, laquelle se révèle sans doute à travers ses qualités, mais est beaucoup plus que la somme de celles-ci [7] ».

Si notre oui fait vivre l’autre, autrement dit le crée, on comprend le cœur du mystère de la Création et de la Rédemption. En réalité, notre amour qui est fini ne crée pas l’autre, mais lui donne un plus-être. Mais Dieu est infini. Donc son amour est tout-puissant. C’est l’amour de Dieu qui nous a tiré du néant. C’est par un oui d’amour que Dieu nous a donné l’être. La Croix est le oui de renaissance de Dieu : après notre péché, la Croix nous donne de renaître.

Or, cette proposition, comme toute proposition humaine n’a de sens que si elle est personnalisée, actualisée. Avons-nous, dans notre histoire personnelle, fait l’expérience de la parole que Jésus nous adresse ? Et cela, notamment les Jeudi et Vendredi Saints. Au mont des Oliviers, prenons-nous conscience que Jésus n’a pas « versé cette goutte de sang pour toi », ainsi que dit Pascal [8], mais tout son sang ? Désormais, nous vivons cette « sym-pathie » du Christ, au sens le plus fort et le plus étymologique du terme : nous percevons ce que Jésus a souffert pour nous. Cette actualisation, cette personnalisation de la rencontre s’opère aussi par la médiation des Saints qui sont comme l’Évangile joué. Bref, il nous faut passer d’un amour de seconde main à un amour de première main, vécu, éprouvé, ce qui ne veut pas dire senti.

L’agapè est donc la proposition du oui divin, de ce « Tu » supérieur adressé à l’être humain.

Or, ce oui de renaissance est un appel à une réponse, une reconnaissance, le oui de notre réponse. « La mission nous est confiée de continuer la création, d’être co-créateurs, en offrant à l’autre, dans le oui de l’amour, l’être d’une nouvelle manière, en faisant du cadeau de l’être un véritable cadeau [9] ». De plus, la sympathie du Christ qui m’habite, est une sympathie qui s’adresse à tout homme. Elle élargit et même subvertit mes propres sympathies et antipathies spontanées, personnelles.

Au fond, le Christ veut me communiquer son amour et faire de moi comme son prolongement sans toutefois jamais m’instrumentaliser :

 

« Je vous prie, dit saint Jean Eudes dans son traité sur le Cœur de Jésus, de considérer que Jésus-Christ notre Seigneur est votre véritable Chef, et que vous êtes un de ses membres. Il est à vous comme le chef est à ses membres ; tout ce qui est à lui est à vous, son esprit, son cœur, son corps, son âme, et toutes ses facultés, et vous devez en faire usage comme de choses qui sont vôtres […]. Vous êtes à lui, comme des membres à leur chef. Aussi désire-t-il ardemment faire usage de tout ce qui est vous [10] ».

 

Tel est le sens profond de l’Église : nous sommes son corps, car nous sommes habités par sa charité. Il nous faudrait relire ici tout l’extraordinaire chapitre 4 de l’épître aux Ephésiens.

Pascal Ide

[1] Col 3,14.

[2] Joseph Pieper, Lieben, hoffen, glauben, Munich, 1986. De l’amour, trad. fr. Jean Garnier, Genève, Ad Solem, 2009. Le texte qui suit est emprunté à la préface que j’ai faite de cet ouvrage. Mon analyse s’attardera sur le deuxième chapitre (entre parenthèses, j’indique les paragraphes : §). Bien compris, il donne les clés pour les chapitres suivants, sans que ceux-ci s’en déduisent.

[3] Cf. notamment le développement lumineux (que, étrangement, Pieper ne cite pas) de la Somme de théologie, Ia, q. 83, a. 4.

[4] « Ce qui est premier est toujours quelque chose arrivant par nature » (chap. 7, § 2). On pourra seulement regretter que, à la suite de Thomas d’Aquin, Josef Pieper n’ait pas assez clairement souligné combien cet enracinement naturel de l’amour, plus encore, cet amour naturel, se décline en tendances diversifiées (cf. S. Thomas d’Aquin, Somme de théologie, Ia-IIae, q. 94, a. 2), ainsi que l’a longuement montré le moraliste fribourgeois Servais Pinckaers (cf. notamment Les sources de la morale chrétienne, coll. « Études d’éthique chrétienne » n° 14, Paris, Le Cerf, Fribourg (Suisse), Éd. Universitaires, 42007).

[5] Cf. le suggestif petit ouvrage de Josef Pieper, Le loisir, fondement de la culture, trad. Pierre Blanc, coll. « Josef Pieper », Genève, Ad Solem, 2007.

[6] Cf. George Steiner, Grammars of Creation, New Haven, Yale University Press, 2001 : Grammaires de la création, traduit par Pierre-Emmanuel Dauzat, Paris, Gallimard, 2001.

[7] Joseph Ratzinger, Regarder le Christ, p. 108.

[8] Pensées, n. 736, Œuvres complètes, p. 1313.

[9] Joseph Ratzinger, Regarder le Christ, p. 106.

[10] Cité dans la Liturgie des heures, texte de la fête du 19 août, Paris, Le Cerf et al., 1980, 4 volumes.

2.6.2020
 

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