La transformation de l’homme en animal comme lieu éthique

Cette étude insolite s’inscrit dans le prolongement de plusieurs articles sur l’homme et animal [1] et sur l’homme comme microcosme [2]. Autant ces travaux sont plus statiques, autant celui-ci est plus dynamique et, de ce fait, plus audacieux : il ne s’agit plus de seulement concevoir les relations ontologiques homme-animal, mais d’envisager une possible transformation non pas de l’animal en l’homme, mais de l’homme en animal. Or, cette manière originale de penser la relation homme-animal semble constante dans l’histoire de la pensée occidentale.

1) Thèse

Posons la question de manière simple, voire naïve : l’homme peut-il se transformer en animal ?

La réponse semble aussi simple que l’interrogation : non. En effet, une substance n’a pas de contraire, comme dit Aristote ; or, l’homme est substance ; par ailleurs, un devenir s’effectue toujours entre deux contraires ; donc l’homme ne peut se transformer en autre chose que lui. Plus simplement encore : les espèces sont stables, fixes – je ne discute pas ici de la théorie de l’évolution – ; or, l’homme appartient à l’espèce humaine ; donc, l’homme est fixe.

Pourtant, nombreux sont les témoignages allant dans l’autre sens. Cette croyance en une transformation de l’homme en animal a nourri les mythes depuis les temps les plus anciens, avec l’Odyssée – que l’on songe au célèbre épisode de la transformation des compagnons d’Ulysse en porcs, effectuée par la magicienne Circé, épisode qui inspira des générations de poètes et de spirituels, comme nous le verrons – ou les Métamorphoses d’Ovide, jusqu’aux mythes contemporains, comme L’île du Docteur Moreau de Herbert-George Wells, La Métamorphose de Franz Kafka ou Rhinocéros d’Eugène Ionesco – sans oublier le vecteur préférentiel qu’est le cinéma (par exemple Les visiteurs I de Jean-Marie Poirier). Or, les mythes ne sont pas que des fables pour enfants ou des moyens de fuir la prison d’un réel angoissant, ils disent quelque chose des profondeurs de l’homme, de ses aspirations.

Faisons toutefois appel à des témoignages que d’aucuns trouveront plus crédibles. Il y a d’abord le témoignage de l’Écriture elle-même (notamment les passages clés que sont l’épisode de l’enfant prodigue parmi les porcs en Lc 15,16 et la vision d’Ac 10,9-12, qui ont tous deux inspiré de nombreuses lectures symboliques ; mais, plus généralement, les multiples comparaisons, voire assimilations entre homme et animal dans la Genèse et tout le Pentateuque).

Il faut aussi mentionner le témoignage pluriel des Pères de l’Église :

 

« Qu’une correspondance existe entre les animaux et les hommes, est une croyance répandue dans toute l’antiquité. Elle s’introduisit vers le iie siècle avant J.-C. dans le judaïsme et fut appliquée aux animaux de l’Ancien Testament, particulièrement à ceux de la création, de l’arche de Noé, de la Loi mosaïque [3] ».

 

Et l’auteur de citer un certain nombre d’écrits et d’auteurs référencés. Henri Crouzel parle de la « ménagerie théologique » présente dans l’œuvre d’Origène [4]. Plus encore, si certains auteurs établissent de simples comparaisons : « comme », « à la manière de » [5], d’autres, voire les mêmes, n’hésitent pas à proposer des identifications, toute précaution rhétorique abolie. Ainsi saint Clément d’Alexandrie : « comme un homme deviendrait animal, ainsi qu’il advient aux victimes des philtres de Circé, celui-là cesse d’être homme de Dieu et fidèle au Seigneur, qui répudie la tradition de l’Église et tombe dans les opinions des hérésies humaines [6] ». Et l’on sait combien la littérature du douzième siècle a donné une grande place aux « métamorphoses », « transmutations » et autres « conversions ».

2) Topique [7]

a) L’interprétation maximaliste

Selon cette lecture, l’homme est ontologiquement capable de devenir un animal, voire un être d’une catégorie, d’un règne encore plus éloigné de lui. La transformation, la métamorphose porte un nom technique : la métensomatose. « L’homme est proprement omne animal », disait Pascal [8] ; « Je suis un animal multiple, quelquefois rusé comme le renard, quelque fois bouché, lent et stupide comme le baudet, souvent fier et courageux comme le lion, parfois fugace et avide comme le loup », écrit Restif de la Bretone [9].

Cette thèse se fonde assez sur le constat – implicite ou thématisé – de la plasticité humaine : le corps comme l’âme humaine sont d’une extraordinaire disponibilité, unique dans toute la création matérielle ou spirituelle. Or, ce qui n’est rien peut tout devenir. Certains en concluent donc à l’inexistence d’une nature humaine et à son ouverture à tous les possibles, pour ôter à l’homme le privilège d’une essence déterminée et en faire un spécialiste dans la généralité.

b) Critique de l’interprétation maximaliste

Cette traduction extrême a contre elle l’évidence : l’homme que l’on traite « le plus répugnant des porcs » demeure un homme. D’ailleurs, s’il se transformait réellement en porc, la colère qui est désir de justice s’apaiserait, on ne lui en voudrait plus ; or, ce n’est pas le cas.

L’interprétation maximaliste a aussi contre elle la vérité immuable de notre nature, ainsi qu’on l’a dit. Saint Augustin qui connaît la rhétorique de la métamorphose a rappelé à plusieurs reprises que même le péché le plus grave ne peut corrompre et changer notre nature ; certes, il note bien, parlant d’Adam, que « la déchéance de l’homme ne l’a pas destitué de tout être ; en l’inclinant vers lui-même, elle l’a réduit à moins d’être qu’il n’avait quand il demeurait uni (inhærebat) à celui qui est souverainement [10] ». Son long passage par le manichéisme a-t-il mythridatisé Augustin contre ce risque ? Plus tard, Marcile Ficin qui parle de « métamorphoses » écrit dans un chapitre de son commentaire du Banquet consacré à la nocivité de l’amour vulgaire : « Hoc itaque furore homo in bestiæ naturam desolvitur », ce que Raymond Marcel traduit dans une interprétation qui n’est pas trahison : « c’est un fait que par cette fureur l’homme se trouve rabaissé au rang de la bête [11] ».

c) L’interprétation minimaliste

Tout à l’opposé, aujourd’hui, l’explication est majoritairement noétique. La comparaison est une construction de l’esprit. Elle est de l’ordre de la métaphore, voire de la métaphore vive, car elle est créative. Mais elle ne dit en rien quelque chose sur autre que moi, par exemple sur l’animal. Dire que l’orgueilleux est un paon ne parle que du premier.

Ce type de lecture se fonde sur une comparaison. L’intelligence humaine choisit une propriété commune entre l’homme et l’animal ; or, ce choix dépend du seul intellect et, de plus, ne concerne jamais l’essence de l’animal.

d) Critique de l’interprétation minimaliste

Cette interprétation sage, trop sage, a contre elle les écrits multiples des Pères : « L’homme est comme jeté entre les limites de deux natures : celle des êtres raisonnables et celle des êtres sans raison [12] ». Les Pères ne font que prolonger le Psaume : « L’homme […] ressemble au bétail muet ». (Ps 49 (48),13) De même, saint Paul distingue « corps physique » et « corps spirituel » (1 Co 15,44-49). Le Moyen Age n’oubliera pas.

3) Exposé systématique

On l’a vu, les formules ne parlent pas que de ressemblance, avec tout ce que cela comporte de statique, mais, dynamiquement, de changement. « J’ai voulu de façon perverse être semblable à Toi, et je me suis fait semblable à la bête […]. Sous tes préceptes, je t’étais vraiment semblable ; mais, placé dans l’honneur, l’homme n’a pas compris ; il s’est mis au rang des bêtes insensées et il leur est devenu semblable [13] ». L’homme peut-il se transformer en animal ? Entre l’interprétation ontologique, intrinsèque, et l’interprétation seulement noétique, extrinsèque, il y a place pour une lecture intermédiaire qui sauve la vérité des positions extrêmes.

a) Une approche psycho-éthique

Il semble que la principale catégorie soit l’imitation. Saint Grégoire de Nysse corrèle clairement cette métamorphose, ce changement de nature et l’imitation :

 

« Regarde la vie des hommes impurs et luxurieux : issue d’un vrai bourbier marécageux et, par son imitation de la manière de vivre des bêtes, ne demeurant à proprement ni dans une nature ni dans l’autre, étant humaine par la nature et devenue animale par les passions, elle présente une forme amphibie et ambiguë [14] ».

1’) Nature de l’imitation

On dit que l’homme se transforme parce qu’il acquiert une forme autre que sa forme humaine. Or, le semblable se définit comme l’unité au sein de la quatrième espèce de qualité, la forme ou figure. C’est donc parce qu’il existe des similitudes entre l’homme et les autres êtres qu’on pourra dire que l’homme se change en eux. Or, il est plus facile d’imiter ce qui nous est proche ; or, l’animal est la créature non raisonnable la plus proche de l’homme ; voilà pourquoi les comparaisons les plus nombreuses sont animalières.

Cette transformation concerne d’abord l’agir : notre opération rappelle celle des non-humains, notamment des bêtes. On peut se nourrir des mêmes choses. Jean Scot Erigène commente la parole de saint Jean : « Celui qui a cinq pains d’orge » (Jn 6,9), en montrant que ces cinq pains représentent la Loi mosaïque ; or, cette loi ancienne s’adresse aux hommes charnels ; or, « l’orge est la nourriture appropriée aux bêtes, non aux hommes » ; voilà pourquoi ces pains sont dits d’orge : car la Torah s’adresse aux hommes charnels [15]. Saint François de Sales montre bien clairement que l’assimilation à la bête, comme à l’ange, se fait par le biais de l’opération et ne touche qu’elle : « Les philosophes anciens ont reconnu qu’il y avait deux sortes d’extases [sortie de soi], dont l’une nous portait au-dessus de nous-mêmes, l’autre nous ravalait au-dessous de nous-mêmes, comme s’ils eussent voulu dire que l’homme était d’une nature moyenne entre les anges et les bêtes [16] ». Dépendante de notre péché, cette transformation dépend de notre responsabilité.

Mais le changement peut aussi finir par rejaillir sur l’être, en l’occurrence sur la figure : ce n’est pas seulement notre comportement, mais notre apparence qui, progressivement, se modèle sur celle d’autre qu’humain.

L’analogie peut être de proportion ou de proportionnalité. Dans le premier cas, la similitude est intrinsèque. Dans le second cas, elle est extrinsèque. Par exemple, lorsqu’il est affirmé que l’enfant prodigue mange « les caroubes » des porcs (Lc 15,16), l’analogie est de proportion. lorsque saint Basile compare les passions à des fauves : « C’est même une foule immense de bêtes sauvages que tu portes en toi [17] », l’analogie est de proportionnalité : les passions sont à leur nombre (foisonnant) comme les bêtes sauvages à leur multitude. Même image chez Erasme :

 

« Lie ce Protée logé en toi de liens résistants, tandis qu’‘il se métamorphose en toutes sortes de formes prodigieuses, en feu, en un horrible bête sauvage, en fleuve qui s’épanche’, jusqu’à ce qu’il soit revenu à son aspect originel. Or, qu’y a-t-il qui ressemble autant à Protée que les passions des insensés et leurs désirs [18] ? »

2’) Le chemin, le mode de l’imitation

Certaines voies sont extrinsèques.

Le personnage imité n’a parfois aucune consistance réelle, donc relation réelle avec l’homme. C’est ainsi que la littérature chrétienne n’hésite pas à faire appel à des personnages totalement imaginaires, soit en leur existence, comme Orphée ou la magicienne Circé, soit même en leur essence, comme le dieu Apollon, ou demi-dieu Hercule. « Devenir une bête du troupeau en cédant aux appels de la Circé totalitaire [19] ! » Mais l’impact rhétorique, le surinvestissement affectif de certaines images subvient au manque de ressemblance : ainsi l’image du rhinocéros.

Il faut aussi souligner l’effet pédagogique. L’homme ne se connaît que par autre que lui ; or, l’animal est autre que lui ; donc il peut être chemin de connaissance.

Psychologiquement, on sait aussi que la projection hors de soi est clarifiante ; de même, l’hypostasie, l’identification en êtres distincts de ce qui est mêlé en nous une œuvre grandement clarificatrice. Or, les animaux se prêtent à ce travail d’identification, d’autant que l’efficace d’une connaissance interne est de prendre l’inconscient tangentiellement et non pas frontalement. C’est ainsi que, dans son poème De planctu Naturæ, Alain de Lille met en scène deux personnages, raison et sensualité ; or, cette dernière est symbolisée par des animaux [20].

Certaines voies sont intrinsèques. Elles expliquent autrement mieux la transformation de l’agir.

La cause profonde de l’assimilation, saint Augustin l’a assigné : c’est l’amour. En effet, par l’amour, nous nous assimilons à l’objet aimé : telle est sa doctrine constante : « Chacun est tel qu’est sa dilection. Tu aimes la terre ? Tu seras terre. Tu aimes Dieu ? Que dirai-je ? Tu seras Dieu ? Je n’ose le dire moi-même. Écoutons les Écritures : ‘J’ai dit : vous êtes dieux, et tous les fils du Très-Haut’ [21] » Une longue lignée de penseurs chrétiens reprendra cette puissante idée : « On devient ce qu’on aime – écrit Érasme – ; si donc on aime les Lettres divines, on est emporté en Dieu et, devenu passif de son action, on est transfiguré en Lui [22] ». On le voit : la formule a perdu en vigueur, mais elle a gagné en précision [23]. Angélius Silésius renvoie lui-même à saint Augustin : « Homme, en ce que tu aimes, tu es transformé : / Si tu aimes Dieu, tu deviens Dieu ; terre, si tu aimes la terre [24] ».

Derrière l’amour, il y a bien entendu la capacité cognitive qui me fait devenir l’autre en tant qu’autre. Or, cet autre peut aussi être une réalité mauvaise. Il ne faudrait toutefois pas naïvement confondre devenir intentionnel et devenir réel, ontologique. Il n’y a ici qu’assimilation régionalisée. En revanche, la volonté conduit l’homme en son intégralité ; aussi ses orientations sont-elles bonifiantes ou non. Or, l’acte de la volonté est l’amour et c’est lui qui se rend semblable à l’objet, autrement dit se l’assimile. Voilà pourquoi l’amour est la cause de l’assimilation.

Il y a une condition anthropologique à cette transformation : la mise en veilleuse de notre partie proprement humaine, rationnelle. La Bible l’exprime sur le mode imagé du sommeil, donc de la mise en sommeil ; elle assoupit la raison ; or, que demeure en l’homme, lorsque la raison est hors-jeu, sinon les passions ? C’est ainsi qu’Alain de Lille explique que la « métamorphose » par laquelle l’homme devient un « homme-bête » (homo-pecus) est le sommeil. En effet, dit-il, triple est le sommeil : « le premier vient d’au-delà (supra) de l’homme [tel est le cas de la torpeur génésiaque fondant sur Adam ou Abraham et qui, pour ce dernier, est l’occasion de songe] ; le second est selon l’homme ; le troisième, est inférieur à l’homme. Le premier est miraculeux, le second, imaginaire, le troisième monstrueux. Par le premier, l’homme devient Dieu, par le second esprit, par le troisième animal [25] ». Précisément, ce troisième est le sommeil par lequel la raison s’endort ; or, son rôle est de contenir l’affectivité ; donc, ce sommeil permet de déchaîner la sensualité dont on a vu qu’elle est semblable aux bêtes fauves. De même, dans le passage déjà cité, saint François de Sales explique l’extase bestiale par une suspension de ce qui est proprement humain, la raison : « Les hommes brutaux […] perdent tout à fait l’usage et l’attention de la raison […] parce que leur misérable âme, pour sentir plus entièrement l’objet brutal, se divertit des opérations spirituelles pour s’enfoncer et convertir du tout aux bestiales et brutales [26] ».

Par ailleurs, les Pères insistent pour affirmer que la transformation n’est pas immédiate mais progressive. En effet, on distingue deux sortes de changement : les mouvements qui sont continus et progressifs et les générations par lesquels un être change de nature, mais la nature ne supporte pas le plus ou moins, donc le changement est instantané ; or, toute transformation est mouvement. Saint Syméon le Nouveau Théologien le dit : « Mes passions grandissent et reprennent vie en moi [27] ».

3’) Les divers êtres imités

Les comparaisons valent pour tous les êtres autres que l’homme : non raisonnables, mais aussi angéliques, voire l’Être divin.

– les minéraux : les insensés, dit S. Clément d’Alexandrie, « sont pierre et bois ; plus insensible même que la pierre est l’homme plongé dans l’erreur [28] ».

– les végétaux : « D’autres, fortement attachés comme des algues aux rochers de la mer [29] ».

– les animaux : faut-il encore illustrer ? « L’impudique est un âne libidineux, l’avare est un loup, l’imposteur un serpent [30] ». Ou : « La colère est un petit fauve quand elle aboie dans ton cœur […] La ruse qui se tapit dans une âme perfide n’est-elle pas plus farouche que l’ours des cavernes ? L’individu aux invectives mordantes n’est-il pas un scorpion ? Celui qui, dans l’ombre, se jette dans la vengeance n’est-il pas plus dangereux qu’une vipère ? Et l’ambitieux n’est-il pas un loup ravisseur ? […] Celui qui a la passion des femmes n’est-il pas un cheval en furie [31]? » Certains ont cherché à associer systématiquement un animal à chaque péché capital. Par exemple, Pierre de Bovelles dans son Livre des sept vices assimile l’orgueilleux à l’aigle, le luxurieux à l’ours, le glouton au porc, l’envieux au lion, etc. [32]

Le choix d’une de ces trois analogies ne me semble pas anodin. Les animaux sont doués d’une vitalité, d’une impulsivité plurielle ; en revanche, le végétal et à plus forte raison le minéral s’inscrivent dans un temps plus long qui confine à l’immobilité. Or, si les péchés capitaux de gourmandise, colère, luxure, etc. ont la dispersion des passions, l’acédie, en revanche, est le dégoût d’agir, l’absence de réactivité. Voilà pourquoi l’acédique Bernanos (« mon péché, c’est l’à quoi-bon ») privilégie le registre plus végétal de la métaphore. De même, Péguy dans la Note conjointe, compare l’homme qui s’approche de la mort éternelle à du « bois mort » [33].

Plus encore, cet étagement inversé, c’est-à-dire cette descente qui va du monde animal au monde minéral, en passant par le monde végétal, une vertu pédagogique : comme si Dieu nous donnait à voir ainsi les effets de plus en plus néfastes de notre péché ? Celui-ci n’est pas qu’un éloignement éthique, opératif, il est aussi un éloignement ontologique. La chute ne se limite pas à la seule descente sous la nature humaine. Charles de Bovelles a décrit une telle chute : le luxurieux tombe au rang des animaux, le gourmand à celui de la plante et l’acédique celui du minéral [34]. Il est frappant de voir que chez les grands poètes spirituels que sont Dante, Bernanos ou Claudel, le péché pétrifie : c’est là son dernier stade. Bref, l’homme suivrait une loi d’ontogenèse inversée par son péché.

– les démons : selon Pierre le Mangeur, dans un étrange sermon synodal, la chute des prélats dans l’animalité ne dit pas assez leur péché : il faut les assimiler à Lucifer ou à l’Antéchrist eux-mêmes [35] ! Plus récemment : « En un mot, le vieux Roger Chillingworth était une preuve évidente de la faculté qu’a l’homme de se transformer en diable si pendant assez longtemps il joue un rôle de diable [36] ». Mais, en fait, le démon est lui-même compris à partir de métaphores empruntées au monde inférieur à l’homme : de la bête au minéral, Dante réussissant à génialement unifier les différentes figures. Un exemple parmi beaucoup : commentant un tableau de Peter Huys, du musée de Bruxelles, Claudel écrit dans son Journal : « Monstres qui ne sont plus que des mâchoires dévorantes au sein de l’abîme [37] ! »

– les anges : à partir de maintenant, le changement s’opère en positif. « Par le moyen d’une vie bien conduite, tu peux accéder à la dignité des anges [38] ».

Dieu : nous l’avons vu à plusieurs reprises. Commentant la parole du Psaume : « J’ai dit : vous êtes des dieux, tous vous êtes les fils du Très-Haut » (Ps 81,6), saint Clément d’Alexandrie disait : l’homme « en qui demeure la beauté de la Parole devient lui-même beau, semblable à Dieu ; ou il devient Dieu, car Dieu le veut ainsi : Dieu en l’homme et l’homme en Dieu [39] ».

Les causes de comparaison : il est hors de question d’établir des correspondances systématiques.

b) Une approche ontologique

Mais il faut creuser davantage : pourquoi l’homme est-il ainsi capable d’une telle imitation ? A quoi tient cette propriété unique ? L’imitation n’aurait-elle pas un fondement plus ontologique ? Il y a, dans l’usage de la métaphore notamment animale plus que la comparaison classique avec le héros antique. En effet, celui-ci n’a jamais existé, l’animal, lui, demeure en sommeil en nous.

On connaît la réponse philosophique : l’ouverture à tous les possibles. Nous sommes un raccourci d’univers, un minor mundus, et encore plus, puisque nous exprimons en propre quelque chose de Dieu. Pomponazzi part de l’argument selon lequel l’homme peut devenir toutes choses ; c’est donc que toutes les natures se trouvent en lui. « De là vient que lorsqu’elle exerce les œuvres analogues à celles des Intelligences l’âme humaine est dite se transformer en Dieu, tandis que lorsqu’elle accomplit les actes des bêtes elle est dite se transformer en bêtes […]. Car il n’y a rien dans le monde qui, par quelque propriété, ne puisse convenir à l’homme ; d’où l’appellation de microcosme qu’on lui a justement donnée [40] ». Mais cette plasticité, ne nous y trompons pas est celle de la liberté. Luther pouvait dire que la volonté humaine est une bête de somme, tantôt montée par Dieu et tantôt par le diable [41].

Mais certaines réponses théologiques convergent, voire permettent de faire avancer l’hypothèse, sans demander de lourds présupposés ontologiques aujourd’hui suspectés. Ces réponses se fondent sur la création, la chute ou la christologie :

1’) La création

L’homme est fait à l’image de Dieu, nous dit la Genèse (Gn 1,26). S’il est à l’image de Dieu ne pourrait-il pas être aussi à l’image de l’animal ? En effet, à l’image de Dieu, l’homme est donc à l’image d’autre que lui ; or, l’animal est moins différent de l’homme que Dieu ; donc, a fortiori, l’homme peut-il être à l’image de l’animal. De sorte qu’il n’est pas rare que l’on décrive un chemin allant de Dieu à la bête : « Ce qui a cessé d’être à la ressemblance de Dieu, c’est-à-dire ton péché, est puni […] de sorte que, par l’effet de la malice, cessant d’être ce que tu étais d’homme tu deviens mulet […]. Et tu es condamné en cela que tu t’es changé toi-même, pour devenir, d’homme que tu étais, serpent, mulet, cheval, renard [42] ». Autre exemple, au Moyen Age : par le péché, dit Gérard Groote (1340-1384), l’image de Dieu « est écrasée conte terre, l’homme perd la ressemblance et devient animal, charnel [43] ». Aujourd’hui, un Berdiaev peut dire que le sens de l’histoire se résume progressivement au choix entre la « divino-humanité » et la « bestialo-humanité [44] ».

Bref, il semble que dans une certaine représentation de l’homme après la chute, il n’est pas tant un composé de corps et d’esprit que d’animal et d’angélique, voire de démoniaque et d’angélique.

2’) La chute

Par le péché des origines, l’homme a perdu la ressemblance avec Dieu ; or, que demeure-t-il en l’homme, lorsque Dieu ne l’anime plus, sinon la bête ; c’est donc que l’homme se transforme en bête.

Il est aussi possible de reprendre les catégories de Paul sur l’homme psychique et l’homme spirituel. Là encore, la symétrie et le choix obligatoire favorise l’image d’un homme dénué de nature : « Dieu a insufflé à l’homme un souffle de vie, le faisant ‘spirituel’, écrit Dostoïevski à V. A. Alexiev. Mais par le péché l’homme peut retourner à la condition ‘bestiale’ qu’il tient de son origine terrestre [45] ».

3’) La christologie

L’hymne aux Philippiens dit que le Fils qui était « en forme de Dieu » a pris « forme d’esclave » ; or, il y a moins de distance entre la forme humaine et la forme animale ; donc, l’homme peut ainsi se transformer en animal [46].

Or, ce changement de forme est transféré au chrétien. Saint Paul ne dit-il pas : « Ce n’est plus moi qui vis, c’est le Christ qui vit en moi » (Ga 2,20) ?

4) Conclusion

La loi d’ontogenèse inversée n’invite-t-elle pas à une lecture symbolique du cosmos ?

Par ailleurs, que l’homme soit protée, polype, caméléon, néoténique, etc., dit assurément quelque chose de son indétermination, ainsi que le mythe d’Épiméthée nous le rappelle. Mais cette interprétation en creux est insuffisante : cette plasticité atteste une intériorisation de la puissance. Loin d’être réduite à l’acte, celle-ci est mise à disposition, sous la forme d’une puissance active, d’une ressource.

Enfin, ces profondes possibilités d’« animalisation » de notre agir – qui peuvent retentir jusque dans notre être, par exemple, notre configuration physique – ne s’éclairent-elles pas seulement à la lumière de la Révélation biblique ? En effet, que notre modèle soit ailleurs (Dieu) accroît l’écart entre notre être actuel et notre achèvement ; or, la racine de toute défaillance (humaine, mais aussi angélique) s’enracine dans la distance entre la mesure et le mesuré.

Pascal Ide

[1] Cf. Pascal Ide, « L’homme et l’animal. Une différence sans indifférence », Liberté politique. Le nouvel âge écologique, 20 (juillet-août 2002), p. 73-99 ; « L’homme et l’animal. Une altérité corporelle significative », François-Xavier Putallaz et Bernard N. Schumacher (éds.), L’humain et la personne, Colloque de l’Université de Fribourg (Suisse), 7-9 novembre 2007, Paris, Le Cerf, 2009, p. 281-299

[2] Cf. Id., « Le tout est dans la partie. La loi holographique comme contrepoint à l’émergence », colloque sur l’émergence, ICES, 2019, à paraître.

[3] François Bovon, De vocatione gentium. Histoire de l’interprétation d’Ac 10-11 dans les six premiers siècles, Tübingen, J. C. B. Mohr, 1967.

[4] Henri Crouzel, Théologie de l’image chez Origène, coll. « Théologie » n° 34, Paris, Montaigne, 1956, p. 197.

[5] Un exemple parmi beaucoup : « Ceux qui repoussent le conseil de l’Esprit pour s’asservir aux plaisirs de la chair, vivre contrairement à la raison et se livrer sans frein à leurs convoitises, ceux-là, qui n’ont aucune inspiration du divin esprit, mais vivent à la façon des porcs et des chiens, l’Apôtre les nomme à bon droit ‘charnels’ » (Saint Irénée de Lyon, Adversus Hæreses, L. V, 8, 2, p. 589) ; « Il est des gens pour se rouler, à la manière des vers de terre, dans la boue et la fange, c’est-à-dire dans le flot du plaisir, et se repaître des voluptés insensées et vaines : espèces d’hommes-pourceaux. » (Saint Clément d’Alexandrie, Protreptique, ch. 10, 92, 4, trad. Claude Mondésert, coll. « Sources chrétiennes » n° 2, Paris, Le Cerf, 1944, p. 160)

[6] Stromates, L. VII, ch. 16, PG 9, 532b, trad. Patrick Descourtieux, coll. « Sources chrétiennes » n° 446, Paris, Le Cerf, 1999.

[7] Pour un exposé d’ordre historique alimenté par un nombre impressionnant de références, cf. Henri de Lubac, Pic de la Mirandole. Études et discussion, Paris, Aubier-Montaigne, 1974, 2ème partie, ch. 4-7, p. 184-227.

[8] Pensées diverses II – Fragment n° 33 / 37, éd. Lafuma 664, Sellier 545.

[9] Restif de la Bretone, cité par Gérard de Nerval, Les Illuminés, « Les confidences de Nicole », éd. Aristide Marie, Paris, Champion, 1929, p. 264-265.

[10] La Cité de Dieu, L. XIV, ch. 13.

[11] In convivium, Or. 7, ch. 12, cité par Raymond Marcel, Marsile Ficin, coll. « Les classiques de l’humanisme », Paris, Les Belles Lettres, 1958, p. 256.

[12] Eusèbe d’Emèse, De la nature de l’homme, ch. 1, PG 40, 511.

[13] S. Augustin, Enarrationes in Psalmos, 70, s. 2, 7.

[14] Grégoire de Nysse, Contemplation sur la vie de Moïse ou Traité de la perfection en matière de vertu., n. 70, trad. Jean Daniélou, coll. « Sources chrétiennes » n° 1, Paris, Le Cerf, 1943, p. 147.

[15] Jean Scot Erigène, In Johannem, fr. 3, cap. 6, PL 122, 341c.

[16] Saint François de Sales, Traité de l’amour de Dieu, L. I, ch. 10, éd. André Ravier, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », Paris, Gallimard, 1969, p. 381.

[17] Saint Basile de Césarée, Sur l’origine de l’homme, homélie 1, n. 19, trad. Alexis Smets et M. Van Esbroeck, coll. « Sources chrétiennes » n° 160, Paris, Le Cerf, 1970, p. 216.

[18] Erasme, Enchiridion, trad. André-Jean Festugière, Paris, Vrin, 1971, p. 120-121. Citant Virgile, Géorgiques, L. 4, v. 406-409.

[19] Gustave Thibon, Notre regad qui manque à la lumière, Paris, Fayard, 1970, p. 41.

[20] PL 210, 443 c et 465 a.

[21] Saint Augustin, In 1am Johannis, tr. 2, n. 14, trad. Paul Agaësse, coll. « Sources chrétiennes » n° 75, Paris, Le Cerf, 1961, p. 180.

[22] Opera, tome 5, 180 F.

[23] Cela est encore plus clair dans un autre passage où Erasme est passé de cette audacieuse identification à une corrélation par le biais du lieu, sans doute à cause de la prégnance de la métaphore de la dialectique ascendante de Platon : « Par un effort mesuré, tâche de grandir et de prospérer dans le Christ ; et en embrassant cette règle avec diligence, ne va pas ramper sur la terre avec les bêtes immondes, mais, faisant toujours effort avec les ailes qui d’après Platon croissent sur les âmes par la chaleur de l’amour, élève-toi du corps à l’esprit, du monde visible à l’invisible, de la lettre au mystère, des choses sensibles aux intelligibles, et des choses composées aux simples, en utilisant pour ainsi dire les degrés de l’échelle de Jacob » (Canon 5, vers la fin, Opera, tome 5, 38-39, traduit dans Charles Béné, Influence de saint Augustin sur l’humanisme d’Érasme, coll. « Travaux d’humanisme et renaissance » n° 103, Genève, Droz, 1969, p. 173-174).

[24] Angélius Silésius, Pélerin chérubinique, L. 5, 200. Cf. L. 4, 70, etc.

[25] Alain de Lille, De arte prædicandi, sermon 48, Ad somnolentes, PL 210, 195-196.

[26] Saint François de Sales, Traité de l’amour de Dieu, L. I, ch. 10, p. 383.

[27] Saint Syméon le Nouveau Théologien, Hymne 12, v. 66, in Hymnes, 3 tomes, vol. 1, trad. Paul Paramelle et Louis Neyrand, coll. « Sources chrétiennes » n° 156, Paris, Le Cerf, 1969, p. 247.

[28] Saint Clément d’Alexandrie, Protreptique, ch. 1, 4, 1-3, p. 56-57.

[29] Id., Protreptique, ch. 10, 92, 4, p. 153.

[30] Id., Stromates, L. IV, ch. 3, PG 8, 1225a.

[31] Saint Basile de Césarée, Sur l’origine de l’homme, p. 216-221.

[32] Cf. Maurice de Gandillac, « Lefèvre d’Étaples et Charles de Bouelles, lecteurs de Nicolas de Cues »,  L’humanisme français au début de la Renaissance, Paris, Vrin, 1973, p. 155-171, ici p. 166.

[33]

[34] Cf. Charles de Bovelles, De sapiente, préf. et ch. 1, éd. Raymond Kibansky, cité par Ernst Cassirer, Individu et cosmos, trad. Pierre Quillet, Paris, Minuit, 1983, p. 301-305 de l’édition allemande (Darmstadt, 1963).

[35] Sermo synodicus, 47, « Ad sacerdotes et praelatos », PL 198, 1836-1838.

[36] Nathaniel Hawthorne, La lettre écarlate, trad. Marie Canavaggia, Paris, Confluences, 1946, p. 221.

[37] Paul Claudel, 20 juin 1933, Journal, éd. Jacques Petit et François Varillon, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », Paris, Gallimard, tome 2, 1969, p. 900-901.

[38] Saint Basile de Césarée, Homelia in illud : Attende tibi, n. 6, PG 31, 212.

[39] Saint Clément d’Alexandrie, Pédagogue, L. 3, ch. 1, 5.

[40] Pietro Pomponazzi, De immortalitate animæ, ch. 14, éd. Bologne, 1516, p. 122-123.

[41] Du serf arbitre, in Œuvres, trad. Denis de Rougemont, Genève, Labor, tome 5, 1959, p. 53.

[42] S. Ambroise de Milan, In Psalmos 118, 10, 11, 2, CSEL, 62, 210.

[43] Cité par Georgette Epinay-Burgard, Gérard Groote et les débuts de la dévotion moderne, Wiesbaden, éd. Franz Steiner, 1970, p. 139.

[44] Cf. Olivier Clément, Questions sur l’homme, Paris, Stock, 1972, p. 32.

[45] Correspondance, éd. russe, tome 3, lettre 550.

[46] Cf. Thomas de Citeaux, In Cantica, l. 4, PL 248cd.

5.6.2020
 

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