Job, l’homme en proie au malheur insensé

Le combat avec Dieu est si peu contraire à l’expérience biblique de Dieu, qu’on le rencontre à plusieurs reprises : notamment dans l’épisode de la lutte de Jacob contre l’ange (cf. Gn 32,23-33) ; et à la mesure d’un livre entier, dans le livre de Job. Les interprétations du livre de Job pourraient se répartir entre deux pôles : une vision plus positive [1] et plus négative [2]. Nous adhérons davantage à la première perspective.

1) L’attitude de Job

a) La détresse de Job

Nous connaissons l’histoire : Job est un homme béni de Dieu, à la fois riche, comblé dans ses femmes et ses enfants, heureux et craignant Dieu (c’est en effet un païen et non un Juif). Or, jaloux, le Satan demande à Dieu de le dépouiller et de lui faire connaître le malheur : « Étends la main et touche à ses biens ; je te jure qu’il te maudira en face ! » (1,11) Voire, « Étends la main et touche à ses os et à sa chair ; je te jure qu’il te maudira en face ! » (2,5). Avec fulgurance, le malheur frappe Job qui perd toutes ses richesses (troupeaux, maison), puis ses enfants, enfin, est affligé d’un ulcère malin qui couvre tout son corps « depuis la plante des pieds jusqu’au sommet de la tête » (2,7). Or, cette audience et cette requête célestes, Job n’en sait rien. Il ne sait qu’une seule chose : la soudaineté d’une infortune qui fond sur lui sans raison. Comment réagit-il ? Après sept jours et sept nuits de silence, il éclate.

b) Le cri de souffrance

Tout d’abord, il pousse un cri. Il se répand en lamentations, sans critiquer qui que ce soit, de manière anonyme : « Périsse le jour qui me fit naître ! […] Pourquoi ne suis-je pas mort dès le sein, n’ai-je péri aussitôt enfanté ? » (3,3.11) Il nomme sa souffrance, celle de son corps : « Vermine et croûtes terreuses couvrent ma chair, ma peau se gerce et suppure » (7,5). Celle de son âme : il explicite son état intérieur : « Ni tranquillité ni paix pour moi et mes tourments chassent le repos » (3,26).

c) Le questionnement

Job ne se contente pas de crier, il interroge, il demande pourquoi. Or, là, le destinataire sort de l’impersonnalité : il s’agit de Dieu. Il interroge : « Pourquoi m’as-tu pris pour cible ? » (7,20) « Pourquoi caches-tu ta face ? » (13,24) Il dit son incompréhension : après la belle attitude de pitié que lui, Job, a éprouvé pour le pauvre, « j’espérais le bonheur, et le malheur est venu » (30,26). On entend résonner ce cri si souvent entendu : « Mais qu’est-ce que j’ai fait au Bon Dieu pour mériter d’être ainsi accablé ? » Cette demande est d’ailleurs autant quête de cause que recherche le sens :

Est-ce à dire que Job soit totalement innocent ? Déjà les Proverbes, avant les modernes, savent que, souvent, la peine est la conséquence d’une faute : on récolte ce que l’on a semé. Le problème est ailleurs : quand bien même Job aurait sa part de responsabilité, le malheur demeure en excès par rapport au mal éventuellement commis. Ce « mal consistant dans un déséquilibre des fautes et des châtiments [3] ». Avec Ricœur : « Comment est-il possible qu’un homme entièrement juste [et l’on pourrait ajouter : et sage] soit si totalement souffrant [4] ? »

d) La plainte vis-à-vis de Dieu

Parmi les réponses à ce questionnement, il y a celle de la responsabilité de Dieu. Un cri résume l’attitude de Job : « Si ce n’est pas lui, qui donc alors ? » 9,24). Job ne craint donc pas de reporter sur Dieu la cause de son malheur. « Pourquoi donne-t-il à un malheureux la lumière, la vie à ceux qui ont l’amertume à l’âme ? » (3,20). Or, ce « il » désigne Dieu, mais sur le mode de la distance, voire du reproche et même de l’accusation. « Je crie vers toi et tu ne me réponds pas. Je me présente et tu restes distrait. Tu es devenu cruel à mon égard » (30,20-21).

Job généralise : Dieu « fait périr de même justes et coupables » (9,22). Non seulement, Dieu laisse faire le mal, mais il « ne prête pas attention à la prière » (24,12), « il ne trouve pas à répondre une fois sur mille » (9,3).

e) La plainte à Dieu

N’est-il pas déplacé que la Bible mette en scène un homme qui se plaint, voire se révolte contre Dieu ? La Bible est le grand livre de la révélation de Dieu ; nulle place en elle pour la révolte athée.

Un point doit être souligné : si Job se plaint de Dieu, il se plaint de Dieu à Dieu. Le livre de Job n’est pas un Contra Deum, mais un Ad Deum. Le malheur ne conduit Job ni à un athéisme, qu’il soit théorique (j’affirme que Dieu n’existe pas) ou pratique (je vis comme si Dieu n’existait pas), ni à une révolte blasphématoire maudissant Dieu. En effet, celui-ci ne cesse de maintenir le lien : « Il peut me tuer : je n’ai d’autre espoir que de justifier devant lui ma conduite » (13,15). La lamentation passe donc de la plainte autoréférentielle, repliée sur elle du début à un cri tourné vers Dieu. Dit autrement, la parole de Job est adressée. Une expression très originale, en hébreu comme en français, le dit admirablement : « mon œil pleure vers Dieu » (16,20). Job n’est pas un victimaire, un grincheux scrogneugneu, mais un homme en souffrance qui cherche à échapper de ses ténèbres. Plus encore, un brave, ainsi que Dieu le dit, du milieu de la tempête : « Ceins tes reins comme un brave » (40,7).

De plus, la plainte de Job n’est pas victimaire, car il sait d’abord honorer ce que Dieu fait de bon. Son cri s’inscrit sur fond de gratitude : « Si nous acceptons le bonheur comme un don de Dieu, comment ne pas accepter de même le malheur ! » (2,10) « Nu je suis sorti du ventre de ma mère, nu j’y retournerai. Le Seigneur a donné, le Seigneur a repris. Que le nom du Seigneur soit béni » (1,21). Cette formule paraît trop symétriser le bien et le mal, comme si Dieu voulait autant l’un que l’autre ; en fait, en plaçant le bien en premier, elle introduit un ordre et sort du manichéisme – tout en dramatisant le mal. La gratitude de Job  est donc plus ancienne, plus primordiale que son accusation [5].

2) La réponse de Dieu

Dieu ne demeure pas silencieux, il répond. Déjà, le simple fait de sa réponse confirme l’analyse précédente : Dieu accueille cette parole, il l’accepte. Il est frappant qu’un Elie Wiesel dont on a vu qu’il récusait la possibilité d’un pardon pour des fautes comme la shoah, se refuse aussi à rapporter la réponse de Dieu dans un ouvrage qui se veut pourtant une réécriture du livre de Job [6]. Il bâillonne Dieu qui demeure ainsi le coupable au moins de son silence.

Ensuite, Dieu répond en brossant un tableau de la création. Cette réponse paraît hors sujet : en effet, Job s’interroge sur le sens du mal injuste ; or, Dieu ne parle pas de ce sujet, il ne se défend pas de l’accusation d’injustice. En fait, Dieu ne répond-il pas à cette objection, mais à un autre niveau de profondeur ? Car les premières questions de Job concernait la création, le sens de la vie, de la naissance, de l’être au monde ; or, Dieu aborde ces questions pour en révéler l’inconcevabilité, l’inaccessibilité : « Où étais-tu quand je fondais la terre ? » (38,4). De fait, Job est un sage, fait partie de la longue lignée des sages.

Enfin, en répondant, Dieu réfute l’accusation portée par Job d’un Dieu silencieux et indifférent. Ainsi, en rapportant l’accusation de Job, la Bible paraît dire que celle-ci, quoiqu’injuste, est préférable au silence : l’essentiel est que l’on continue à parler à Dieu. Ce que Dieu ne supporte pas, c’est notre repli sur nous ou l’accusation injuste de l’autre homme.

3) La réponse de Job

Le discours de Dieu répond-il aux demandes de Job (indépendamment de la fin heureuse où il reçoit le double de ce qu’il a perdu) ?

Tout d’abord, il reconnaît avoir parlé à la légère et opte pour le silence (40,4-5). Puis, il répond au fond de son attitude en reconnaissant ses limites à l’égard de Dieu et de ses œuvres (42,2-6). Or, ce deuxième moment desserre les lèvres et renoue le dialogue. Certes, comme Socrate, Job avoue : « je sais que je ne sais pas » (42,2-3), mais il continue aussitôt, affirmant en quelque sorte : « Fais-moi savoir » (42,4). Une telle familiarité n’est plus païenne mais biblique.

Enfin, Job dit avoir été consolé : « Je suis consolé sur la poussière et la cendre » (42,6). De fait, si l’on en croit les règles de discernement de première semaine de saint Ignace, la consolation se caractérise par un accroissement de la vie théologale [7] ; or, Job s’adresse à Dieu dans la foi, il intercède pour ses amis et toute prière est un acte d’espérance autant que de charité.

4) Confirmation a contrario

La contre-figure de Job est Caïn. Celui-ci est en colère contre Dieu. On traduit habituellement l’interpellation divine : « Pourquoi es-tu irrité ? ». En fait, Dieu emploie un langage imagé, décrivant le symptôme pour dire la cause : « Pourquoi cela te brûle ? Pourquoi ton visage est-il affaissé ? » (Gn 4,6). Quoi qu’il en soit, Dieu parle à Caïn et lui montre qu’il est prêt à entendre sa colère. Malheureusement, Caïn ne répond pas. L’on connaît la suite…

Pire que la colère accusatrice est la colère censurée, la rupture de dialogue. Car elle se retourne tôt ou tard contre l’homme. Dans le silence des mots se réveille la souffrance des maux. On le sait dans les familles : « Beaucoup d’enfants mettent en maux les silences des parents », dit Jacques Salomé qui parle de la « loyauté invincible » de ces enfants qui révèlent ainsi la vérité aux parents. Cela ne signifie pas forcément qu’ils sont coupables, responsables, mais qu’ils sont cause, souvent involontaires ; en revanche, leur responsabilité est de déchiffrer les signes et de prendre les moyens pour aller mieux. Ne pas se replier sur soi, mais aller vers l’autre et raconter son malheur. Pour s’en sortir, sans accuser l’autre de ne pas nous sauver.

5) Conclusion

Ce n’est pas le lieu d’affronter le mystère redoutable de la souffrance. Contentons-nous de constater que la Bible héberge donc les questions si légitimes, que l’homme se pose à l’égard du malheur qui l’accable. Elle décrit l’attitude, riche de sens et universelle, de l’homme en proie au malheur parfois insensé. Mais, se refusant à la révolte qui peut conduire à l’athéisme, elle donne la parole à Dieu : notamment dans le livre de Job. Un jour, Dieu lui-même sera cette Parole, jusqu’à être crucifié par le mal par excellence, le péché. Verbum Crucis.

Pascal Ide

[1] Cf., par exemple, Françoise Mies, L’espérance de Job, coll. « Bibliotheca Ephemeridum Theologicarum Lovaniensium » n° 193, Leuven-Paris, Peeters, University Press, 2006 ; Id., « Se plaindre de Dieu avec Job », Études, octobre 2009, p. 353-364)

[2] Cf., par exemple, Dominique Barthélémy, Dieu et son image. Ébauche d’une théologie biblique, coll. « Foi vivante » n° 148, Paris, Le Cerf, 1990, chap. 1 : « Dieu méconnu par le vieil homme : Job », p. 19-33. L’exégète dominicain présente Job comme un païen qui accuse Dieu, parce qu’il en a une vision déformée, ignorante notamment de la doctrine de la chute originelle

[3] Emmanuel Kant, « Sur l’insuccès de tous les essais de théodicée », Pensées successives d’Emmanuel Kant sur la théodicée et la religion, trad. Paul Festugière, coll. « Bibliothèque des textes philosophiques », Paris, Vrin, 41972, p. 197.

[4] Paul Ricœur, Philosophie de la volonté. 2. Finitude et culpabilité, coll. « Philosophie de l’esprit », Paris, Aubier-Montaigne, 1960, 21988, p. 449.

[5] Cf. Sören Kierkegaard, « Le Seigneur a donné, le Seigneur a ôté, que le nom du Seigneur soit béni », Œuvres complètes, éd. Paul-Henri Tisseau et Else-Marie Jacquet-Tisseau, Paris, Orante, tome 6, 1979, p. 103-116.

[6] Cf. Élie Wiesel, Un Juif d’aujourd’hui. Récits, essais, dialogues, Paris, Seuil, 1977, p. 205-249.

[7] Cf. Saint Ignace de Loyola, Exercices spirituels, n. 316.

12.12.2022
 

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