Épître aux Romains 12,1-2 : un résumé de la vie chrétienne

« Je vous exhorte donc, frères, par la tendresse de Dieu, à lui présenter vos corps en sacrifice vivant, saint, capable de plaire à Dieu : c’est là, pour vous, la juste manière de lui rendre un culte spirituel. Ne prenez pas pour modèle le monde présent, mais transformez-vous en renouvelant votre façon de penser pour discerner quelle est la volonté de Dieu : ce qui est bon, ce qui est capable de lui plaire, ce qui est parfait » (Rm 12,1-2. Traduction liturgique).

 

Cette brève étude cherchera à montrer que ce passage-clé sur lequel tourne toute l’épître aux Romains, est à la fois le fondement de toute la morale chrétienne et une illustration de la dynamique ternaire du don [1].

1) Les difficultés

Les apories soulevées par le texte sont de deux ordres :

a) Difficultés globales

Tout d’abord, ce texte se présente, dit-on, comme l’ouverture de la seconde partie de l’épître aux Romains, la section parénétique (Rm 12,1-15,13). Elle fait suite à la première partie, qui est dogmatique ou kérygmatique (Rm 1,16-11,36). Elle est donc disposée comme une « charnière [2] ». Or, ces deux versets ne comportent pas de contenu moral propre, de conseils éthiques mais sont plutôt d’ordre spirituel.

Par ailleurs, d’un côté, ce texte se veut en continuité avec le début de l’article. C’est ce que suggère la préposition oun, « donc ». Or, de l’autre, on ne peut que noter la rupture entre les deux parties : Jean-Noël Aletti s’étonnait de ce que le thème, central, de la justification, dans la première partie, n’apparaisse jamais dans la seconde, sous la figure, par exemple, de la justice.

b) Difficultés localisées

On en soulignera notamment deux. D’abord, Paul parle d’offrir ses « corps » (somata) (v. 1) ; or, il s’agit plutôt d’offrir toute sa personne. D’ailleurs, après (v. 2), il parle du sacrifice « rationnel » (logikè) et d’un acte de discernement (dokimadzein : « discerner »), qui sont autant d’actes spirituels.

Ensuite, l’Apôtre utilise l’expression justement fameuse de logikè latréia (v. 2), qui, littéralement, se traduit par « culte rationnel » ou « raisonnable » ; or, le culte relève de l’ordre suprationnel, surnaturel ; donc, l’expression semble au minimum oxymorique, au maximum incohérente ou du moins incompréhensible.

c) Énigme

Pourquoi Paul présente-t-il deux séries en gradation de trois adjectifs, ces deux séries étant presque symétriques : « vivant, saint, agréable à Dieu » (v. 1) ; « bonne, agréable et parfaite » (v. 2) ? Une chose est de constater, une autre d’expliquer.

2) Le plan

Ces deux versets sont joints par la conjonction de coordination kai, « et » qui présente une dynamique d’explicitation. De plus, le premier verset est à l’indicatif mais commence par un verbe d’exhortation, alors que le second présente deux impératifs, le premier précédé d’une négation. Il semble donc que l’ordre des deux versets soit le suivant [3] :

– Verset 1 : présentation générale du nouveau culte.

– Verset 2 : explicitation particulière de ce culte : sur mode négatif de prohibition ou d’interdit (éviter le mal) et sur mode d’exhortation, de précepte positif (accomplir le bien)

3) Analyse du verset 1

Cette analyse cherchera aussi à répondre aux difficultés ; elle partira même de celles-ci pour éclairer le texte et en tirer les leçons spirituelles

a) L’articulation « donc »

Bien que ce terme soit second, il est plus cohérent, plus logique, et pas seulement en français, de l’étudier en premier.

Le terme grec oun signifie une connexion, précisément une relation d’application, de prolongement. En effet, l’action suit la contemplation, le bien agi par la volonté suit le vrai vu et cru par l’intelligence, comme la donation suit la réception. Un pasteur doit toujours aussi être un docteur.

Pour autant, cette relation de conséquence n’est pas analytique mais synthétique, c’est-à-dire non déductive. Sortir de l’illusion selon laquelle la pastorale se déduit de la dogmatique.

Il faut ici affronter l’objection d’Aletti, ou du moins sa question : si les deux parties sont si intimement unies, pourquoi le thème central de la première partie manque-t-il à la seconde ?

Une hypothèse que fait Christophe Rimbault est que le sens romain et grec de la « justice » était faussé : ; or, Paul ne voulait pas créer d’ambiguïtés. Voilà pourquoi il va lui préférer la vraie conséquence de la justification qui est l’amour. J’ajoute : En effet, et nous rencontrons déjà ici toute la dynamique du don, la justification est don gratuit de Dieu, donc le don aimant de Dieu en nos cœurs ; or, comment l’homme répond-il à l’amour de Dieu, sinon en aimant ? Voilà pourquoi Rm 12 commence par un acte d’offrande qui répond à l’offrande divine de la justification.

b) L’acte initial : « Je vous exhorte »

Cette seconde section de l’épître aux Romains s’ouvre sur le verbe grec parakalein. Celui-ci est souvent traduit par « exhorter ». Il importe de lui redonner toute la richesse de sens qu’il a en grec : il s’agit d’une sollicitation autorisée mais en même temps aimable, qui à la fois demande (c’est le propre de l’autorité) et encourage (c’est le propre de l’amour) [4]. Le terme joint donc une double logique, plus paternelle et plus maternelle.

c) L’autorité de l’exhortation : « Au nom de la miséricorde de Dieu »

Cette autorité est introduite par la préposition dia », qui signifie « par », la motivation, la cause qui motive. Di Marco propose quatre interprétations possibles.

Quoi qu’il en soit, le point intéressant à souligner est que Paul parle ne parle pas en son nom propre. Pourtant, il a l’autorité, qui n’est pas mince, d’être Apôtre. Il fait appel ici à plus grand que lui, à l’autorité de Dieu. Mais le texte dit plus que la soumission à l’autorité. En effet, Dieu est invoqué au nom de sa miséricorde, est considéré dans sa bonté. Or, Paul est le premier à avoir bénéficié de la miséricorde divine : l’ancien persécuteur n’oublie jamais d’où il vient, non pour s’en culpabiliser, mais en rendre grâces et se rappeler que tout est don [5]. Avant d’être le sujet de l’exhortation, il est lui-même l’objet de ce sur quoi il exhorte…

Ce constat confirme que le mouvement général est bien celui de l’amour : de l’amour de Dieu à l’amour de l’homme. En effet, il est significatif que Paul emploie non pas un singulier, mais un pluriel : oiktiromôn, « les compassions ». Or, il a parlé, précédemment, dans les chap. 1 à 11, de la miséricorde effectuée par Dieu non seulement aux Juifs mais aussi aux païens. Ne doit-on pas voir, comme divers auteurs, passés [6] et actuels [7], une mention faite à l’œuvre de salut opérée par Dieu ?

Quelle leçon ! Nous pouvons, comme prêtres, nous fonder sur notre autorité et la transformer en pouvoir. Ce serait oublier que, nous, les premiers, avons besoin d’être soumis à Dieu, de tout recevoir de Dieu. Plus encore, cette autorité est elle-même reçue, comme le disait Jésus à Pilate, qui, malheureusement, a oublié l’exhortation.

d) L’objet de l’exhortation : l’offrande des corps

1’) L’objet premier est l’offrande

Paul exhorte à ce que les fidèles s’offrent en culte spirituel à Dieu. En effet, cet enseignement est déjà présent dans le chap. 6 de l’épître (v. 12-13, 16, 19) où il est dit à la fois que les chrétiens sont invités à s’offrir et que le sacrifice concerne les « membres », c’est-à-dire le corps : « offrez-vous à Dieu comme les vivants revenus de la mort et faites de vos membres des armes de justice au service de Dieu » (v. 12) ; « si vous avez jadis offert vos membres comme esclaves à l’impureté et au désordre de manière à vous désordonner, offrez-les de même aujourd’hui à la justice pour vous sanctifier » (v. 19).

Il est précisé qu’il s’agit d’offrir « en sacrifice » (thusian). Ce terme signifie deux types de gestes différents : celui par lequel le Christ offre sa propre vie à Dieu (cf. Ep 5,2 ; He 10,12) ; celui par lequel le fidèle se donne à Dieu et à ses frères (cf. Ph 2,17 ; 4,18 ; He 13,15-16 ; 1 P 2,4-10). Rm 12,1 qui s’adresse aux croyants relève de ce second sens. Toutefois, avec une originalité. Dans les textes du second groupe qui ont été cités, thusia s’accompagne toujours de gestes relevant du service fraternel, par exemple de communion, de bienfaisance. Tel n’est pas le cas ici : le geste d’offrande du corps ne suppose pas un acte de solidarité ; ici, Paul souligne seulement l’offrande de son corps, c’est-à-dire de sa vie.

La conséquence concrète en est qu’ici est souligné le seul don de soi à Dieu. Parfois, nous sommes tentés de nous donner aux autres, dans le service ; mais nous oublions que l’essentiel, ce qui est premier est d’abord l’offrande de notre personne ; c’est de ce geste vertical que tous les gestes horizontaux doivent découler, dont ils prennent sens et où ils puisent leur fécondité.

2’) L’objet second est « les corps »
a’) Le sens de corps

Comment comprendre le sens de ta sômata ? De prime abord, nous l’identifions à une partie de la personne, le corps contre-distingué de l’âme. D’où la difficulté soulevée ci-dessus. Mais, autant dans le contexte du fond biblique des Septantes et du monde grec classique que dans celui des épîtres pauliniennes, le terme sôma signifie non pas une partie de la personne mais la totalité : il désigne « l’être humain vivant, la personne dans son individualité indivise et accomplie [8]».

La difficulté demeure toutefois. Paul avait d’autres possibilités pour exprimer la personne. Pourquoi avoir fait appel au terme « corps » ? En fait, l’emploi de ce terme souligne le caractère corporel de la personne ; or, par le corps, l’homme est présent au monde, non seulement y est visible, mais y agit, se nourrit, souffre, aime et meurt [9]. D’un mot, le corps est ce qui incarne l’homme dans le quotidien et dans l’épaisseur du temps. Il est donc ainsi signifié que le don de soi est appelé à se vivre et, plus encore, à se déployer dans la trame quotidienne.

Peut-être trouve-t-on ici une réponse à cette question-objection si délicate : que signifie se donner, puisque le « soi » qui se donne doit être distinct du « soi » qui donne ? En effet, la réponse, concrète, vitale, est que le « soi » est appelé à se donner de plus en plus, ce que signifie donc le texte de Paul. Lisons le commentaire de S. Jean Chrysostome. Le grand prédicateur d’Antioche, devenu archevêque de Constantinople a fait une homélie sur le sens du « culte rationnel », montrant qu’il doit se comprendre comme l’exercice de la part de l’homme d’une authentique fonction sacerdotale ; le texte est aussi intéressant car il prend en compte qu’il s’agit d’une offrande du corps : « Qu’est-ce donc que le culte rationnel ? Le service spirituel, la conduite de la vie modelée sur le Christ. En effet, comme celui qui accomplit le service dans la maison de Dieu et exerce les fonctions sacerdotales, chiunque egli sia, s’humilie et alors devient une personne plus ragguardevole, ainsi faut-il que nous aussi, en chaque aspect de notre vie, nous nous trouvions dans la disposition de rendre un culte et de sacrifier. Ceci se produira si, tous les jours, tu offriras les sacrifices et seras prêtre de ton propre corps et de cette vertu qui est conforme à ton âme : par exemple, quand tu présentes comme offrande la chasteté, l’aumône, la douceur et le support de l’adversité. Faisant ces choses, tu offres le culte rationnel [10]».

b’) Confirmation : l’évolution du mot « corps » au sein de l’épître aux Romains

Au sein de la Lettre, le sens du même terme « corps » évolue. En 1,24, il est parlé du corps de l’homme païen qui est avili par les impuretés de son cœur coupé de Dieu. Plus loin, ce diagnostic s’étend au corps de tout homme pécheur, païen ou juif : « ce corps de péché « (6,6) ; « Malheureux homme que je suis ! Qui me délivrera de ce corps qui me voue à la mort ? » (7,24) En un second temps, il est parlé de l’offrande que Jésus fait, sur la Croix, de son propre corps : « vous avez été mis à mort à l’égard de la loi par le corps du Christ » (7,4). Enfin, le salut que le Christ a accompli en son corps physique, c’est pour son Corps (mystique) qu’est l’Église, par son Esprit : « si l’Esprit de celui qui a ressuscité Jésus d’entre les morts habite en vous, celui qui a ressuscité le Christ Jésus d’entre les morts donnera aussi la vie à vos corps mortels par son Esprit qui habite en vous » (8,11). Précisément, double est l’action du Christ sur le corps : négative, « pour que fût détruit ce corps de péché » (6,6 ; cf. 8,10) ; positive, que les corps vivent (cf. le passage de 8,11 qui vient d’être vu). Il ne s’agit donc pas, contrairement à ce que certaines expressions de Paul pourraient laisser croire, de détruire le corps, mais de le purifier, de le délivrer du péché : « Que le péché ne règne donc plus dans votre corps mortel » (6,12). Afin, ultimement, de l’offre à Dieu, ce qui est le sens de la formule de Rm 12,1.

c’) Le pluriel

Ajoutons enfin que l’expression est au pluriel. Voilà encore un point d’incompréhension : le corps est par excellence le lieu de l’individualité, de l’incarnation. Or, comment peut-on offrir à la place de l’autre ? Notre individualisme y répugne considérablement. Paul ignore cette mentalité et, comme bien souvent, il souligne la dimension communautaire. Précisément, ici, la communauté est rien moins que l’Église [11]. Cela signifie donc que toute offrande personnelle ne prend sens qu’en relation avec le sacrifice de toute l’Église. Paul voit toujours dans le fidèle non pas d’abord un individu atomisé mais un membre du corps de l’Église. N’est-ce pas ce que nous célébrons à la messe, dont tant de paroles sont collectives ?

3’) La jonction des deux objets : l’offrande des corps

Le corps dont il vient d’être question est la matière propre de l’offrande. Or, contrairement à ce qu’on pourrait croire, cette idée d’un sacrifice de son propre corps à Dieu est nouvelle dans le cadre de la Bible [12]. En effet, dans la LXX, sôma n’est jamais mis en relation avec les sacrifices, sauf dans un texte, Gn 15,11 ; encore ce texte ne parle-t-il que des sacrifices d’animaux. Quant à l’offrande de son propre corps comme geste sacrificiel, on la trouve dans le NT seulement dans He 10,5.10 et 1 P 2,24a.25a.

Cette conjonction originale ne s’expliquerait-elle pas par référence au Christ immolé et eucharistié ? En effet, le terme sôma est lié au sacrifice seulement dans deux textes, Col 1,22 et Ep 2,15-16 ; or, il y est parlé du corps du Christ sacrifié sur la Croix pour la réconciliation des hommes avec Dieu. Et ce même mot est présent dans les quatre formules eucharistiques : « ceci est mon corps pour vous » (1 Co 11,24 ; cf. Mt 26,26 ; Mc 14,22 ; Lc 22,19). Le regard de Paul comprend donc le sacrifice personnel du chrétien dans le prolongement et la participation au sacrifice du Christ sur la Croix, célébré dans l’Eucharistie. Heinrich Schlier est convaincu qu’il existe un lien très profond entre le don de soi, l’offrande corporelle du croyant, celle du Christ sur la Croix et celle de la Sainte Cène [13].

Lisons un texte de S. Pierre Chrysologue, évêque de Ravenne qui a consacré deux sermons à Rm 12,1-2. Vous allez aussi entendre la grande rhétorique romaine : « Ô ministère inouï du pontife chrétien, où l’homme est pour soi et la victime et le prêtre, dans lequel l’homme ne cherche pas en dehors de soi ce qu’il sacrifiera à Dieu, dans lequel l’homme porte avec soi et en soi même aussi ce qu’il sacrifiera à Dieu pour son propre avantage […]. Sois donc, ô homme, sois donc sacrifice et prêtre de Dieu […]. Dieu cherche la foi, non la mort ; il a soif de la prière, non du sang ; il se plaît dans le vouloir, non dans le meurtre [14]».

e) Caractéristiques de l’offrande

Paul attribue trois qualités au sacrifice : « vivant, saint et agréable à Dieu ». Il s’agit d’un participant présent et de deux adjectifs. Ils présentent une figure rhétorique connue : il s’agit d’un crescendo ou climax [15]. Il ne s’agit donc pas tant de donner un sens vraiment différencié que de comprendre que ces attributs dessinent un mouvement.

De nouveau, nous sommes ainsi invités à inscrire notre offrande de nous-même dans le temps. Mais il est ajouté un point important dans cette donation progressive : doubler la mise. Ici, la répétition n’est pas la routine, l’habitude, mais le fruit de la vertu.

Origène propose une lecture trinitaire de ces trois adjectifs : « Paul supplie les croyants dans le Christ à présenter leurs corps ‘en victime vivante, sainte, agréable à Dieu’. Il dit vivante la victime parce qu’elle porte en elle la vie, c’est-à-dire le Christ, et dit : ‘Nous portons la mort de Jésus dans notre corps, afin que la vie de Jésus Christ se manifeste aussi dans notre corps’. Il dit sainte parce qu’il y habite l’Esprit saint, selon ce qu’il a dit dans un autre passage : ‘Vous ne savez peut-être pas que vous êtes le temple de Dieu et que l’Esprit de Dieu habite en vous ?’ ; agréable à Dieu en tant qu’elle est séparée du péché et des vices [16]».

f) Le résultat : le culte « logikè »

Pour Paul, l’offrande de ses propres corps en sacrifice aboutit à et constitue la logikè latreia. Nous rencontrons ici la seconde formule délicate [17]. Comment entendre l’adjectif, en tant qu’il est attribué à ce substantif ?

1’) Latreia

Le mot, comme le verbe correspondant, latreuein, signifie le service liturgique rendu à Dieu dans le grec de la LXX. On notera toutefois que Paul élargit le texte et fait de la vie même de l’Apôtre une nouvelle manière de rendre un culte à Dieu, jusque dans l’adresse de l’épître aux Romains : « Dieu m’est témoin, à qui je rends un culte spirituel en annonçant l’Évangile de son Fils » (Rm 1,9 ; cf. Ph 3,3 ; 2 Tm 1,3 ; Ac 27,23).

Cet élargissement de la signification fait sens pour nous : l’offrande n’est pas seulement réservée au temps, au moment de la liturgie. Le prêtre est appelé à s’offrir à Dieu à tout moment et en toutes circonstances.

2’) Logikè

De multiples sens sont possibles, liés à toutes les nuances du terme logos et donc l’adjectif construit sur lui, logikè. Il semble que deux sens se détachent : « rationnel » ou « raisonnable » et « spirituel » [18].

a’) « Rationnel »

La difficulté s’interrogeait sur la contradiction à joindre ce qui relève du rationnel et ce qui relève du transcendant, surnaturel, révélé (le culte à Dieu) ? Comment entendre le sens « rationnel » ? Pour Paul, le culte païen des idoles est profondément irrationnel, contraire à la raison. C’est ce qu’il ressort de l’analyse de Rm 1,18-32. Or, le chrétien s’offre à Dieu même qui détruit les idoles. Par conséquent, une telle offrande est conforme à la nature de l’homme, donc est rationnel. D’ailleurs, l’homme raisonnable, l’homme de raison, surtout ces derniers siècles, ne cherche-t-il pas la liberté ? Or, seul Dieu, le culte rendu à Dieu libère de l’aliénation aux idoles ?

Déjà ce sens donne à penser : la foi non seulement n’est pas contraire à la raison, mais libère, purifie (Benoît XVI) la raison.

b’) « Spirituel »

Mais le culte est aussi spirituel. Cet adjectif permet de préciser deux points :

Tout d’abord, spirituel vient de l’Esprit. Cela signifie donc que le culte est aussi et d’abord inspiré par l’Esprit, surnaturel. Et par le Logos : ici, celui-ci signifie la Parole de l’Évangile [19].

Ensuite, spirituel s’oppose à corporel. Cela ne vient pas contredire ce qui a été dit plus haut sur l’offrande des corps, mais préciser qu’il n’est pas d’abord question de sacrifice physique.

Là encore, de nouveau se trouve souligné l’importance de l’offrande quotidienne dans l’existence chrétienne. Il est d’ailleurs intéressant de constater que l’on trouve la même idée développée dans la Prima Pietri à propos du sacerdoce nouveau : « Vous-mêmes, comme pierres vivantes, prêtez-vous à l’édification d’un édifice spirituel, pour un sacerdoce saint, en vue d’offrir des sacrifices spirituels, agréables à Dieu par Jésus-Christ » (1 P 2,5). Certains exégètes particulièrement autorisés comme le Père Vannoye ont vu dans cette commune signification l’indice que les premières communautés chrétiennes partageaient de plus en plus la conviction que la vie cultuelle présentait un sens non pas seulement rituel mais spirituel et existentiel [20]. Quelle leçon pour nous : qu’il nous faut intérioriser ce que nous célébrons.

4) Analyse du verset 2

Le texte est plus aisé ; il requerra moins d’explications.

a) Le terme d’articulation : « et »

Le kai peut être interprété de deux manières. Soit le sens est explicatif : le kai sert ici à clarifier, à exposer [21]. Soit le sens est intensif : le kai sert ici non pas à clarifier, mais à intensifier le sens et aussi à montrer les conséquences, de sorte qu’il y aurait comme une relation de cause à effet. Il faudrait donc lire en quelque sorte : « offrir vos corps a donc comme conséquences que vous ne devez pas vous conformer… » [22]

b) Le précepte négatif

1’) Action : « Ne vous modelez pas »

Il est intéressant de se pencher sur le terme grec synschèmatidzesthe. Si on le translittérait, il faudrait dire : « Ne vous synschématisez pas ». On discerne dans le mot la racine schéma. Cela signifie donc : « N’adoptez pas le même schéma ». Or, en grec, cela signifie « la forme externe perceptible aux sens [23]». De plus, il existe un texte néotestamentaire utilisant ce verbe, et dans le même sens : « ne vous modelez [suschèmatidzomenoi] pas sur les convoitises d’autrefois » (1 P 1,14). Et deux autres textes, dans le NT, qui utilisent le substantif : « car elle passe la figure de ce monde », littéralement « le schéma de ce monde » (1 Co 7,31) ; dans l’hymne aux Philippiens : « quant à son aspect [schèmati], trouvé comme un homme » (Ph 2,7) ; Par conséquent, le verbe signifie la figure du temps présent, avec ses comportements propres.

Notamment, il serait erroné de traduire ce verbe par « ne vous conformez pas », car il s’y discerne le substantif « forme » ; or, morphè se distingue de schèma, ainsi que nous allons maintenant le constater.

2’) Objet : « …sur l’ère de ce temps »

Littéralement aion, c’est l’éon, que l’on traduit souvent par « ère » ou « monde ». En fait, l’Écriture (et la littérature apocalyptique) distingue deux sortes d’éons : l’éon actuel et l’éon futur, eschatologique, celui de la gloire. Dès lors, l’opposition des deux éons recouvrent celle du schèma et de la morphè : le schéma, la figure de ce monde passe afin qu’advienne la forme qui seule demeure [24]. Ici, le sens est le monde de ce temps. Et, pour l’Écriture, il comporte tout son poids de compromissions avec l’éon futur, avec ce qui n’est pas la volonté de Dieu dont il va être parlé dans un instant.

c) Le précepte positif

1’) Action : « Soyez transformés »

Le précepte positif utilise le verbe métamorphouste, littéralement « métamorphoser » où se discerne le substantif morphè ; si l’on fait appel à la racine latine qui est le décalque de la morphè grecque, le verbe se traduit : « transformer » Le texte oppose donc bien schéma à morphè. Cette opposition se retrouve dans l’hymne aux Philippiens qui oppose, très précisément, les deux formes (morphè), de Dieu et de l’esclave. L’on pourrait donc dire que, s’il faut renoncer aux schémas du monde, il faut en revanche revêtir la forme même du Christ.

En fait, l’opposition ne porte pas seulement sur la différence schèma-morphè, mais aussi sur les préfixes des deux verbes : sun (avec schèma) d’un côté et méta (avec morphè) de l’autre ; or, si le premier entraîne une passivité, le second entraîne une élévation (et une activité) ? Un indice en est que Ph 3,21 emploie le verbe métaschézatizô pour exprimer le changement final opéré par le Christ ; c’est donc que, au moins ici, le préfixe est plus important que le substantif… n’absolutistons donc pas les termes dont l’opposition demeure toutefois suggestive.

Les conséquences concrètes sont nombreuses mais elle se résume toute en la conversion : surtout, il s’agit donc de renoncer aux modes du monde, aux sirènes du siècle, pour être informé par le Christ. Quelle est la forme, l’âme, le principe d’unité de notre vie ? Il s’agit du mouvement même du Christ. L’on voit aussi que l’enjeu est entitatif, ontologique : il y va rien moins que de notre être, de notre peau.

Par ailleurs, le verbe est au passif. Il est donc juste de traduire : « Laissez-vous transformer ». Précisément, il s’agit d’un passif divin : la formule verbale signifie donc que la transformation est l’œuvre même de Dieu.

Application : la conversion est l’œuvre de Dieu en nous. Laissons-le faire. Arrêtons de contrôler. Consentons au changement de conducteur.

2’) « par le renouvellement »

Le terme grec utilisé est le substantif anakainôsis. Or, les occurrences du mot ou du verbe correspondant (anakainoô, « je renouvelle ») sont liés au renouvellement offert par le baptême reçu (cf. 2 Co 4,16 ; Col 3,10 ; Tt 3,5 ; He 6,6). Il est donc de nouveau confirmé et que ce renouvellement est ontologique, et qu’il est le fruit de la grâce de Dieu, non de je ne sais quel effort stoïcien.

3’) Objet du renouvellement : le « nous »

Paul parle du nous. Parmi les différents sens de ce terme (intention, raison, esprit, conscience, intelligence, décision) qui est aussi polysémique que logos, il semble qu’il veut dire « la capacité naturelle de jugement moral  [25] ». C’est ce que montrent les textes parallèles Ep 4,17 et Col 2,18, qui présentent un certain nombre de points communs avec le nôtre.

Le nous renvoie à l’esprit de l’homme. Le renouvellement, la métamorphose touche donc notre intériorité la plus intime.

4’) Les propriétés de ce renouvellement

Il aurait encore fallu traiter des propriétés de ce renouvellement.

5) Résumé des leçons spirituelles

On se souvient de la phrase fameuse de saint Augustin : « Ideo sacerdos, quia sacrificium [26] ». Pour les Pères, le sacerdoce est intimement lié au sacrifice et vice versa.

Par ailleurs, le texte est rythmé par la dynamique ternaire du don. Un signe en est fourni par l’énigme mentionnée ci-dessus : les séries parallèles de trois adjectifs. Le premier verset qualifie le sacrifice de « vivant, saint, capable de plaire à Dieu ». Et le second traite des critères pour discerner la volonté de Dieu : « ce qui est bon, ce qui est capable de lui plaire, ce qui est parfait ».

Pascal Ide

[1] Nous nous fonderons notamment sur deux études de professeurs de l’Institut Théologique « Saint Thomas » de Messina, publiées dans leur revue. La première est un article d’exégèse : Liborio Di Marco, « L’offerta di sé a Dio, fondamento della morale cristiana. Spunti esegetici su Rm 12,1-2 », Itinerarium, 16 (2008) n° 38, p. 19-30. La seconde est un article de patristique : Emanuele Di Santo, « Il sacrificio spirituale come vertice del nuovo culto cristiano secondo i Padri della Chiesa », Ibid., p. 31-52.

[2] Par exemple Jürg Buchegger parle de « Scharnier » : Erneuerung des Menschen. Exegetische Studien zu Paulus, coll. « Texte und Arbeiten zum neutestamentlichen Zeitalter » n° 40, Tübingen, Francke Attempto Verlag, 2003, p. 148.

[3] Cf., par exemple, l’interprétation de Antonio Pitta, Lettera ai Romani, coll. « I libri biblici. Nuovo Testamento » n° 006, Milano, EMP, 2001, p. 419.

[4] Cf. Heinrich Schlier, « L’essenza dell’esortazione apostolica (Epistola ai Romani, XII,1-2) », Id., Il tempo della Chiesa. Saggi esegetici, trad. Franca Campolonghi et Franco Bolgiani, coll. « Collana di studi religiosi », Bologna, Il Mulino, 1965, p. 119-120.

[5] Cf. saint Pierre Chrysologue, Sermones, PL 52, 499.

[6] Cf., par exemple, Théodoret, Interpretatio Epistulae ad Romanos, PG 82, 185 ; Martin Luther, La lettera ai Romani (1515-1516), coll. « Classici del pensiero cristiano » n° 7, éd. F. Buzzi, Cinisello Balsamo, Ed. Paoline, 1991, p. 631.

[7] Cf. Karl Barth, L’épître aux Romains, trad. Pierre Jundt, Genève, Labor et Fides, 101972, p. 406.

[8] Liborio Di Marco, « L’offerta di sé a Dio… », p. 22. Cite un certain nombre d’exégètes.

[9] Cf. par exemple Ernst Käsemann, Commentary on Romans, London, SCM Press, 1982, p. 327.

[10] Saint Jean Chrysostome, Hom. In Rom., XX, 2, PG 60, col. 597.

[11] Cf. Saint Ambroise, De incarnatione dominicae sacramento, PL 16, 855.

[12] Cf. E. Schweizer, art. « Sôma », GLNT, tome XIII, p. 695-696.

[13] Cf. Heinrich Schlier, « L’essenza dell’esortazione apostolica… », p. 133-134.

[14] Sermones, 108, 4-5 (trad. It., Milano-Roma, Città Nuova, 1997, tome 2, p. 322-325).

[15] Cf. Heinrich Lausberg, Handbook of Literay Rhetoric. À Foudation ofr Literary Study, Leiden-Boston-Köln, Brill, 1998, § 623.

[16] Origène, Comm. in Rom., IX, 1 (italien, trad. Cocchini, Commento alla Lettera ai Romani, Genova, Marietti, tome 2, 1986, p. 92).

[17] Selon M. Palinuro, la compréhension de ce syntagme est l’une des plus difficiles du NT (« Rm 12,1-2 : le radici dell’etica paolina », Rivista biblica, 52 (2004), p. 166).

[18] Cf. F. Zorell, art. « Logikos », Lexicum, 2c ; Kittel, art. « Logikos », GLNT, tome VI, p. 396.

[19] Cf., en ce sens, Delio Ruiz, « La ofrenda de la vida. Estudio exegético y teologico de Rm 12,1-2 », Revue Biblique, XVI (1999) n° 2-3, p. 163.

[20] Cf. Prêtres anciens, prêtres nouveau selon le Nouveau Testament, coll. « Parole de Dieu » n° 20, Paris, Seuil, 1980, p. 302-303.

[21] Cf. par exemple Frédéric Godet, Commentaire sur l’épître aux Romains, Neuchatel, Attinger, 21890, p. 440-441.

[22] Cf. par exemple Jürg Buchegger, Erneuerung des Menschen, p. 150-154.

[23] J. Schneider, art. « Schèma », GLNT, tome XIII, p. 417.

[24] Cf., en ce sens, par exemple, Marie-Joseph Lagrange, Romains, p. 294.

[25] Liborio Di Marco, « L’offerta di sé a Dio… », p. 28.

[26] Confessions, L. X, 43, 69.

5.2.2021
 

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