Cours de Psychologie Chapitre 4 Sigmund Freud et la psychanalyse. 3/6

C) L’évolution interne de la psychanalyse (1914-1923)

1) De multiples raisons

a) Le contexte : la Grande Guerre

La Guerre fut un traumatisme pour tous, Freud compris, d’autant que, comme pour la seconde Guerre mondiale, il ne l’avait pas prévue. En effet, l’un des nombreux paradoxes de la personnalité du père de la psychanalyse est que Freud est autant expert de la mémoire, qu’inexpert en matière d’histoire.

Révélatrice est la confidence que Freud écrit à Lou Andreas-Salomé, l’éternelle optimiste :

 

« Je ne doute pas que l’humanité se remettra de cette guerre-ci, mais je sais avec certitude que moi et mes contemporains ne verrons plus le monde sous un jour heureux. Il est trop laid. Le plus triste dans tout cela, c’est qu’il est exactement tel que nous aurions dû nous représenter les hommes et leur comportement d’après les expériences éveillées par la psychanalyse. C’est à cause de cette position à l’égard des hommes que je n’ai jamais pu me mettre à l’unisson de votre bienheureux optimisme. J’avais conclu dans le secret de mon âme que, puisque nous voyons la culture la plus haute de notre temps si affreusement entachée d’hypocrisie, c’est qu’organiquement nous n’étions pas faits pour cette culture [1] ».

b) L’élaboration d’une métapsychologie

Nous avons évoqué, dans l’introduction, la métapsychologie élaborée par Freud en 1917. Or, ces cinq textes devaient faire partie d’un ensemble plus vaste intitulé Éléments pour une métapsychologie, comportant sept autres textes, dont on a finalement retrouvé un seul texte, dans les archives de Ferenczi en 1983 et qui donc ne fut jamais édité de son vivant : Vue d’ensemble des névroses de transfert [2]. Appliquant à la psychologie la loi biologique de Haeckel selon laquelle l’ontogenèse récapitule la phylogenèse [3], Freud émettait l’hypothèse selon laquelle les stades de l’évolution psychique de l’humanité épousait ceux de l’évolution psychique individuelle. Or, et c’est le point auquel je souhaitais aboutir, Freud se représente cette psychogenèse comme une succession de névroses. Précisément, les trois grandes espèces de névrose que distingue la psychanalyse se succèdent : hystérie d’angoisse, puis hystérie de conversion, enfin névrose obsessionnelle. Ainsi, à l’aube de l’ère glaciaire, l’humanité est dominée par un conflit entre pulsion d’autoconservation et désir de reproduction ; or, un tel conflit génère de l’angoisse. Puis, avec l’apparition du langage et de la culture, la pensée, le mental se trouve surévaluée ; or, c’est ce qui caractérise la névrose obsessionnelle.

Peu importe que cette métapsychologie ressemble furieusement à une métabiologie, pourtant toujours abhorrée – ce qui explique pourquoi Freud a détruit plusieurs manuscrits et finalement refusé que ses conjectures soient publiées –, soulignons seulement la vision profondément pessimiste de l’humanité. C’est ainsi que dans sa synthèse la plus ample de la psychanalyse – série de 28 leçons que Freud décida de donner, la dernière année de son enseignement à l’Hôpital général de Vienne où il exposa les principaux acquis de ce qu’il appelle « une jeune science » et qui reprend autant la Traumdeutung que la Psychopathologie de la vie quotidienne et les Trois essais sur la vie sexuelle –, il réaffirme avec clarté que le premier choix d’objet de l’être humain est nécessairement incestueux : mère ou sœur pour l’homme, mère, père ou frère chez la femme. D’ailleurs, cet ouvrage, aussitôt traduit, connut un succès mondial et foudroyant [4].

c) La fascination pour l’occulte

Freud fait partie de ce que Theodor Adorno appelle « Lumières sombres » [5]. Plusieurs signes l’attestent : sa passion-fascination pour les phénomènes occultes ou paranormaux comme la télépathie ; l’aveu selon lequel il voulait bien se faire « l’avocat du diable sans pour autant se donner au diable [6] » ; la recherche, avec Schopenhauer et Nietzsche, mais aussi avec Diderot et Sade [7], d’un « moi [qui] n’est pas maître en sa demeure » ; au fond, les arguments que nous allons avancer en faveur de la pulsion de mort.

2) La deuxième théorie des pulsions

Alors que, entre 1900 et 1915, il avait développé une première théorie de la psyché et de la pulsion libidinale d’ordre sexuel, précisément un dualisme entre pulsion d’autoconservation et pulsion sexuelle, à partir de 1920, jusqu’en 1935, Freud va faire l’hypothèse d’une nouvelle théorie des pulsions qui se répartissent entre pulsion de vie et pulsion de mort. Autant la première est plutôt classique, autant la seconde est originale et pose problème. Ce nouveau dualisme pulsionnel qui est un au-delà du principe de plaisir se fonde sur une attentive prise en compte de la réalité clinique et prétend l’expliquer plus adéquatement que la première théorie pulsionnelle. Il va le développer dans un ouvrage théorique, élaboré entre mars et mai 1919 : Au-delà du principe de plaisir [8]. Voici ce qu’il en dit, en 1926 : « La mort est la compagne de l’amour. Ensemble, ils dirigent le monde. C’est ce qui est dit dans mon livre Au-delà du principe de plaisir [9] ». D’un mot, il affirme qu’en l’homme se trouve présente une pulsion de mort qu’il appelle Tanathos. Plus, cette pulsion peut être plus puissante que la pulsion de vie.

a) Un constat

La première raison est de simple observation. Freud constate de plus en plus que l’humanité, si elle aspire au plaisir, à la vie, au bonheur, voire à la vertu, aspire tout autant et plus, au mal, c’est-à-dire à la jouissance du mal : sous la forme de la douleur ou du malheur ; du simple besoin d’éprouver de la souffrance jusqu’à celui d’anéantir ; qu’il s’agisse du sadisme, c’est-à-dire la cruauté contre l’autre, mais aussi le masochisme, la haine retournée contre soi, dont Freud pense qu’il est plus puissant que le sadisme [10].

Freud lui-même en a comme fait l’expérience, lorsqu’il écrit, non sans humour, à Pfister : « Les éléments organiques qui, si longtemps, ont tenu bon ensemble, tendent à se séparer. Qui voudrait les contraindre à rester assemblés plus longtemps [11] ? ».

Freud a cru que l’activité désirante, le désir menait ultimement à la mort. Voilà le dernier avatar de l’évolution, l’ultime visage du désir dans la modernité [12].

b) La répétition [13]

Le principal argument en faveur de la pulsion de mort est le suivant. Certains patients demeurent totalement réfractaires à tout traitement ; cela, quel que soit le talent du thérapeute ; davantage encore, plus le patient a recours au traitement, plus il va mal. Ils sont donc voués à une régression et une répétition sans fin de leurs symptômes, pourtant handicapants et douloureux. Or, la vie est l’invention du neuf, de sorte que, son contraire, la mort est enfermement dans le même, dans la compulsion. Par conséquent, certains patients sont manifestement habités par une pulsion de mort.

 

« Certaines personnes donnent en effet l’impression d’être poursuivies par le sort, on dirait qu’il y a quelque chose de démoniaque dans tout ce qui leur arrive […]. L’obsession qui se manifeste en cette occasion ne diffère guère de celle qui pousse le névrotique à reproduire les événements et la situation affective de son enfance […]. C’est ainsi qu’on connaît des personnes dont toutes les relations avec leurs prochains se terminent de la même façon : tantôt ce sont des bienfaiteurs qui se voient, au bout de quelque temps, abandonnés par ceux qu’ils avaient comblés de bienfaits et qui, loin de leur être reconnaissants, se montrent pleins de rancune, pleins de notre ingratitude, comme s’ils s’étaient entendus à faire boire à celui à qui ils devaient tant la coupe d’amertume jusqu’au bout ; tantôt ce sont des hommes dont toutes les amitiés se terminent par la trahison des amis ; d’autres encore passent leur vie à hisser sur un piédestal, soit pour eux-mêmes, soit pour le monde entier, telle ou telle personne pour, aussitôt, renier son autorité, la précipiter de la roche Tarpéienne et la remplacer par une nouvelle idole [14] ».

 

Est-ce le cas du personnage comique joué par Pierre Richard dans La chèvre : il semble attirer sur lui tous les malheurs du monde ? Il en est de même de la fille qu’il doit retrouver et reconduire à son oncle.

c) Preuve par la littérature et la culture

Bien évidemment, Freud ne manque pas de trouver la trace de cette pulsion de mort dans les mythes ancestraux ou les grandes épopées littéraires, qui ne sont elles-mêmes qu’une reprise de ces mythes. Tel est, par exemple, le cas de La Jérusalem délivrée [15] de Torquato Tasso, dit Le Tasse, qui, par son thème et son auteur, s’inscrit dans le sillage de L’Ennéide. Dans le cadre de la première croisade, le héros, Tancrède, part à la conquête de Jérusalem. Or, sur son chemin, il rencontre une blonde guerrière sarrasine, Clorinde. En fait, il l’aime ; de plus, elle est née chrétienne, mais il l’ignore. Pensant qu’elle est un chevalier ennemi, il ne peut que la combattre : ce sera « le combat et la mort », dit-il ; elle réplique : « Tu les auras puisque tu les cherches ». Ils se battent alors en duel une nuit entière, cherchant à détruire l’autre, le blessant de mille blessures. Lorsque l’aube pointe, Clorinde tombe. Elle refuse de lui dire son nom, mais lui demande de la baptiser, tout en lui faisant signe, de la main, qu’elle lui pardonne. Il répond : « Au milieu des tourments et des remords […], je vivrai errant et forcené. L’effroi me poursuivra dans les ténèbres […]. Et j’aurai en horreur et en exécration la face de ce soleil qui m’a révélé mon crime. Je me craindrai moi-même, je voudrai toujours me fuir, et toujours je me retrouverai [16] ». Tancrède enterre sa bien-aimée, puis part dans une forêt d’une « inquiétante étrangeté » où il fend un cyprès ; or, l’âme de Clorinde s’y est réfugiée ; elle se plaint alors du mal que Tancrède lui a infligé. Finalement, il sera sauvé par une autre Sarrasine, Herminie, qui est aussi passionnée d’un amour non partagé pour lui qu’il était éperdument amoureux de Clorinde qui ne l’aimait pas. Enfin, il sera transporté mourant dans Jérusalem délivrée par les chrétiens.

Cette histoire romantique par excellence apparaît à Freud l’illustration par excellence de Thanatos : il y voit l’œuvre de cette pulsion de mort : cette rage de détruire et de se détruire ; ce destin impossible à conjurer ; cette capacité à attirer sur soi les pires malheurs [17]. Ainsi dans son interprétation de La Jérusalem délivrée, on mesure l’évolution de Freud. Autrefois, il n’aurait pas manqué de lire dans ce corps à corps du duel un substitut de l’acte sexuel. Maintenant, il n’y voit plus que le travail destructeur, nihiliste de la pulsion de mort. De plus, Freud aurait dû noter la ressemblance entre ce combat nocturne et celui de Jacob avec l’Ange, qui l’avait pourtant fasciné au point de s’y identifier ; or, à l’époque, elle ne révélait pas la mort à l’œuvre.

d) Preuve par la biologie

Freud tire un argument peut-être encore plus décisif de la biologie (toujours cette pente pour le biologisme, la réduction du psychisme à la physiologie). Il cite les travaux d’un biologiste allemand August Weismann qui propose le modèle génétique suivant [18]. Le vivant est composé de deux parties : le soma, qui sert à la conservation de l’individu, et le germen ou plasma germinatif, qui sert à la conservation de l’espèce. Or, le soma est mortel, alors que le germen est immortel, se propageant d’individu en individu. Interprétant psychologiquement ou plutôt métapsychologiquement ce modèle biologique, Freud affirme donc en l’homme la présence de deux types de pulsions, deux forces élémentaires qui s’affrontent dans le psychisme humain : Éros et Thanatos. Les cellules germinales, douées d’un « narcissisme absolu » cherchent leur persévération dans l’être, leur propagation au détriment même de l’organisme, donc finissent par le tuer. D’ailleurs, Freud voit dans le cancer l’attestation de sa thèse : cette maladie est une prolifération maligne de cellules ; or, celles-ci veulent leur bien, leur perpétuation, indépendamment de celle du corps. [19] Certes, la vie est première, mais il s’agit de la vie de l’espèce, non pas celle de l’individu. Freud interprète donc psychologiquement cette dualité biologique, y voit une analogie avec le psychisme.

e) Réception mitigée

Le monde anglophone accueillit mal l’ouvrage pendant plusieurs années. Par exemple, en 1936, William McDougall dira du concept de pulsion de mort qu’il est « le monstre le plus bizarre de toute la galerie des monstres de Freud [20] ». Plus encore, le fidèle entre les fidèles, Ernest Jones prendra ses distances et, faut-il s’en étonner, expliquera psychologiquement la genèse du concept à partir de la biographie de Freud, Fritz Wittels l’expliquant par la souffrance ressentie à la mort de Sophie [21]. De manière plus générale, l’école américaine résistèrent à cette hypothèse non à cause de son contenu, mais à cause de son absence de fondement empirique.

Inversement, Eitington et Ferenczi acceptèrent cette nouvelle conjecture du maître de Vienne. Melanie Klein et son école, elles, l’accueillirent, mais en distinguant l’aspect clinique de l’interprétation métapsychologique.

En fait, c’est en France que ce texte fut reçu en sa totalité, autant clinique que, il faut bien l’affirmer, philosophique : par Lacan [22], mais aussi, par exemple, par un psychanalyste de stricte observance, Jean Laplanche [23]. Roudinesco semble elle-même mitigée lorsqu’elle affirme que Freud fait « de la pulsion de mort une force muette » dont il ne décèle l’existence « qu’en ayant recours à des interprétations tirées de la littérature, de la réalité sociale ou des comportements individuels. La pulsion de mort ainsi définie était une entité introuvable du point de vue de la biologie : une chimère [24] ».

Toutefois, même en France, la réception n’est pas totale. Il est par exemple significatif que, Didier Anzieu, l’un des meilleurs spécialistes de la pensée de Freud observe que Freud a nourri « une confiance native […] dans le primat des pulsions de vie sur les pulsions de mort » et c’est cela qui « a rendu possible son auto-analyse ». Or, « cette confiance » oppose Freud « à Nietzsche, chez qui l’autodestruction a été, dans sa pensée comme dans sa vie, affirmée comme plus forte. Or Freud passera toujours sous silence ce point de désaccord […], insistant au contraire sur la convergence, d’ailleurs réelle, entre Nietzsche et lui sur la plupart des autres caractéristiques de l’inconscient ». D’où la réflexion très passionnante pour la compréhension de notre temps : « En ce sens notre époque est plus nietzschéenne que freudienne : l’attitude familiale et sociale dominante désormais à l’égard des enfants renforce chez eux comme dans toute notre civilisation les tendances à l’autodestruction [25] ».

Enfin, la réception semble fortement conditionnée par la culture. C’est ainsi que le Japon a aisément accueilli le concept de pulsion de mort, dès que le premier institut de psychanalyse y fut créé à Tokyo, en 1928. Or, le psychologue Yaekichi Yave, de passage à Vienne en 1930, raconta à Freud que la tension de la vie vers la mort fait partie de l’enseignement du bouddhisme classique.

3) La deuxième topique freudienne

Freud adopte donc résolument une autre théorie pulsionnelle. Or, la pulsion est, pour lui, le fond du psychisme. Cette évolution radicale du dualisme pulsionnel ne pouvait pas ne pas s’accompagner d’une mutation radicale dans la compréhension de la psyché, donc d’une révision de la première topique. De fait, dans un article publié en 1923, il va non pas tant lui substituer que lui ajouter une seconde topique : le ça, le moi et le surmoi [26].

Le ça, réservoir pulsionnel, en quelque sorte le pôle positif, fait face au pôle négatif, le surmoi, qui contient tous les interdits, parentaux et autres, introduits par l’éducation : et le moi, pôle neutre, est chargé d’arbitrer les inévitables conflits.

a) Le Ça

Le terme « ça » fut repris par Freud à Georg Groddeck, nouvelle rencontre-coup de foudre à La Haye. En effet, en 1923, le médecin qui fascina Freud au même titre que Fliess, publia un ouvrage fameux : Le livre du ça [27]. Freud s’empara du signifiant « ça », Id en latin et Es en allemand, tout en lui accordant un tout autre signifié. Pour Groddeck, le Es vient de ce que « notre moi se comporte dans la vie d’une façon toute passive et que […] nous sommes ‘vécus’ par des forces inconnues et immaîtrisables [28] ». Ce terme vient du langage spontané. C’est ainsi que nous disons « ça a été plus fort que moi » ; « ça m’est venu comme cela ».

Pour Freud, le « ça » « constitue le pôle pulsionnel de la personnalité », autrement dit (d’un point de vue économique), « le réservoir premier de l’énergie psychique [29] ». Il se distingue et même s’oppose au moi et au surmoi : le ça est ce que le moi refoule au nom du surmoi.

Pour Freud, le ça ne possède pas de structure, mais est un « chaos » : « Il s’emplit d’une énergie venant des pulsions, mais il n’a pas d’organisation, il ne promeut aucune volonté générale [30] ».

b) Le Surmoi

Le terme allemand « Über-Ich » est une invention de Freud, introduite dans le même article de 1923. Il est habituellement traduit « surmoi », parfois en deux mots : « sur-moi » (et par Laforgue dans ses travaux sur ce concept : Superego). Il est souvent défini par sa finalité : « Son rôle est assimilable à celui d’un juge ou d’un censeur à l’égard du moi ». Souvent aussi par sa cause efficiente : « Il se constitue par intériorisation des exigences et des interdits parentaux [31] », au premier rang desquels le complexe d’Œdipe.

Son existence est déduite de l’expérience d’une distinction, voire d’un conflit au sein du moi, ainsi que l’origine du terme (« sur-moi ») le suggère : « Nous voyons comme une partie du moi s’oppose à l’autre, la juge de façon critique et pour ainsi dire la prend pour objet [32] ».

c) Le Moi

Ce dernier terme traduit l’allemand Ich. Il s’agit de l’instance médiatrice de toute la personne entre les « revendications du ça » et les « impératifs du surmoi [33] ». En fait, ce terme a connu une évolution longue et complexe où les auteurs du Vocabulaire de la psychanalyse distinguent pas moins de cinq étapes avant d’accéder au sens qui sera stabilisé par la seconde topique ça-surmoi-moi [34]. Le point essentiel de l’évolution est l’acquisition de la certitude que le moi est en grande partie inconscient, puisqu’il est composé de défenses qui interdisent l’expression du ça : « Nous avons trouvé dans le moi lui-même quelque chose qui aussi est inconscient, qui se comporte exactement comme le refoulé, c’est-à-dire qui produit des effets puissants sans devenir lui-même conscient et qui nécessite, pour être rendu conscient, un travail particulier [35] ».

Une conséquence en est que les deux topiques ne sont pas superposables. En effet, la pulsion, donc le ça, est inconsciente, puisqu’elle est refoulée ; mais le moi l’est aussi.

d) Une connexion des trois instances

L’on connaît la formule fameuse qui résume la conception freudienne de la seconde topique : « Là où était [du] ça, doit advenir [du] moi [wo Es war, soll Ich werden] [36] ». En fait, Freud l’inventera dix ans plus tard. De plus, cet énoncé a connu plusieurs traductions en français [37].

e) Deux illustrations fictionnelles

Que penser du conte futuriste, de la fable utopique construite par H. G. Wells dans La machine à remonter le temps ? Le romancier anglais distingue le peuple des Eloi, blonds êtres vêtus de blanc, non-violents, végétariens, vivant sur la terre des Moloch, terrés dans les profondeurs telluriques, bestiaux et cannibales. En effet, cette vision manichéenne serait sans conséquence, d’un dualisme irénique, si les Moloch ne remontaient pas, régulièrement, à la surface, pour prendre un des Eloi. Alors, le schéma se complexifie. Il apparaît que, comme dans Zardoz, le drame d’anticipation de Jon Boorman (1973), les non-violents sont aussi des sans-passions, des passifs. Dès lors, l’opposition devient celle des apolliniens et des dionysiaques ou du Surmoi et du ça. Mais aussi celle de l’Occident, qui vit la passion jusqu’à la mort, et de l’Orient qui tend vers la mort de la passion.

La seule solution sera dans un troisième terme sortant de la mortelle dialectique, d’un médiateur qui acceptera de descendre sous terre. Et si les Eloi se nourrissaient eux aussi, secrètement, de la substance des Moloch, mais sublimée, comme les Moloch se nourrissent de leur chair ? Et si les Moloch s’ouvraient à la lumière supérieure ?

Pascal Ide

[1] Sigmund Freud, Lettre du 25 novembre 1914, Sigmund Freud et Lou Andreas-Salomé, Correspondance avec Sigmund Freud, suivi de Journal d’une année, 1912-1913, 1966, trad. Lily Jumel, Paris, Gallimard, 1970, p. 29.

[2] Sigmund Freud, Vue d’ensemble des névroses de transfert. Un essai métapsychologique, édition bilingue, trad. Ilse Grubrich-Simitis et Patrick Lacoste, Paris, Gallimard, 1986.

[3] La meilleure étude sur cette influence de Darwin (mais aussi de Lamarck) sur Freud est celle de Lucille B. Ritvo, L’ascendant de Darwin sur Freud, 1990, trad. Patrick Lacoste, Paris, Gallimard, 1992.

[4] Cf. Sigmund Freud, Vue d’ensemble des névroses de transfert.

[5] Sur ce sujet, cf. le chapitre éponyme détaillé de Élisabeth Roudinesco, Sigmund Freud…, 3e partie, chap. 1.

[6] Sigmund Freud, « Au-delà du principe de plaisir », 1920, trad. Jean Laplanche et Jean-Baptiste Pontalis, dans Essais de psychanalyse, Paris, Gallimard, 1981, p. 117-205 : OCF.P, tome 15, p. 273-339.

[7] Freud s’est intéressé à la vie de Sade, mais pas à ses œuvres, comme l’atteste sa bibliothèque. Cf. Élisabeth Roudinesco, La part obscure de nous-mêmes. Une histoire des pervers, Paris, Albin Michel, 2007.

[8] Sur la naissance de ce texte, cf. Ilse Grubrich-Simitis, Freud. Retour aux manuscrits, 1993, trad. René Lainé et Johanna Stute-Cadiot, Paris, p.u.f., 1997, p. 228-239.

[9] Sigmund Freud, « Entretien avec George Sylvester Viereck », 1926, trad. Claude-Noëlle Pickman, Revue de l’association Analyse freudiienne, 13 (autombe 1996), p. 115-127.

[10] Cf. Sigmund Freud, « Pulsion et destin des pulsions », dans OCF.P, tome 13, p. 161-185.

[11] Sigmund Freud, Lettre du 11 octobre 1925, Sigmund Freud et Oskar Pfister, Correspondance, p. 150. Souligné par moi. À noter qu’il mourra seulement 14 ans plus tard !

[12] Cf. Louis Millet, « Désir de Dieu et conversion des désirs », Psychologie et foi, 7 (1989), p. 13-24.

[13] Juan David Nasio, L’inconscient, c’est la répétition !, Paris, Payot, 2012. Selon la En perspective psychanalytique, l’auteur montre le caractère pathologique, mais aussi constructeur, vital de la répétition.

[14] Sigmund Freud, « Au-delà du principe de plaisir », p. 26.

[15] Torquato Tasso, La Gerusalemme liberata, 1581. Freud cite la version italienne ancienne.

[16] Chant xii, trad. Auguste Desplaces, Paris, Charpentier, 1845, p. 198-199.

[17] Cf. Sigmund Freud, « Au-delà du principe de plaisir », p. 27.

[18] Cf. August Weismann, Essais sur l’hérédité et la sélection naturelle, Paris, Reinwald, 1892.

[19] Sigmund Freud, « Au-delà du principe de plaisir », p. 64.

[20] William McDougall, Psycho-analysis and Social Psychology, London, Methuen, 1936, p. 96.

[21] Sigmund Freud, Lettre à Fritz Wittels, 18 décembre 1923, citée par Ernest Jones, La vie et l’œuvre de Sigmund Freud. Tome 3. Les dernières années. 1919-1939, p. 45. Sur l’interprétation de Jones, cf. p. 304-326.

[22] Cf. Jacques Lacan, Le Séminaire. Livre XI. Les quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse (1963-1964), Paris, Flammarion, 1970.

[23] Cf. Jean Laplanche, Vie et mort en psychanalyse, Paris, Flammarion, 1970.

[24] Élisabeth Roudinesco, Sigmund Freud…, p. 281.

[25] Didier Anzieu, L’auto-analyse de Freud…, p. 747.

[26] Cf. Sigmund Freud, « Le moi et le ça », 1923, Essais de psychanalyse, trad. Jean Laplanche, Paris, Payot, 1981, p. 163-218 ; OCF.P., tome 16, p. 255-303.

[27] Georg Groddeck, Das Buch vom Es : Le livre du ça, trad. Lily Jumel, Paris, Gallimard, 1973.

[28] Sigmund Freud, « Le moi et le ça », p. 177.

[29] Jean Laplanche et Jean-Baptiste Pontalis, Art. « Ça », Vocabulaire de la psychanalyse, p. 56.

[30] Sigmund Freud, Nouvelles conférences sur la psychanalyse, trad., Paris, Gallimard, 1936, p. 103.

[31] Jean Laplanche et Jean-Baptiste Pontalis, Art. « Surmoi », Vocabulaire de la psychanalyse, p. 471.

[32] Sigmund Freud, « Deuil et mélancolie », Métapsychologie, trad., Paris, Gallimard, 1952, p. 199.

[33] Jean Laplanche et Jean-Baptiste Pontalis, Art. « Surmoi », Vocabulaire de la psychanalyse, p.

[34] Cf. Ibid., p. 241-255. C’est l’article le plus long du dictionnaire.

[35] Sigmund Freud, « Le moi et le ça », p. 170.

[36] Sigmund Freud, « La décomposition de la personnalité psychique », Nouvelles conférences d’introduction à la psychanalyse, trad. Zeitlin, Paris, Gallimard, 1989, p. 110.

[37] Cf. Jacques Lacan, « La chose freudienne ou le sens d’un retour à Freud en psychanalyse », Écrits, Paris, Seuil, 1966, p.

2.5.2022
 

Comments are closed.