Deux méta-principes d’exégèse johannique

Une lecture théologique du théologien par excellence qu’est le quatrième évangéliste devrait faire appel à deux principes ou plutôt méta-principes.

 

Le premier, bien connu, pourrait être qualifié de sémiologique ou allégorique. Pour saint Jean, c’est-à-dire pour Jésus à l’écoute de qui se met le voyant de Patmos, le matériel (le visible, la lettre, l’apparence ou plutôt l’apparition, c’est-à-dire la révélation, le créé) est signe du spirituel (de l’invisible, de l’esprit, de la profondeur, c’est-à-dire du révélé, de l’Incréé) ; plus encore, il y conduit, par un chemin qui est aussi une pâque, c’est-à-dire une mort à soi-même et une résurrection à la vie divine (cf. Jn 12,24). C’est ainsi que tous doivent emprunter cette « voie », qu’est le Christ (cf. 14,6). Bien entendu, les interlocuteurs de Jésus (Nicodème, etc.), mais aussi les Apôtres et même Marie à Cana [1] que la parole « Quoi entre toi et moi ? » (2,4) invite à dépasser le sens immédiat (la triste absence du vin de noces) pour accéder au sens profond qui est aussi nuptial (les noces du Christ-Époux qui attend ardemment d’épouser l’humanité) [2]. Ce qui montre que la cécité immédiate au sens spirituel n’est en rien pécheresse et que cet exode fait partie du devenir de tout homme.

Le second méta-principe me semble moins souvent formulé (mais je suis peu expert en exégèse !). Symétriquement, je le qualifierai de systémique ou holistique. Pour notre évangéliste qui, là encore, se fait le témoin de celui dont il a longuement ausculté le cœur (13,23), les paroles de Jésus forment un tout (holè, en grec), de sorte que c’est en les rapprochant que le sens peut en jaillir. Un exemple permettra de le comprendre. La liturgie médite actuellement le dialogue, voire la polémique sur le Pain de vie (Jn 6) qui, à l’instar des autres discours, est d’une très haute densité théologique. Comme d’autres discours (cf., par exemple, Jn 14,23), mais ici de manière singulière, Jésus résume son propos dans une phrase abyssale qui invite à une lecture trinitaire de l’Eucharistie : « Comme le Père qui est vivant m’a envoyé, et que moi je vis par le Père, ainsi celui qui me mange, vivra lui aussi par moi » (6,57). En toute rigueur, il faudrait en déduire que Jésus, lui aussi, communie au Père, donc le mange. Mais comment entendre ce propos ? C’est ici qu’il est éclairant de rapprocher cette parole du Christ d’une autre qui l’illumine en la complétant : « Ma nourriture est de faire la volonté de Celui qui m’a envoyé » (4,34) [3]. Ainsi, communier à l’autre, manger l’autre, c’est, au sens spirituel (qui passe par le sens matériel), faire la volonté de l’autre – c’est-à-dire le bien dont l’autre a formulé une demande explicite, de l’ordre du précepte (les commandements que Dieu nous prescrit) ou du conseil (les inspirations que le Père nous envoie par son Esprit) [4]. Notons en passant que cette leçon est de grande portée concrète pour la pratique eucharistique : une fois que j’ai reçu (le fidèle, mais aussi le prêtre) le corps de Jésus, ma première prière devrait être celle même de Jésus entrant en ce monde : « Alors j’ai dit : ‘Voici, je viens […] pour faire, ô Dieu !, ta volonté’ » (He 10,7. Citant Ps 39).

Mais revenons à notre principe systémique ou holographique. Il avait été énoncé de manière générale par Dei verbum parmi les trois critères herméneutiques : « pour découvrir correctement le sens des textes sacrés, il ne faut pas donner une moindre attention au contenu et à l’unité de l’Écriture tout entière [5] ». Mais ici il est appliqué singulièrement au quatrième Évangile, comme si Jésus avait déposé non plus seulement des signes, mais des indices en ordre dispersé (ce qui ne veut surtout pas dire chaotique), pour inviter l’exégète, mais d’abord le croyant, à les rapprocher afin d’en faire jaillir le sens. Ce faisant, l’Esprit qui inspire les Écritures accomplit une loi anthropologique qui est la loi même de l’heuristique : l’invention humaine, qui n’est jamais que subcréation, et donc modification, opère le plus souvent par rapprochement signifiant d’éléments que Dieu, lui, a créés et dont jaillit une lumière inédite. Ce faisant aussi, il invite à mobiliser une ressource aujourd’hui trop atrophiée : la mémoire. D’ailleurs, le premier méta-principe convoquait une autre précieuse capacité (elle aussi, avec l’attention, paralysée par nos multiples prothèses technologiques) : l’imagination.

 

Bien évidemment, ces deux méta-principes ne sont en rien exclusif d’autres, par exemple un méta-principe d’historicité selon lequel l’évangile le plus spirituel (il a toujours exercé une fascination sur les gnostiques) et le plus notionnel (il a toujours aussi fasciné les philosophes) est aussi le plus incarné et le plus concret, et un méta-principe de fractalité selon lequel le tout se reflète dans la partie – ces deux méta-principes corrigeant ce qu’il peut y avoir de trop unilatéral dans les deux premiers méta-principes [6]. Toutefois, les deux méta-principes formulés dans cette brève note présentent une certaine complétude, au moins formelle (je ne parle pas ici du contenu), puisqu’ils se croisent selon les deux axes, synchronique (méta-principe sémiologique) et diachronique (méta-principe holistique).

Quoi qu’il en soit, de même que Jésus nous invite à « travailler aux œuvres de Dieu » (Jn 6,28. Cf. 9,4), de même le fidèle est-il appelé à travailler, par son esprit, mais plus encore en son cœur, à faire jaillir le sens par la mise en œuvre du double méta-principe, sémiologique et systémique. N’est-ce pas ce que Marie faisait sans cesse, elle qui « conservait toutes ces choses, les méditant dans son cœur » (Lc 2,19), littéralement, les « symbolisant [συμβάλλουσα] », c’est-à-dire les rapprochant pour en goûter l’unité féconde ?

Pascal Ide

[1] Seul Jean (le Baptiste), mystérieusement, semble excepté de ce chemin, car il l’a déjà arpenté. En effet, lui et lui seul a vu l’Esprit descendre sur Jésus et l’attester (cf. 1,33-34).

[2] Ce point est développé dans Pascal Ide, « Marie, Mère ou Épouse ? », Gilles Garcia (éd.), Maternité spirituelle et mission de l’Église. Colloque Notre-Dame de Vie, dimanche 27 mars 2022, à paraître.

[3] Soit dit en passant, cette parole fait suite au méta-principe sémiologique, énoncé indirectement dans les deux précédents versets : « J’ai à manger une nourriture que vous ne connaissez pas » Les disciples se disaient donc les uns aux autres : « Quelqu’un lui aurait-il apporté à manger ? » (v. 32-33)

[4] Sans détailler ce point, notons que la manière même dont l’Évangile s’exprime invite à revisiter de fond en comble la définition classique de l’amour comme bienveillance, c’est-à-dire comme volonté de bien : « Aimer, c’est faire le bien de l’autre ». En effet, elle pose deux problèmes majeurs : comment savoir quel est ce bien ? comment savoir que l’aimé veut que l’aimant fasse ce bien ? Une seule réponse : que l’aimé exprime ce bien en un acte de parole. Et cet acte, en sa nature, est une demande ; en son objet, il s’appelle volonté (le bien exprimé par l’aimé, comme dans l’expression : « dernières volontés »).

[5] Concile Œcuménique Vatican II, Constitution dogmatique Dei verbum sur la Révélation divine, 18 novembre 1965, n. 12, § 3.

[6] Nous aboutirions ainsi à quatre méta-principes : sémiologique, holistique, historique et holographique.

2.5.2022
 

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