Le test du chamallow, une riche leçon pour l’éducation

À la fin des années 60, le chercheur et psychologue américain Walter Mischel a conduit ce que l’on appelle le test du chamallow à la célèbre université Stanford, aux États-Unis. Ce test fut, depuis, souvent répété. On en trouve des vidéos sur internet, notamment une en américain, qui a beaucoup de succès [1]. Or, ce test ludique est aussi riche de sens éthique et pédagogique.

1) Le protocole

Le protocole est si simple que tout parent peut l’appliquer à la maison. Comme il y a quelques variantes, revenons à l’expérience telle qu’elle fut programmée par son inventeur. Un petit enfant (4 ans) et ses parents acceptent de participer à cette expérience qui se déroule de la manière suivante. L’expérimentateur (mais ce pourrait être les parents) place un chamallow devant l’enfant, puis, à côté, une petite cloche. Il lui donne alors trois informations : il doit sortir quinze minutes ; si l’enfant ne mange pas le chamallow pendant son absence, il en aura un de plus à son retour ; s’il ne peut pas résister, il lui suffit de sonner la cloche et quelqu’un viendra lui donner l’autorisation de manger celui qu’il a devant lui ; mais, dans ce cas, il n’en aura qu’un seul. Ajoutons que, pour les nécessités de l’expérience, une caméra vidéo filme l’enfant pendant l’absence du chercheur.

Souvent les expériences à domicile adopte un protocole différent : l’enfant peut manger le chamallow tout de suite sans demander l’autorisation et si, au retour, il n’a pas mangé son chamallow alors il aura le droit d’en avoir un autre.

Enfin, à son retour, le professeur Mischel félicite toujours le petit enfant qui a su résister. Nous verrons plus bas l’importance.

2) Résultats immédiats

Les résultats immédiats sont déjà intéressants. Certains enfants mangent le chamallow tout de suite. D’autres résistent, mais finissent par succomber. Enfin, à peu près 30 % des enfants tiennent et obtiennent donc le deuxième chamallow [2].

Il est également intéressant (et très amusant) d’observer les réactions des enfants. Elles sont affectives. La situation est manifestement éprouvante pour tous. L’enfant se tortille, il donne des coups de pieds dans le vide. L’un d’eux touche et remet en faisant une horrible grimace. Lorsqu’après avoir fait diversion (il n’a rien d’autre à faire), l’enfant est rattrapé par l’envie, la « torture » intérieure se redouble.

Les réactions sont aussi comportementales. Ils multiplient les stratégies pour contourner la tentation. Il y a celui qui abandonne tout de suite et dévore sans vergogne. Il y a celui qui transige : il regarde, sent (posant même le nez sur le bonbon), prend entre ses doigts et repose, voire goûte, mais seulement un peu ; l’un d’eux imite le geste de prise ; un autre lèche la table autour du chamallow tant convoité ! Il y a enfin celui qui résiste. Dans ce dernier cas, il semble que la méthode la plus efficace consiste à détourner le regard ou se cacher les yeux avec les mains.

Observons enfin l’attitude de l’enfant qui a résisté lorsqu’arrive l’expérimentateur ou la Maman. Avec quelle gourmandise goulue, l’un d’eux avale les deux chamallows. L’avidité est proportionnelle à la frustration.

Ces observations intéressent aussi les comportements adultes. Le lecteur s’exclura aisément de ces observations pour les appliquer seulement à l’enfant et à son action éducatrice vis-à-vis de celui-ci – ce qui est déjà excellent. Assurément, l’adulte résistera aisément à la tentation du chamallow. Mais il en serait tout autrement pour un objet très désirable, convoité de longue date. Sur mode humoristique, on se souvient que, dans Les anges gardiens, Christian Clavier est soumis à un test similaire [3]. Assis au restaurant face à un Paris-Brest (c’est un gâteau), il est fortement tenté. Après l’avoir dévoré des yeux, après avoir résisté, il passe à l’acte, de surcroît en s’autojustifiant.

3) Résultats sur le long terme

Mais le laboratoire du professeur Mischel ne s’est pas contenté de ces observations déjà riches d’enseignement. Il a suivi pendant près de trente ans (précisément 28 ans) les enfants qui avaient passé ce test à l’âge de 4 ans et évalué leur devenir. Double est le résultat.

Le premier concerne la différence considérable d’évolution sur le long terme. L’enfant qui a su résister à la tentation de dévorer la friandise est celui dont l’avenir est le plus heureux. D’abord, à l’adolescence : dans leur vie personnelle, ils gèrent mieux le stress, s’expriment mieux et ont de meilleurs résultats scolaires ; dans leur vie relationnelle, ils ont plus d’amis et sont plus appréciés de leurs enseignants ; dans leur vie étudiante, ils réussissent mieux leurs examens et entrent dans de meilleures universités. Puis, à l’âge adulte : dans leur vie personnelle, ils ont nettement moins de problèmes de dépendance (alcool ou drogue) ; dans leur vie professionnelle, ils accèdent à des emplois plus satisfaisants.

Le second résultat touche la cause de cette différence. Souvent, notre époque, qui survalorise beaucoup l’intelligence, croit que l’explication du progrès est réductible à la différence de niveau intellectuel. Tout au contraire, il n’existe pas de corrélation significative entre quotient intellectuel (QI) et capacité de résister. C’est ainsi que certains ont succombé dont le QI était nettement supérieur à ceux qui ont tenu jusqu’au bout. Par conséquent, la capacité de bonheur, si l’on peut dire, ne dépend pas du QI. En positif, il semble que les facteurs décisifs soient à la fois volitifs (la cohérence vis-à-vis d’un objectif et la capacité à contrôler ses impulsions) et imaginatifs (la capacité à inventer des stratégies pour éviter de succomber à l’envie) [4].

4) Interprétation

Cette expérimentation fort simple est d’une grande richesse de sens, aux plans anthropologique, éthique, éducatif et spirituel. Relevons-en quelques-unes.

a) Le rôle central de la volonté

Le test du chamallow met en valeur l’existence, en nous, d’une autre instance que celle de l’affectivité sensible. En effet, celle-ci est régie par le tempo de l’immédiat. Or, la grande majorité des enfants ajourne leur désir de satisfaction instantanée. Il existe donc en l’homme une capacité non seulement de résistance, de renoncement, de prise de distance, mais, en positif, de prise en compte d’autres objectifs que le sensible, d’intégration du temps, etc. : ce que l’on appelle classiquement la volonté, qui est l’affectivité spirituelle [5].

b) L’espérance

Sans entrer dans le débat très polémique de l’inné et de l’acquis, grandes sont les différences entre les intelligences ou plutôt entre les QI (c’est-à-dire ce que mesure les QI qui ne considère qu’un aspect de l’intelligence) des adultes mais aussi des petits enfants. Et l’expérience monter que, au moins dans l’état actuel, on ne sait pas comment améliorer notablement les QI inférieurs. Inversement, la volonté est beaucoup plus malléable. On parlera volontiers non pas de culture de la volonté, mais d’éducation du caractère, de capacité à se distancier, etc.

c) Le rôle éducatif du manque

Le test du chamallow montre le rôle vital joué par la capacité à ajourner son désir, donc à y renoncer au moins temporairement. Or, la psychanalyse freudolacanienne insiste beaucoup et à juste titre sur cette gestion du manque [6]. Le manque structure la volonté. En effet, il permet de passer de l’immédiat au médiat, de la fusion archaïque à l’altérité éthique, de l’imaginaire au symbolique. Inversement, nous savons aujourd’hui combien la société d’hyperconsommation a fait de la frustration le mal absolu et de la satisfaction immédiate de ses pulsions-impulsions le modèle du comportement à l’égard des choses et même des personnes.

d) La possibilité de la vertu

Cette étude montre aussi que la sensibilité (l’affectivité) est domesticable ; elle n’est pas ce paquet pulsionnel, ce Ça inintégrable, cette « Chose » tapie en moi. En un mot, elle peut se transformer, s’éduquer – grâce à la vertu de tempérance. The Miracle Worker (Miracle en Alabama) – le superbe film d’Arthur Penn (1962) sur la vie d’Helen Keller, sourde, muette, aveugle, que la patience aimante de son éducatrice, Anne Sullivan, transforma en profondeur – en constitue une splendide illustration [7].

e) L’importance pédagogique du retour

L’on a aussi constaté que l’enfant met d’autant plus aisément en place une résistance à la satisfaction immédiate qu’il est félicité. De fait, l’expérience montre qu’il est souvent plus récompensé pour ses résultats intellectuels que pour ses efforts « moraux ».

f) La lutte contre la tentation

Les enfants nous montrent, de manière simple et spontanée, différentes tactiques bien connues des vieux moralistes, par exemple, de ce grand classique de la spiritualité qu’est Le combat spirituel de Lorenzo Scupoli [8], livre de chevet de saint François de Sales comme du curé d’Ars : non pas affronter une tentation trop forte, mais l’éviter et l’écarter (ici, ainsi que l’a montré la petite Thérèse, la sagesse est dans la fuite) ; fermer les yeux qui sont « la lampe du corps » (Mt 10) ; etc.

Ce qui est vrai pour l’enfant l’est aussi pour l’adulte : il n’est facile pour personne d’attendre le deuxième chamallow, quelle que soit la forme que cet objet désirable prenne.

L’un des moyens pour augmenter cette capacité à résister est la méditation en pleine conscience. Voici ce qu’affirme David Servan-Schreiber qui, par ailleurs, expose les deux expériences scientifiques relatées ci-dessus.

 

« Les exercices de méditation apprennent à chacun de ceux qui les pratiquent à devenir observateurs de leurs propres désirs, et à savoir simplement les cerner : ‘Là, ça tire vraiment très fort dans ma cuisse et mes muscles me brûlent. J’ai envie de lâcher la posture, mais je peux respirer et porter mon souffle vers la tension et voir ce qui vient après’. Avec le temps, cette compétence s’étend à la vie de tous les jours : ‘J’ai terriblement envie de reprendre une deuxième part de gâteau. Il n’y a rien d’anormal à cela, il est très bon et terriblement tentant. Mais je peux simplement noter mon envie, envoyer mon souffle vers elle et voir ce qui vient après si je n’agis pas tout de suite’ [9] ».

 

Cette observation qui est aussi une mise en distance participe au travail vertueux d’apprivoisement de son affectivité.

g) L’importance de la confiance

Enfin, un enseignement qui pourrait passer inaperçu est la confiance que l’enfant place dans l’adulte. Celui qui succombe tout de suite ou presque, assurément n’est pas très maître de ses impulsions ; mais est-il aussi assuré que l’adulte tiendra sa promesse et le récompensera ? Quoi qu’il en soit, celui qui tient dans le manque et la durée doit se fier à la parole de l’adulte. L’exercice fait donc grandir non seulement ses propres capacités, mais son lien à l’autre.

 

Et si un chercheur inventait un test pour adolescents, voire pour adultes, en prenant en compte ses objets de plus grand désir (je ne parle pas de dépendance) ?

Pascal Ide

[1] http://www.youtube.com/watch?v=9NTdx3Iq7EU

[2] Il est aussi intéressant d’observer les réactions des enfants. Elles sont affectives. La situation est manifestement éprouvante pour tous. Certains se tortillent, donnent des coups de pieds dans le vide. L’un d’eux touche et remet le bonbon en faisant une horrible grimace. Lorsqu’après avoir fait diversion, l’enfant est rattrapé par l’envie, la « torture » intérieure se redouble. Les réactions sont aussi effectives, c’est-à-dire comportementales. Les enfants multiplient les stratégies pour contourner la tentation. Il y a celui qui abandonne tout de suite et dévore sans vergogne. Il y a celui qui transige : il regarde, sent (posant même le nez sur le bonbon), prend entre ses doigts et repose, voire goûte, mais seulement un peu ; l’un d’eux imite le geste de prise ; un autre lèche la table autour du chamallow tant convoité ! Il y a enfin celui qui résiste. Dans ce dernier cas, il semble que la méthode la plus efficace consiste à détourner le regard ou se cacher les yeux avec les mains. Pourtant, étrangement, aucun enfant ne pense tout simplement à se détacher de l’objet tentateur et à faire autre chose, selon la sage conseil de la petite Thérèse qui, justement, parle de vertu : « Je sentais aussi que je n’avais pas assez de vertu pour me laisser accuser sans rien dire, ma dernière planche de salut était donc la fuite » (Ms C, 15 r°. C’est moi qui souligne).

[3] Scène de 1 h. 24 mn. 40 sec. à 1 h.

[4] Angela L. Duckworth et Martin E.P. Seligman, « Self-discipline outdoes IQ in predicting academic performance of adolescents », Psychological Science, 16, n° 12 (2005), p 939-944 ; Walter Mischel, Yuichi Shoda et Monica L. Rodriguez, « Delay of gratification in children », Science, 244, n° 4907 (1989), p. 933-938.

[5] Cf., par exemple, S. Thomas d’Aquin, Somme de théologie, Ia, q. 82, a. 1 et 2 ; q. 83, a. 4.

[6] Cf. l’ouvrage suggestif et pédagogique de Macha Chmakoff, Le divan et le divin. Petits écueils ordinaires de la foi, Mulhouse, Salvator, 2009.

[7] Cf. Helen A. Keller, Sourde, muette, aveugle. Histoire de ma vie, trad. A. Huzard, coll. « Petite Bibliothèque Payot », Documents 59, Paris, Payot, nouvelle éd., 1991.

[8] Cf. Lorenzo Scupoli, Le combat spirituel, trad. Jean Brignon, coll. « Les classiques de la spiritualité », Perpignan, Artège, 2010.

[9] David Servan-Schreiber, « Un chamallow… ou deux ? », Psychologies, septembre 2007. Sur le site : http://www.psychologies.com/Moi/Se-connaitre/Comportement/Articles-et-Dossiers/Un-chamallow-ou-deux/4

16.2.2022
 

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