Le Jugement dernier, une leçon de théologie du Bienheureux Fra Angelico

Fra Angelico, Il Giudizio Universale (Le Jugement dernier), Firenze, musée national du couvent San Marco, tempera sur panneau de bois, 1425.

1) Connaître. Contexte culturel

a) Historique

À la suite d’une commande des Camaldules de l’Oratorio degli Scolari de Santa Maria degli Angioli au cours de l’été 1431, Fra Angelico réalise ce tableau en tempera [1] et or sur bois de 105 × 210 cm, entre 1431 et 1435. En fait, si la partie du Paradis est entièrement de la main du maître, l’Enfer serait de la main de ses élèves.

Sa forme particulière, à savoir sa figure longitudinale surmontée d’un arc trilobé, se comprend par son emplacement initial dans la partie droite du chœur, au-dessus du siège de l’officiant. Et par sa fonction : il s’agit du dossier d’un banc de messe sur lequel s’asseyaient le prêtre et les diacres pendant la grand-messe ou lors des grandes occasions.

Le tableau a été déplacé et est aujourd’hui conservé et exposé dans la salle de l’Hospice des pèlerins du musée national du couvent San Marco, à Florence.

b) Auteur

Fra Angelico est un religieux dominicain, de la Renaissance italienne. Guido di Pietro dans le siècle, Fra Giovanni da Fiesole en religion, il fut postérieurement surnommé Fra Angelico ou Giovanni Fra Angelico (« Frère Giovanni l’angélique ») et, de son vivant, Beato Angelico pour les Italiens, à cause des nombreux anges qu’il a peints avec maîtrise. Il est né entre 1387 et 1395 à Vicchio (république de Florence) et mort le 18 février 1455 à Rome (États pontificaux). Il n’a été canoniquement béatifié que le 3 octobre 1982, par le pape Jean-Paul II pour ses qualités personnelles d’humanité et d’humilité. Il est connu et reconnu pour la religiosité émouvante de toutes ses œuvres, l’intégration des principes picturaux de la Renaissance (constructions en perspective et représentation de la figure humaine) dans la continuité des caractéristiques médiévales de l’art (fonction didactique et valeur mystique de la lumière).

Fra Angelico a traité le même thème du Jugement dernier, à fresque, à Orvieto dans la chapelle San Brizio (travail terminé par Luca Signorelli qui a représenté son portrait et le sien dans la partie Venue de l’Antéchrist).

2) Décrire. Analyse artistique

a) Thème et considérations générales

Le Jugement dernier est un des thèmes de l’iconographie de la peinture chrétienne, issu du Nouveau Testament : Jésus juge du monde.

D’emblée, l’on est frappé par deux choses : l’abondance de personnages qui sont pas moins de 270, attestant la qualité technique du miniaturiste que fut d’abord Fra Angelico ; les couleurs en grande partie rutilantes en haut et en bas à droite (du point de vue du Christ).

Son Jugement dernier se dispose symétriquement autour de l’axe dessiné par la figure du Christ Juge et un double allignement inférieur.

b) Partie supérieure

La partie haute du tableau est constituée de trois lobes circulaires.

1’) La partie centrale

Au milieu et donc au centre, Jésus est assis et trône dans les cieux. Ces caractéristiques disent sa puissance glorieuse.

De lui, émanent des rayons lumineux. Ceux-ci représentent la gloire.

Il est entouré d’une mandorle de séraphins. Ceux-ci sont reconnaissables par leurs ailes rouges, c’est-à-dire les flammes.

Ce premier cercle est lui-même inséré dans un second cercle d’anges qui sont debout.

Enfin, de chaque côté, nous trouvons une figure de grande taille d’intercesseurs : la Vierge Marie à la droite du Christ et Jean-Baptiste à sa gauche. Or, dans la symbolique médiévale, la taille est proportionnelle à l’importance.

2’) Les parties latérales

Dans les parties rondes latérales sont placés les saints et les prophètes. S’ils ont tous en commun d’avoir une auréole, ils se distinguent beaucoup les uns des autres. Pour les reconnaître, on peut s’aider de leurs attributs (par exemple, les rayons de lumière jaillissant de la tête de Moïse – à cause du latin cornutus – ou les stigmates de saint François d’Assise). Ou, plus simplement encore, il suffit de lire le nom inscrit dans leurs auréoles.

c) Partie inférieure

1’) En général

Les deux parties, supérieure et inférieure, sont séparées par des anges jouant de la trompette.

Les humains sont très clairement divisés en deux groupes. Et ils sont inscrits dans un décor.

Ils sont séparés par un alignement central. C’est ici que Fra Angelico apparaît par excellence comme un peintre du Quattrocento, ouvert à la modernité, tout en restant enraciné dans la Tradition. En effet, comment ne pas noter la perspective renforcée par l’alignement fuyant de formes carrées comme un damier ?

Que nous est-il montré ? D’abord, les trompettes annoncent le Jugement dernier. Ensuite, les carrés sombres sont en fait des trous correspondant à des tombes ouvertes : ils sont accompagnés de dalles placées sur le côté. Ces sarcophages signifient donc que les morts sont ressuscités.

2’) Partie inférieure gauche

Là encore, le tableau se subdivise en deux parties nettement distinctes, séparées ou plutôt jointes par une ouverture ménagée dans la montagne.

a’) La foule

Dans la première partie, nous distinguons deux sortes de personnages : des êtres humains et des monstres sombres aux figures effrayantes, le plus souvent armées de lances.

Les hommes forment une foule compacte, chaotique qui n’a rien à voir avec l’ensemble tout aussi dense, mais harmonieux qui lui fait face, à droite.

Parmi les hommes, vous observez des rois, un homme riche. Des laïcs, mais aussi un religieux et même un évêque.

Ce qui frappe surtout, c’est les expressions du corps et des visages (les mains autour de la tête, les bras ouverts vers le Ciel). Ce qui est ainsi manifesté, c’est la colère, voire la furie, mais plus encore, l’horreur et plus encore le désespoir.

Ainsi, les damnés sont chassés et emportés par des diables impitoyables vers les ténèbres de l’enfer où ce ne sont que pleurs et grincements de dents.

b’) Les supplices infernaux

Nous observons maintenant les damnés en enfer.

Tout d’abord, ils sont nus, dépouillés de tout vêtement.

Ensuite, ils sont amassés dans des cercles différents minutieusement séparés. Au sein des cercles, inversement il n’y a nul espace. Les réprouvés sont parqués, de manière étouffante.

Hors les chairs livides, la couleur dominante est sombre.

Enfin, les lieux se distinguent par les tourments qu’y subissent les damnés. Le détail fait référence aux peintures exposées à l’époque en différents lieux de Florence, et elles sont elles-mêmes inspirées des descriptions de Dante Alighieri dans sa Divine Comédie.

On notera en particulier le supplice dans le cercle inférieur. Il fait allusion à ce que Dante décrit dans le dernier bolge de son Enfer.

3’) Partie inférieure droite

À la droite et en bas, nous observons en fait deux groupes.

a’) La foule

Le premier est une foule amassée. Vous observez que, s’ils n’ont pas d’auréoles, leur tête, néanmoins rayonne. Par ailleurs, ils sont soit seuls et tournés vers le Ciel, soit tournés les uns vers les autres, agenouillés. Vous observez aussi que certains, en haut, portent des couronnes (en fait une tiare pontificale), d’autres sont tonsurés, d’autres en religieuse avec une coiffe. Mais certains sont aussi en habits quotidiens.

Il s’agit bien entendu des bienheureux.

Le second groupe, bien plus aéré, forme une ronde particulièrement fameuse : la ronde des élus.

b’) La farandole

Il vaut la peine d’observer attentivement le détail minutieux et riche de sens.

Nous constatons la présence alternée d’anges et d’hommes. Les bras sont parfois élevés, comme pour signifier un mouvement. Comment ne pas alors songer à une danse ?

Mais pourquoi les anges qui, en général, sont localisés dans le Ciel, sont-ils ainsi mêlés aux hommes dont la place est sur la Terre ? Nous observons aussi, entre les deux groupes, la foule et la ronde, que les anges tendent les bras et semblent en quelque sorte inviter les hommes dans cette farandole.

Le décor est un jardin où, parmi les arbres, nous distinguons un palmier, arbre typique de l’Orient. Au milieu, nous pouvons même observer un plan d’eau. Et, en levant les yeux, nous voyons que cette eau provient d’un rocher d’où jaillit une source d’eau fraîche.

Dans un coin, deux hommes parlent. Serait-ce de théologie ?!

Encore plus loin, nous observons la présence d’une muraille qui semble ceinturer le jardin. Et, mystérieusement, deux personnes sement comme happés ou fascinés par une porte qui s’ouvre dans la muraille et d’où diffuse une abondante lumière dorée. Cette porte rappelle celle de la cité fortifiée de Jérusalem des bas-reliefs de Lorenzo Ghiberti sur la porte nord du baptistère Saint-Jean (Florence).

Il s’agit en fait de la porte du Paradis et les rayons dorés qui en jaillissent, illuminent les nouveaux élus revêtus d’une robe blanche.

 

« Les élus dessinent en dansant un cercle emprunt de grâce, ils se laissent guider vers le paradis par les anges. Par un raccourci de perspective, un couple se trouve devant la porte du paradis par laquelle déferle une lumière surnaturelle [2] ».

e) L’unité

Si riche et si divers soit le tableau, il est un. D’un côté, Jésus est le Juge suprême de toute la création, c’est-à-dire le juge sage et bon. De l’autre, les fidèles se tournent vers lui pour le prier.

 

« Si au premier abord il ne semble pas y avoir de lien entre le Christ représenté en juge et accompagné des saints et les personnages restés sur Terre, on s’aperçoit finalement qu’une partie de ces derniers lève la tête vers le haut pour prier [3] ».

3) Contempler. Commentaire théologique

a) Thème général

Le tableau illustre un discours très célèbre de Jésus, celui portant sur le Jugement dernier (cf. Mt 25,31-46). Il répartit les humains en deux groupes : les bienheureux allant au paradis et les damnés destinés à l’enfer.

b) Partie supérieure et centrale

Le Christ apparaît puissant (position assise), mais plus encore glorieuse, rayonnante. La raison est théologique : loin d’être arbitraire, le Christ doit sa puissance non pas à son caractère triomphant, voire despotique, mais à sa sagesse aimante (bonne).

c) Partie supérieure et latérale

Le tableau joint la quantité et la qualité, voire la substance. En effet, chacun des personnages exprime des émotions qui lui sont propres.

d) Partie inférieure gauche

1’) La foule

Ici se dit dans cette désespérance une vérité théologique profonde : l’acédie. Le plus grand des péchés n’est pas, comme on le croit parfois, la luxure, voire l’orgueil, mais le désespoir.

2’) Les supplices infernaux

La leçon est claire, en résonance avec la pastorale de l’époque : « Le paradis qui figure à droite du Christ et l’enfer, à sa gauche, sont tous deux entamés par le cadre du tableau ; tandis que les murs du paradis semblent tout petits dans l’arrière-plan, la montagne des enfers avance franchement vers le spectateur [4] ».

Dans un esprit parfaitement chrétien, la vision paradisiaque, placée à la droite du Christ (à gauche du tableau), emprunte à la terre et à l’humain ses caractères les plus authentiques : les quatre éléments perçus par les cinq sens sont mis en œuvre pour traduire

e) Partie inférieure droite

Ensuite, les couleurs sont rutilantes : le peintre n’hésite pas à utiliser de l’or, ce qui transforme cette scène en fête divine.

1’) La foule

La différence entre les auréoles exprime celle entre les Saints du Ciel et les bienheureux. Traditionnellement, l’on considère que le rayonnement de l’auréole est proportionnel à la gloire. Si la symbolique est naïve, la théologie sous-jacente ne l’est pas : notre rayonnement, notre réputation de sainteté (fama sanctitatis) est proportionnelle à notre charité ; or, le propre de l’amour est de diffuser (bonum et amor diffusivum suipsius).

Par ailleurs, l’amour en question n’est pas seulement vertical, c’est-à-dire l’amour de l’homme pour Dieu ; mais aussi horizontal, c’est-à-dire la communion, la fraternité de tous les hommes entre eux. De plus, en étant à genoux en même temps qu’embrassés, est signifiée l’unité des deux amours, divin et humain.

Enfin, si les religieux sont présents en majorité (le Fra n’oublie pas qu’il est dominicain et que son tableau trône dans le chœur de l’Oratoire), le Ciel regroupe les trois états de vie : religieux, prêtres et laïcs. Ce qui, là encore, est moderne.

2’) La farandole ou la transfiguration de la matière

Le rocher d’où jaillit une source d’eau fraîche symbolise l’eau vive de l’Esprit qui désaltère et apporte le Salut.

En fait, nous ne voyons pas le paradis. Le fait que l’on n’aperçoive que l’entrée du paradis et que celui-ci n’est qu’esquissé, évoqué, signifie donc que la vie éternelle est ineffable, au-delà de tous mots. Ainsi, dans une allégresse totale, les hommes sont conduits vers la contemplation divine.

Surtout, il se dit une passionnante leçon théologique. Nous nous représentons souvent le Paradis comme une sorte de monde dématérialisé, l’accomplissement comme un processus de spiritualisation. En fait, une telle interprétation est gnostique. Tout au contraire, le monde à venir sera autant sensible que spirituel ou plutôt, le divin pénétrera la totalité du cosmos et le transfigurera. Telle est la conséquence logique du dogme de la résurrection des corps. Et c’est cela que Fra Angelico veut représenter. Une double série de faits le montre, du côté du cosmos et du côté de l’homme.

a’) Transfiguration des quatre éléments

En effet, pour la cosmologie de l’époque, la matière est composée de quatre éléments : terre, eau, air et feu, qu’elle combine. Or, loin d’être immatériel, le paradis assume la matérialité :

La terre. Entraînés par les anges, les élus marchent avec délicatesse sur un pré vert émaillé de fleurs multicolores.

L’eau. Nous avons vu qu’elle coulait. Plus encore, arbres et buissons poussent spontanément sur un frais humus.

L’air. « Les rubans et les étoffes qui ondoient, dessinant d’agréables volutes, rappellent la présence d’un troisième élément, l’air, que l’on imagine tempéré et animé d’une brise légère ».

« Quant au feu, ce n’est pas celui qui détruit, celui qui tourmente, c’est celui de l’amour qui embrase les cœurs. Les ors, omniprésents parmi les ornements, resplendissent particulièrement dans les rais de lumière qui jaillissent à travers la porte de la Jérusalem céleste [5] ».

b’) Transfiguration des cinq sens

Le peintre dominicain renoue avec la doctrine des sens spirituels :

 

« Même si des cinq sens la vue est celui que semble privilégier l’art pictural, Fra Angelico a réussi à suggérer un riche faisceau de perceptions, désormais sublimées, pour évoquer l’état des bienheureux.

Les fruits dont les arbres et les buissons sont chargés, et particulièrement les grenades au goût sucré, sont un symbole de la vie éternelle, celle de l’Eden retrouvé.

Les fleurs sont omniprésentes, même au sommet du palmier, signe de victoire sur la mort. Leur parfum qui ravit l’odorat évoque la réalité impalpable et absolue de la félicité céleste en un printemps éternel.

La peinture de Fra Angelico sait aussi être musicale : les élus sont emportés dans un mouvement de farandole. Lignes et couleurs donnent l’idée d’un rythme fluide et de notes délicates qui arrivent jusqu’à notre ouïe.

Le toucher n’est pas oublié : l’artiste ne dédaigne pas la sensualité d’une embrassade, de mains doucement serrées, de caresses angéliques.

Pour la vue, c’est un régal. Le dessin de la ronde qui se déploie avec aisance fait alterner des couleurs exquises animées par une lumière toute mystique [6] ».

4) Conclusion

D’un côté, l’art donne à voir, toucher, goûter, quelque chose de notre béatitude céleste.

En retour, la peinture y trouve comme son achèvement. En effet, l’art n’est jamais plus art que lorsqu’il donne à voir l’invisible dans le visible, donc lorsqu’il réconcilie les deux faces de la création. Or, ici, au sommet de sa technique comme de son inspiration, le Maître angélique est parvenu à suggérer cette heureuse transfiguration.

Pascal Ide

[1] Le terme tempera ou tempéra (du latin temperare, « détremper ») désigne une technique de peinture fondée sur une émulsion, qu’elle soit grasse ou maigre. Pour préciser la nature de l’émulsion, on énonce simplement les composants : tempera à l’œuf, tempera grasse à la colle de peau, etc. Cette technique de peinture a longtemps suscité une extrême confusion, les uns confondant détrempe et tempera, les autres restreignant uniquement ce terme à la peinture à l’œuf ou à la graisse. Aujourd’hui, la tempera, évoquant l’idée d’émulsion, est distinguée de la détrempe, peinture strictement aqueuse (mais incluant nécessairement un liant). Ce débat n’existe toutefois qu’en français, la plupart des autres langues utilisent le mot « tempera », quel que soit le liant. (« Tempera », entrée de l’encyclopédie en ligne Wikipédia).

[2] Gabriele Bartz, Fra Angelico, Köln, Könemann, 1998, p. 61, légende.

[3] Gabriele Bartz, Fra Angelico, Köln, Könemann, 1998, p. 59.

[4] Gabriele Bartz, Fra Angelico, Köln, Könemann, 1998, p. 59-60.

[5] Michel Feuillet, Magnificat, sd.

[6] Michel Feuillet, Magnificat, sd.

18.2.2022
 

Comments are closed.