L’Esprit-Paraclet en Jn 16,8-11

« 8 Quand il [l’Esprit-Saint] viendra, il établira la culpabilité du monde en matière de péché, de justice et de jugement. 9 En matière de péché, puisqu’on ne croit pas en moi. 10 En matière de justice, puisque je m’en vais auprès du Père, et que vous ne me verrez plus. 11 En matière de jugement, puisque déjà le prince de ce monde est jugé » (Jn 16,8-11).

1) Les problèmes

Ces quelques versets prononcés par le Christ dans son discours après la Cène posent bien des difficultés aux exégètes et tout simplement aux lecteurs : quel peut bien en être le sens ? que veut dire Jésus ? Ils en soulèvent aussi deux à l’égard d’une interprétation de l’Esprit-Saint en termes d’amour-don, ainsi que le propose la pneumatologie occidentale depuis saint Hilaire de Poitiers et saint Augustin. Primo, l’œuvre propre de celui-ci s’arrête ici au jugement de celui qui commet le mal ; or, notre regard sur l’Esprit souligne le bien qu’il accomplit chez l’homme illuminé par la vérité. Secundo, la perspective de ce passage est juridique, selon André Feuillet, et même processuelle ; or, le don relève de la gratuité, donc de ce qui s’oppose à la dette, alors que le droit relève de la justice, donc de ce qui est dû.

2) Deux présupposés

Pour comprendre l’interprétation nouvelle que nous allons proposer, il convient de poser deux prémisses qui sont deux équivalences. Tout péché s’accompagne d’un mensonge ; son mensonge est une accusation.

a) Le péché comme mensonge

Le péché est toujours accompagné d’un mensonge. De prime abord, cette affirmation étonne. La théologie morale définit le péché comme un acte mauvais, c’est-à-dire un acte qui défaille dans la règle du bien. De fait, même pour le moderne qui rêve d’un acte auto-normé, toute action vise toujours, qu’elle le sache ou non, une loi qu’il n’est pas [1]. Or, le mensonge concerne le vrai et il n’est qu’une défaillance à l’égard du septième commandement, en l’occurrence un péché d’injustice en paroles.

Pourtant, l’Écriture invite à établir cette quasi-équivalence mensonge-péché : le péché paradigmatique de la chute originelle ; le même évangile identifie le monde – qui est l’humanité dans sa condition pécheresse – aux ténèbres qui refusent activement la Lumière (cf. Jn 1,4-9 ; 3,19-21 ; 12,35-36.46 ; 1 Jn 1,5.7 ; 2,8-10). La raison qui invite à donner une telle extension au mensonge est la suivante. Tout péché présente une double face : privation coupable du bien ordonné et choix du bien désordonné. Il est, formellement, aversio a Deo et matériellement, conversio ad bonum corruptibilem. La théologie morale a volontiers développé cet aspect matériel, plus spectaculaire, en en faisant d’ailleurs souvent le principe de distinction des péchés. Mais elle s’est beaucoup moins intéressé à l’aspect formel, il est vrai plus secret, plus mêlé de psychologie, donc d’involontaire, mais aussi de duplicité. Or, cette conversion est une obnubilation et une justification. Il introduit un clivage consenti entre « ce que je vois » et ce que je ne vois pas ». En ce sens, l’interprétation platonicienne de la faute est exacte : tout péché est ignorance – encore faut-il ajouter : ignorance volontaire et donc coupable. Autrement dit, le « je ne vois pas » du péché est toujours un « je ne veux pas voir », c’est-à-dire un « je ferme les yeux » sur ce mal qui peine ma conscience morale [2]. Or, pour cela, je le convertis en bien et donc en auto-justification. Encore faut-il voir que le bien en question n’est plus le bonum corruptibile dont nous parlions ci-dessus, mais est la fausse motivation que je place devant ma conscience morale pour m’autoriser à agir. Par exemple, dans l’adultère, une chose est le bien du plaisir charnel désordonné, luxurieux (poursuivi comme finalité), autre chose est le bien de mon impuissance à vivre les exigences de la loi éthique de fidélité conjugale (mis en avant pour écarter l’insupportable culpabilité). Or, cette raison est mensongère. Donc, de même que le verum est, avec le bonum, un transcendantal, de même le mensonge est-il coextensif au péché. Autrement dit, la faute contre l’amour se double toujours d’une faute contre la lumière [3].

Cette conclusion est de grande portée éthique et pastorale : lutter contre le péché, c’est d’abord lutter contre notre cécité au péché ; voir son péché est une première grâce qui précède celle de la confession, voire est souvent un premier pas vers la conversion ; tout confesseur le sait, l’une des principales tentations du pénitent est de se justifier, donc de minimiser, voire d’annuler sa culpabilité dans l’acte même où il semble l’énoncer (« oui, j’ai péché, mais… ») [4].

b) Le mensonge comme accusation

Si tout péché est aussi mensonge, tout mensonge est une accusation. Pour le comprendre, il faut introduire une nouvelle perspective : systémique ou interpersonnelle. La perspective éthique traditionnelle est personnelle : le péché, comme l’acte vertueux, est actus humanus, donc le fruit d’une personne libre et responsable. En fait, dans le péché, il y a toujours au moins trois personnes impliquées : l’homme pécheur, le démon et Dieu.

L’Écriture le suggère fortement. Celui qu’il dénonce comme le « menteur et père du mensonge » autant que « meurtrier dès l’origine » (Jn 8,44), Jean le démasque aussi à deux reprises comme « l’Accusateur de nos frères » (Ap 11,10 ; 12,10) – ainsi que le livre de Job offre l’exemple le plus limpide et le plus universel (Job est un juste païen). D’ailleurs le « menteur dès l’origine » renvoie à ceux qui, « depuis le commencement » (Jn 6,64), ne croient pas en lui ; or, nous verrons que l’incrédulité est le péché qui condense tous les autres péchés. Derechef, l’épisode paradigmatique de la chute met en scène ce « serpent herméneute » [5] qui, loin d’être seulement une figure de style ou une projection psychologique, est un individu doué d’intelligence et de volonté, donc, en ce sens (et seulement en ce sens), une personne [6], ce qui seul rend compréhensible qu’il soit l’objet expresse d’un jugement divin, au même titre que nos premiers parents.

Pour exposer ce point, il convient de convoquer la distinction opérée ci-dessus entre les deux tentations : celle concernant directement la volonté sous la forme du bien corruptible présenté comme désirable, celle concernant directement l’intelligence sous la forme d’un mensonge présenté comme apaisant, voire comme délectable à la conscience morale. Or, dans le premier cadre, le démon apparaît comme Tentateur au sens propre et Dieu comme celui qui est rejeté ou exclu. Dans le second cas, le démon se présente comme Accusateur et Dieu est au contraire rendu intensément présent comme l’Accusé. Nous sommes désormais au seuil de l’interprétation du passage johannique. Mais il faut auparavant préciser la raison d’être de cette transformation ou plutôt de cette assomption du mensonge dans l’accusation, donc de l’interprétation seulement personnelle à l’interprétation interpersonnelle du péché.

Le mensonge ne consiste pas à seulement se dédouaner de sa responsabilité. Le processus de déculpabilisation n’est efficace que s’il se double de la culpabilisation d’un autre. Il y va d’abord d’une raison éthique. À l’instar de tout acte libre, tout acte mauvais est un commencement, un surgissement – même s’il est néantisant. Or, la justification ne désigne la cause que négativement. Il ne suffit donc pas d’affirmer que « je ne suis pas coupable » ; je ne suis lavé de tout soupçon, à mes yeux et à ceux des autres, que lorsque le véritable responsable est désigné. Et puisque c’est moi qui suis en procès, il me revient de le désigner, autrement dit d’accuser. Il y va ensuite d’une raison psychoéthique. Sur ce point déserté par la théologie morale, nous pouvons là encore nous aider d’outils forgés par la psychologie comportementale : le psychiatre américain Stephen Karpmann a montré que nos relations toxiques nous faisaient entrer dans un jeu triangulaire qui porte son nom ; précisément, il établit que celui qui se prétend victime d’un mal (le Victimaire) commis par un prétendu coupable (le Bourreau) est en réalité toujours secrètement accusateur, donc Bourreau de ce Bourreau. Il y va, enfin, d’une raison proprement théologique, qui ne fait pas nombre avec les précédentes. Le menteur depuis l’origine est aussi jaloux depuis de l’origine. Or, le jaloux se justifie lui-même à ses propres yeux et aux yeux des autres, en accusant le jalousé, ici divin, d’être la cause de son malheur.

3) Difficulté et solution

Souscrire à cette interprétation, n’est-ce pas sombrer dans une déresponsabilisation, voire dans un certain manichéisme ? De fait, certains exégètes, à commencer par Rudolf Bultmann, n’ont pas manqué de suspecter, voire d’accuser (sic !) l’auteur du quatrième évangile d’avoir trop concédé au dualisme.

Il faut de plus préciser premier à titre de cause (efficiente) principale agissante ; le démon comme agent dispositif, autrement dit comme Tentateur ; Dieu comme le destinaire qui subit le mal, que ce soit directement ou indirectement (à travers la personne humaine qui est touchée).

Par ailleurs, Ignace de La Potterie a définitivement fait justice de cette objection [7]. Si frontale soit l’opposition johannique entre lumières et ténèbres, elle n’est jamais ontologisé et demeure toujours éthique : nul n’est mauvais par nature, il l’est toujours par choix. De plus, nous le verrons plus bas, l’introduction du démon, qui ne diminue pas la responsabilité de l’homme, permet aussi d’accroître la place accordée à la miséricorde : le jugement qui a déjà eu lieu depuis le commencement pour le démon, elle rejette au terme en ce qui concerne l’homme.

On objectera aussi que tout péché n’est pas précédé d’une tentation ou que, si celle-ci est présente, elle peut s’identifier suffisamment à la chair et au monde, sans avoir besoin de faire intervenir le démon. Nous répondrons que, toutefois, celui-ci est d’abord présent au moins comme origine.

Ensuite, toute vie est un combat spirituel. (La suite après la Pentecôte)

Pascal Ide

[1] Pour une défense particulièrement bienvenue de ce point, cf. Vincent Descombes, Le complèment de sujet. Enquête sur le fait d’agir de soi-même, coll. « NRF Essais », Paris, Gallimard, 2004.

[2] Luc Boltanski a finement noté à propos de l’avortement qu’il y a, chez celui qui le commet, une tension entre « fermer les yeux » et « ouvrir les yeux » (La condition fœtale. Une sociologie de l’engendrement et de l’avortement, Paris, Gallimard, 2004, p. 39-42).

[3] Est-ce un hasard si les deux pôles entre lesquels se développe la Prima Ioannis sont : « Dieu est lumière » (1,5) et « Dieu est amour » (4,8.16).

[4] Il faudrait convoquer ici un autre mécanisme qui a été étudié par la psychologie comportementale, mais qui présente une haute dimension éthique : le jeu du « oui… mais » exploré par l’analyse transactionnelle (cf. Éric Berne, Des jeux et des hommes. Psychologie des relations humaines, trad. Léo Dilé, Paris, Stock, 1966, 1998, p. 122).

[5] Cf. Paul Beauchamp, L’un et l’autre Testament. 2. Accomplir les Écritures, Paris, Seuil, 1998, p. 137 s.

[6] Pour le détail, cf. Pascal Ide, « Le démon. Doctrine commune de l’Église », Coll., Combattre le démon. Histoire, théologie, pratique, coll. « IUPG », Paris, Éd. de l’Emmanuel, 2011, p. 33-132, en particulier p. 71-76.

[7] Cf. Ignace de La Potterie, La vérité dans saint Jean, coll. « Analecta biblica » n° 73-74, Rome, Biblical institute press, 1977, 2 vol.

24.5.2021
 

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