Les 4 sens de la nature Chapitre 10 Annexe 21 : Une brève histoire du moralisme

La réduction moralisante qui affecte l’Écriture autant que la nature, est relativement récente. Elle est notamment liée à deux causes.

1) Deux réformateurs

Dans un écrit discutable dans son détail, mais suggestif en son intention, Jacques Maritain a rapproché Luther, le réformateur de la religion de Descartes, le réformateur de la philosophie [1]. Le premier, en arrachant le sens allégorique au sens littéral, et, le second, en arrachant l’homme à la nature, l’âme au corps, ils ont amorcé un même tournant anthropocentrique et anthropomoniste.

En fait, Luther a évolué. Au point de départ, « il a expressément approuvé [le] schéma traditionnel des quatre sens de l’Écriture [2] ». Mais il a accordé une place toujours plus grande à la dialectique entre la lettre (ou la loi) qui tue et l’Esprit (ou la grâce) qui vivifie : la lettre charnelle dénonce le péché et l’esprit appelle la grâce de Dieu. Dès lors, pour le Réformateur, la distinction entre l’Ancien et le Nouveau Testament n’importe plus. La totalité de l’Écriture parle du Christ. Par exemple, les psaumes sont lus comme provenant exclusivement de la bouche du Christ. Leur composition par David (ou des auteurs qui s’en inspirent), leur contexte n’importent plus. Or, en perdant le passage de l’Ancienne à la Nouvelle Alliance, nous perdons le sens allégorique du mystère [3] : « la dialectique luthérienne du sens littéral et du sens tropologique exclut le sens spirituel allégorique [4] ». Martin Luther est donc l’exemple même de la focalisation sur la troisième lecture, c’est-à-dire du passage du sens littéral de l’Écriture à son seul sens moral. Voilà pourquoi il a progressivement accentué le caractère dramatique et culpabilisant du salut [5].

De même, Descartes place l’homme au centre et le coupe de son origine qu’est la nature (p. xxx). Loin de se recevoir d’un cosmos accueillant, l’homme en devient le maître et possesseur.

2) Le coupable de Königsberg !

Cette déconnexion entre le sens humain (contemplatif) de la nature et le sens écologique s’inscrit dans un cadre plus large : le cloisonnement entre l’anthropologie et l’éthique. Et cette séparation des disciplines remonte Emmanuel Kant (1724-1804). Partons d’un exemple, l’éthique prescrit à l’homme de ne pas mentir. Avant Kant, la morale traditionnelle, par exemple aristotélicienne raisonnait ainsi : l’intelligence est faite pour la vérité, les relations humaines demandent que l’autre soit fiable, donc dise vrai ; voilà pourquoi l’homme ne doit pas dire de mensonge. Donc, ce qu’est l’homme (un être doué d’une raison en quête de vrai, un être sociable) éclairait ce que doit être l’homme (ne pas mentir).

Il n’en est plus de même avec le philosophe allemand. En effet, au terme de sa Critique de la raison pure théorique (1781), il conclut à l’impuissance de l’homme à connaître le monde en lui-même. Conscient toutefois que l’homme doit agir moralement, il publie sept ans plus tard une philosophie morale sous le titre de Critique de la raison pratique (1788). Mais, si elle ne peut plus partir de ce qu’est l’homme, comment l’éthique peut-elle prescrire une norme ? En se fondant sur le seul devoir [6].

La conséquence en est une surenchère moralisante, une omniprésence du discours normatif. D’ailleurs, l’éthique kantienne est tellement rigoriste et idéale que son fondateur lui-même n’était pas certain qu’un homme ait jamais agi une seule fois par seul respect du devoir. De même que, pour Luther, l’homme est intégralement pécheur, de même pour l’écologisme, l’homme est entièrement responsable.

Pascal Ide

[1] Cf. Jacques Maritain, Trois réformateurs. Luther, Descartes, Rousseau, coll. « Le Roseau d’or » n° 1, Paris, Plon, 1925.

[2] Gerhard Ebeling, Luther. Introduction à une réflexion théologique, trad. Maurice Gravier, coll. « Lieux théologiques » n° 6, Genève, Labor et Fides, 1983, p. 92.

[3] Confirmation en est donnée chez le théologien réformé contemporain Karl Barth qui semble valoriser le ternaire des sens de l’Écriture (histoire-tropologie-allégorie), selon l’interprétation qu’en donne Bernard Pottier : « La Lettre aux Romains de Karl Barth et les quatre sens de l’Écriture », Nouvelle revue théologique, 108 (1986) n° 6, p. 823-844.

[4] Pierre Piret, L’Écriture et l’Esprit. Une étude théologique sur l’exégèse et les philosophies, coll. « IET » n° 7, Bruxelles, Éd. de l’Institut d’Études Théologiques, 1987, p. 83. Cf. chap. 6 : « La dialectique du serf arbitre : Martin Luther ».

[5] C’est ce qu’affirme l’un des meilleurs spécialistes de Luther, le théologien luthérien Gerhard Ebeling : « Le lien étroit entre le sens littéral, Christus, et le sens tropologique, fides Christi, constitue la forme originaire [Urform] de la doctrine luthérienne de la justification » (Gerhard Ebeling, art. « Hermeneutik », Die Religion im Geschichte und Gegenwart, Tübingen, Mohr, tome 3, 1959, col. 251-252). « Par là, le schéma traditionnel [des quatre sens] s’effondre. Le sens anagogique, mais également le sens allégorique perdent presque tout intérêt » (Gerhard Ebeling, Luther, p. 93).

[6] Ce n’est pas le lieu d’expliquer le critère de moralité du devoir donné par Kant, à savoir l’universalité – et de la crise que connaît ce critère aujourd’hui.

16.12.2020
 

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