Une communication entre époux après la mort ?

Osons poser une question surprenante, voire inquiétante : après le décès du premier conjoint et avant que le second conjoint ne mérite pleinement son nom, peut-on se représenter une forme particulière de communication entre eux ? Autrement dit, dans le cadre unique de l’amour conjugal, existe-t-il une communion particulière post mortem, entre la terre et le Ciel, autre que la prière dans la foi ?

À cette question, deux réponses sont données. Oui, affirme résolument le spiritisme (ou, en termes contemporains, le chanelling). Mais la pratique est aliénante, comme la théorie sous-jacente est déviante. Non, rétorquent la Bible et la Tradition au nom de l’impossibilité ontologique d’une communication d’une âme séparée avec une âme incarnée [1] et du grave désordre éthique né de la volonté fautive de transgresser les frontières de la mort [2]. Bien évidemment, il s’agit d’inscrire notre réflexion théologique dans le sillage de la foi catholique.

 

Ne peut-on dire plus ? L’époux, comme les très proches, expérimenteraient-ils un mystérieux contact avec le défunt ? Le philosophe et dramaturge Gabriel Marcel, lui qui faisait dire à un de ses personnages : « Aimer un être, c’est lui dire : toi, tu ne mourras pas [3] », s’est permis de méditer sur ce problème. Dans une pièce inachevée écrite en mars 1919, L’insondable, il imagine une conversation entre une femme dont l’époux vient de mourir, Édith, et un prêtre. Défendant la doctrine la plus classique, celui-ci invite la veuve au consentement à l’épreuve, c’est-à-dire l’absence, et à écarter toute superstition. Il faudrait citer tout le long dialogue. Voici quelques extraits de ce qu’Édith répond à l’abbé :

 

« Il y a des moments, monsieur l’abbé, où il m’est plus immédiatement présent qu’il ne le fut jamais de son vivant. […] L’espace même ne sépare pas ceux qui s’adorent. […] La seule religion qui puisse compter pour moi, c’est celle qui nous introduit dans un autre monde, où les misérables barrières qui séparent les êtres de chair s’évanouissent dans de l’amour et dans de la charité. Oui, lui et moi, nous sommes intimement unis ; oui, je le sens avec moi – toujours plus près de moi. […] Lorsqueje pense à lui d’une certaine façon – avec tendresse, avec recueillement – il s’émeut en moi comme une vie plus riche, plus profonde, à laquelle je sais qu’il participe [4] ».

 

Et si cette si mystérieuse communion par-delà la mort s’enracinait dans une expérience, tout aussi enveloppée d’ombre, qu’un certain nombre de couples font de leur vivant : la communication à distance ? Convoquons ici le couple Quattrocchi.

Maria et Luigi communiquent au-delà de la séparation spatiale, c’est-à-dire corporelle. Pour Maria, il n’y a pas de doute, elle est connectée avec Luigi alors qu’il est éloigné : « Je sens tout cela à distance […] comme si je te voyais [5] ». Elle en trouve une confirmation dans la convergence des impressions : « Et aujourd’hui, justement aujourd’hui, tu m’écris que tu sens ma présence, tu m’assures que tu sens toujours mon esprit qui flotte autour de toi, affectueux et caressant. Vois-tu, mon amour, quelle belle coïncidence [6] ? ». Voire, cette expérience est réciproque : « Combien de fois avons-nous fait l’expérience d’une merveilleuse coïncidence dans nos pensées, nos actes, notre état d’âme [7] ? »

Cette communication concerne le ressenti : « Il est certain que tu ne vas pas bien, ou physiquement ou moralement ; sinon, pourquoi cette affliction terrible en moi, ce paroxysme de douleur que je ressens ? Un cœur aimant se trompe-t-il jamais [8] ? ». Mais elle peut s’étendre jusqu’à la sensation. Autrement dit, cette union d’âme s’accompagne d’une mystérieuse union des corps :

 

« Ne sens-tu pas, mon amour, mon âme qui flotte autour de toi, qui te caresse le visage, le front, les yeux, la bouche, qui te parle doucement, tout bas à l’oreille, ne sens-tu pas que ta Maria te suit toujours et partout, qu’elle te parle de son immense amour, et qu’elle boit avidement ton amour qui lui donne la vie [9] ? ».

 

Peut-on passer de cette expérience faite du vivant de Luigi à celle d’une communication avec le défunt ? Maria vit-elle la présence de Luigi au-delà de sa mort ? Si la frontière de la distance spatiale peut être transgressée, celle de la mort peut-elle l’être aussi ? Un témoignage parmi beaucoup :

 

« Maintenant sa voix n’est plus là. Mais toutes les choses parlent de lui : les choses qu’il a aimées, qui lui ont servi, qui l’ont entouré et réjoui se revêtent de sa présence invisible, de sa voix et te parlent de lui à voix basse et affligée. Et dans la douleur du vide présent, cette voix résonne comme un écho douloureux et te fait frémir par la privation de la réalité de sa présence humaine [10] ».

 

De même, racontant à sœur Cecilia sa visite à Parme, Maria ajoute : « Papa y assistait depuis le ciel, bénissant et affectueux comme toujours ; il était bien plus proche et plus présent que je ne saurais te dire [11] ».

 

Passons d’abord de ces faits à leur raison d’être. Ce partage ne vise assurément point à nourrir une curiosité sur ce que l’époux défunt éprouvent à distance. Ce serait vain autant que malsain. Il n’a pas non plus pour fonction de confirmer la survie post mortem du défunt : la foi théologale l’assure avec certitude. Il cherche avant tout à poursuivre la communion, voire à renforcer l’unité des époux. Il assure aussi une plus étroite aide mutuelle :

 

« Peut-être que ton âme, aujourd’hui, aura ressenti le malaise de la mienne et aura cherché à me venir en aide. Je t’en remercie, mon amour, et je te bénis. Sais-tu que beaucoup des bonnes phrases que tu m’écris, je les ressens le jour même où je reçois ta lettre qui me les apporte ? Cette “correspondance de sentiments amoureux”, comme dirait Ugo Foscolo, est merveilleuse [12] ».

 

Surtout, passons du fait à la cause. Comment expliquer cette communion par-delà la distance ? Bien entendu, il ne s’agit pas d’une expérience ésotérique type spiritisme ou décorporation. Bien évidemment aussi, il ne saurait s’agir d’une présence corporelle. Nous venons d’affirmer que les « saints » veufs ressentent très douloureusement la mort du défunt et que le consentement à l’absence est un critère attestant la justesse de leur deuil. Si les époux vivent une forme singulière de présence à l’autre, elle ne pourra être d’ordre purement et simplement physique.

L’explication la plus simple réduira cette expérience à une manière métaphorique de s’exprimer. N’est-ce pas ainsi que l’on doit entendre une formulation audacieuse de Luigi : « Au revoir, mon amour, mon âme est toute tendue vers toi, presque comme si elle voulait se détacher de moi, anxieuse, haletante [13] ». Mais cette réduction langagière honore-t-elle le vécu du bienheureux ?

Une autre interprétation convoquera la mémoire. Ce que l’on appelle présence du défunt est simplement souvenir de cette présence. C’est ainsi que Maria expliquait à son aîné, Filippo, le sens du souvenir après la mort de « mamie », sa grand-mère :

 

« Les souvenirs n’ont rien de surnaturel quand ils sont une fin en soi. Mais quand ils contribuent à la communion des saints, à des actes de charité, je crois qu’ils n’enlèvent à l’âme rien de sa vie intime de donation à Dieu. J’examine et j’interroge chaque chose pour voir si elle est l’objet d’un attachement ou un simple geste de dévotion qui se souvient. Je ne crois pas que cela soit de l’attachement […] Mais, dans l’âme, le vide reste béant et sans répit […] Quand je rentre à la maison […] et que j’ai presque envie d’aller la saluer, cette préoccupation ininterrompue qui me la rendait toujours présente s’est transformée maintenant en douleur de la privation, tout aussi intime, aiguë comme au premier jour [14] ».

 

Mais ne faut-il pas dire plus ? Cette proximité au-delà de la distance s’explique d’abord à raison même de l’amour : l’aimé habite le cœur de l’aimant [15]. « Mon Gino, je ne saurais te dire combien je te ressens en moi [16] ». Tel est d’ailleurs le ressort de toute empathie : « Je ne sais pas ce que je ferais pour te voir toujours sereine, tranquille, car j’arrive à rester en paix devant toute chose, excepté devant ta souffrance, qui devient tout de suite ma souffrance à moi, et la plus grande que j’aie […] [17] ». D’ailleurs, de manière générale, l’amour donne comme un don de cardiognosie. C’est ce dont Maria témoigne, elle qui a souvent éprouvé qu’elle était incomprise par les autres, se sent comme pénétrée par le regard aimant de son mari : « Toi au contraire, avec l’intuition que te donne l’amour, cet amour béni et bienfaisant qui seul me donne la force de vivre, tu me comprends, tu m’examines, tu m’aides, dans la vie pourtant si difficile [18] ».

Cette cause humaine ne va pas sans une cause surnaturelle. En Dieu, mystérieusement, les âmes sont unies. Voici ce qu’écrit Maria Quattrocchi en août 1918, donc après presque treize ans de mariage :

 

« Je voudrais te dire tant de choses, il me semble que cela fait déjà une année que tu es parti et que j’ai eu à souffrir en particulier à cause des enfants […] Mais ne me parle pas de cela dans ta réponse ; et surtout, écoute-moi : en endurant ces peines qui ne sont pas nouvelles, uniquement pour la bonté du Seigneur, j’ai pourtant trouvé en moi une force neuve. Il est beau alors, il est grand, l’acte de remerciement et d’adoration qui monte vers Dieu au milieu des larmes. Mais les larmes semblent même superflues : l’âme, toute tournée vers Dieu, même si elle conserve sa sensibilité naturelle, est pourtant intouchable sur son trône où règne Dieu seul […] Tu me comprends, n’est-ce pas ? Sois très tranquille au nom de Dieu : qu’il puisse à chaque instant te montrer mon âme dans sa limpidité. Elle est petite et difforme, crois-moi, mais elle ne possède qu’une seule chose, qui ne vient pas d’elle : la transparence que lui a communiquée le Seigneur en la transformant réellement chaque jour à son divin contact [19] ».

 

De cette union des âmes en Dieu, le Christ est le médiateur [20]. Voici ce que Maria écrit à son Luigi :

 

« Jésus seul peut te le manifester, si tu t’en rends digne par l’amour et la foi que tu mets en lui et en ceux qu’il a amoureusement placés près de toi. Je joue un peu au Cicero pro domo mea ? […] mais c’est l’âme de ta Maria qui te parle ainsi. Tu peux le croire. Je voudrais que ces pages te fassent ressentir ce que j’éprouve en t’écrivant […] et aussi sans que je t’écrive. Cela comblerait pour toi la distance : cela anéantirait la solitude [21] ».

 

Maria a depuis longtemps fait cette expérience, puisqu’elle écrit dans une lettre du 5 août 1905, alors qu’elle n’est que fiancée :

 

« J’ai pu prendre le petit portrait que je garde sur ma table de chevet et je l’ai embrassé, encore et encore, en y laissant toute ma vie ; j’étais fatiguée par cette tension de tous mes nerfs, de tout mon être et, tandis que je t’embrassais, je priais le Seigneur qu’il te fasse ressentir mes affres d’amour, et, en tenant longtemps ce portrait sur mon cœur, je t’invoquais intensément. Et j’ai eu l’illusion que c’était vraiment toi ce petit enfant que je berçais doucement et que je serrais tendrement contre moi [22] ».

 

Mais la cause de cette union au-delà de la séparation peut aussi être rapportée à l’Esprit qui, tout autant que le Christ, est communion. Lisons Luigi : « J’ai souvent l’impression d’entendre tes douces paroles d’amour, et je ressens toujours comme la présence d’un esprit, ton esprit, qui flotte autour de moi, affectueux et caressant [23] ». Maria écrit comme en écho : « Tu sais, avec cette lettre, c’est moi qui viens en esprit, et quand tu la portes avec toi, tu portes vraiment mon âme ; ne sens-tu pas combien je suis proche de toi ? Comme je te parle à l’oreille, comment je te caresse [24] ? ». D’ailleurs, le contraire l’atteste. Une âme qui s’éloigne de Dieu s’éloigne aussi de l’autre : « Ne te relâche pas spirituellement : si tu manques de vigilance, la tiédeur s’empare de toi ; puis viennent le découragement et tant d’autres petites misères qui sont comme une barrière grandissante, commencée par un simple petit caillou, mais qui s’élève ensuite peu à peu entre toi et moi et, ce qui est pire, entre toi et Dieu [25] ».

 

Ainsi la communion par-delà la mort, qui pourrait aller jusqu’à une certaine forme de communication, se fonderait, surnaturellement, sur la communion des saints et, naturellement, sur ce que l’on pourrait appeler l’esprit de l’amour [26]. Il ne s’agit que d’hypothèses qui cherchent à rendre compte de faits rétifs à nos catégorisations actuelles. Comme le disait une commentatrice à propos d’un texte d’Amélie Ozanam devenue veuve, celle-ci « n’offre pas une solution, mais une résolution : choisir le Bien, faire le pari de l’Espérance [27] ». Cette communication mystérieuse, si nous ne pouvons la penser en toute clarté, pouvons-nous du moins l’espérer [28] ?

Pascal Ide

[1] Cf. Pascal Ide, « Décorporation », « Near Death Experience », « Télékinésie » et « Télépathie », Patrick Sbalchiero (éd.), Dictionnaire des miracles et de l’extraordinaire chrétiens, Paris, Fayard, 2002, p. 211-213, p. 566-568, p. 784-785 et p. 785-787.

[2] « Le spiritisme implique souvent des pratiques divinatoires ou magiques. Aussi l’Église avertit-elle les fidèles de s’en garder » (Catéchisme de l’Église catholique, n. 2117).

[3] Cité par Gabriel Marcel, « Valeur et immortalité », Homo viator. Prolégomènes à une métaphysique de l’espérance, coll. « Philosophie de l’esprit », Paris, Aubier, 1944, p. 189-217, ici p. 205. Souligné par moi.

[4] Gabriel Marcel, L’insondable, scène XI, dans Id., Présence et immortalité, coll. « Homo sapiens », Paris, Flammarion, 1959, p. 222-231, ici p. 225, 226, 229, 231.

[5] Maria Beltrame Quattrocchi, Lettre à Luigi, 27 juillet 22.

[6] Ibid., 30 juillet 1905.

[7] Ibid., 14 août 1905.

[8] Ibid., 14 août 1905.

[9] Ibid., 30 juillet 1905.

[10] Maria e Luigi Beltrame Quattrocchi, Radiografia d’un matrimonio, p. 20.

[11] Lettres de Maria à Stefania (sœur Cecilia), 10 décembre 1954. Cité par Attilio Danese et Giulia Paolo Di Nicola, Une auréole pour deux. Maria et Luigi Beltrame Quattrocchi, trad. Sylvie Garoche et Nicole Payan, Paris, L’Emmanuel, 2004, p. 189, note 38.

[12] Maria Beltrame Quattrocchi, Lettre à Luigi, 1er août 1905.

[13] Luigi Beltrame Quattrocchi, Lettre à Maria, 16 août 1905.

[14] Lettres de Maria à Filippo, 10 octobre 1935. Cité par Attilio Danese et Giulia Paolo Di Nicola, Une auréole pour deux, p. 185, note 29.

[15] À la suite de la parole de saint Jean « Celui qui demeure dans la charité demeure en Dieu, et Dieu en lui » (1 Jn 4,16), saint Thomas fait de « l’inhabitation mutuelle », un effet de l’amour (cf. Somme de théologie, Ia-IIæ, q. 28, a. 2).

[16] Maria Beltrame Quattrocchi, Lettre à Luigi, 9 août 1918.

[17] Luigi Beltrame Quattrocchi, Lettre à Maria, 30 juillet 1905.

[18] Maria Beltrame Quattrocchi, Lettre à Luigi, 6 juillet 1905.

[19] Ibid., 8 août 1918.

[20] C’est ce que, dans sa deuxième thèse, Maurice Blondel appelle le « lien substantiel » (cf. Une énigme historique. Le Vinculum substantiale d’après Leibniz et l’ébauche d’un réalisme supérieur, Paris, Beauchesne, 1930).

[21] Maria Beltrame Quattrocchi, Lettre à Luigi, 9 août 1918.

[22] Ibid., 5 août 1905.

[23] Luigi Beltrame Quattrocchi, Lettre à Maria, 29 juillet 1905.

[24] Maria Beltrame Quattrocchi, Lettre à Luigi, 11 juillet 1905

[25] Ibid., 27 juillet 1922.

[26] Cet esprit, qui n’a rien à voir avec la télékinésie, sera développé dans un prochain ouvrage de pneumatologie (théologie de l’Esprit-Saint).

[27] Raphaëlle Chevalier-Montariol, Notes intimes d’Amélie, septembre 1998. Ce document est transmis par Magedeleine Houssay et cité dans Correspondance Frédéric Ozanam et Amélie Soulacroix, p. 823.

[28] Analogiquement, dans une œuvre posthume qui a fait grand bruit, Hans Urs von Balthasar disait espérer le salut universel de tous (cf. Espérer pour tous, trad. Henri Rochais et Jean-Louis Schlegel, Paris, DDB, 1987).

16.12.2020
 

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