Nous le savons bien – et si nous l’oublions, les non-chrétiens autour de nous se chargent volontiers de nous le rappeller ! –, le christianisme est la religion de l’amour. « Dieu est amour », affirme à deux reprises l’un des textes les plus centraux de toute la Bible (1 Jn 4,8-16).
Mais parler d’amour n’a de sens que si c’est pour nous aider à mieux en vivre, comme nous y invite l’Évangile de ce jour. Pour cela, mettons-nous à l’école de celle qui, en étant déclarée rien moins que Docteur de l’Église, reçut comme titre : « Docteur de la science de l’amour » : sainte Thérèse de l’Enfant Jésus. Elle nous enseigne notamment trois moyens pour « Vivre d’Amour » (selon le titre d’une de ses poésies les plus importantes [1]) : 1. Aimer, c’est aimer maintenant ; 2. Aimer, c’est faire le bien de l’autre ; 3. Aimer, c’est recevoir pour donner.
1. Aimer, c’est aimer maintenant
Souvent, nous différons d’aimer ou nous choisissons d’aimer à certains moments. Par exemple, vous qui êtes en train de lire, le faites-vous consciemment par amour ? Sainte Thérèse est la sainte de l’instant présent. Parce qu’elle sait que le premier présent (don) de Dieu, c’est le présent (le moment qu’elle vit actuellement). C’est ce qu’affirme une autre poésie : « Pour t’aimer sur la terre / Je n’ai rien qu’aujourd’hui [2] ».
L’amour est urgent parce qu’il est important : c’est lui qui donne du sens à notre vie. La sainte carmélitaine profite de chaque occasion pour aimer. Nos vies sont souvent banales. Mais il n’est pas banal d’aimer. Quand nous décidons d’aimer, tout prend alors un sens et une valeur infinis. Même « ramasser une épingle par amour peut convertir une âme », comme l’écrit Thérèse à sa sœur Léonie (sœur Thérèse-Dosithée) [3].
Plus encore, l’amour transfigure toutes les contrariétés en occasion d’aimer. Thérèse en fait la confidence à une autre de ses sœurs, Céline (sœur Marie du Sacré-Cœur) :
« L’infirmière lui avait conseillé de faire tous les jours une petite promenade d’un quart d’heure dans le jardin. Je la rencontrai marchant péniblement et pour ainsi dire à bout de forces. ‘– Vous feriez bien mieux, lui dis-je, de vous reposer, cette promenade ne peut vous faire aucun bien dans de pareilles conditions ; vous vous épuisez et c’est tout.’
‘C’est vrai, me répondit-elle, mais savez-vous ce qui me donne des forces ? Eh bien, je marche pour un missionnaire. Je pense que là bas, bien loin, l’un d’eux est peut-être épuisé dans ses courses apostoliques, et, pour diminuer ses fatigues, j’offre les miennes au bon Dieu’ [4] ».
Ainsi, Thérèse ne manque jamais une occasion de montrer à Dieu ou à autrui son amour. Aussi écrit-elle au Père Adolphe Roulland : « Ne pouvant être missionnaire d’action, j’ai voulu l’être par l’amour et la pénitence [5] ».
Enfin, se limiter à aimer maintenant, c’est éviter le découragement. C’est ce qu’a bien vu la poésie déjà citée, « Mon chant d’aujourd’hui » :
« Si je songe à demain, je crains mon inconstance
Je sens naître en mon cœur la tristesse et l’ennui.
Mais je veux bien, mon Dieu, l’épreuve, la souffrance
Rien que pour aujourd’hui [6] ».
2. Aimer, c’est faire le bien de l’autre
Aujourd’hui, aimer signifie ressentir un élan, voire une passion pour l’autre. Nous aimons ceux qui nous sont sympathiques. Thérèse l’avait noté : « J’ai remarqué (et c’est tout naturel) que les sœurs les plus saintes sont les [28 r°] plus aimées, on recherche leur conversation. […] Les âmes imparfaites au contraire, ne sont point recherchées, sans doute on se tient à leur égard dans les bornes de la politesse religieuse, mais craignant peut-être de leur dire quelques paroles peu aimables, on évite leur compagnie [7] ».
Pour l’Évangile, aimer, ce n’est pas être attiré par le bien (c’est-à-dire ce qui est agréable, désirable), c’est, au contraire, faire le bien. C’est ce qu’affirme saint Jean : « Mes petits-enfants, n’aimons pas en paroles ni par des discours, mais par des actes et en vérité » (1 Jn 3,18). Et, plus encore, saint Paul, en une parole décisive : « La preuve que Dieu nous aime, c’est que le Christ est mort pour nous, alors que nous étions encore pécheurs » (Rm 5,8). Autrement dit : « alors que nous n’étions vraiment pas aimables ».
Là encore, mettons-nous à l’école de la « petite Thérèse ».
« Je me souviens d’un acte de charité que le Bon Dieu m’inspira de faire étant encore novice, c’était peu de chose, cependant notre Père qui voit dans le secret, qui regarde plus à l’intention qu’à la grandeur de l’action, m’en a déjà récompensée, sans attendre l’autre vie. C’était du temps que Sœur Saint Pierre allait encore au chœur et au réfectoire. (Mt 6,3-4) A l’oraison du soir elle était placée devant moi : dix minutes avant six heures, il fallait qu’une sœur se dérange pour la conduire au réfectoire, car les infirmières avaient alors trop de malades pour venir [29 r°] la chercher. Cela me coûtait beaucoup de me proposer pour rendre ce petit service, car je savais que ce n’était pas facile de contenter cette pauvre sœur Saint Pierre qui souffrait tant qu’elle n’aimait pas à changer de conductrice. Cependant je ne voulais pas manquer une si belle occasion d’exercer la charité, me souvenant que Jésus avait dit : Ce que vous ferez au plus petit des miens c’est à moi que vous l’aurez fait. (Mt 25,40) Je m’offris donc bien humblement pour la conduire : ce ne fut pas sans mal que je parvins à faire accepter mes services ! Enfin je me mis à l’œuvre et j’avais tant de bonne volonté que je réussis parfaitement.
« Chaque soir quand je voyais ma Sœur Saint Pierre secouer son sablier, je savais que cela voulait dire : partons ! C’est incroyable comme cela me coûtait de me déranger surtout dans le commencement ; je le faisais pourtant immédiatement, et puis, toute une cérémonie commençait. Il fallait remuer et porter le banc d’une certaine manière, surtout ne pas se presser, ensuite la promenade avait lieu. Il s’agissait de suivre la pauvre infirme en la soutenant par sa ceinture, je le faisais avec le plus de douceur qu’il m’était possible ; mais si, par malheur, elle faisait un faux pas, aussitôt il lui semblait que je la tenais mal et qu’elle allait tomber. ‘Ah ! mon Dieu ! vous allez trop vite, j’vais m’briser’. Si j’essayais d’aller encore plus doucement : ‘Mais suivez-moi donc ! je n’sens pus vot’main, vous m’avez lâchée, j’vais tomber ; ah ! j’avais bien dit qu’vous étiez trop jeune pour me conduire.’ Enfin nous arrivions sans accident au réfectoire ; là survenaient d’autres difficultés, il s’agissait de faire asseoir Sœur Saint Pierre et d’agir adroitement pour [29 v°] ne pas la blesser, ensuite il fallait relever ses manches (encore d’une certaine manière), puis j’étais libre de m’en aller. Avec ses pauvres mains estropiées elle arrangeait son pain dans son godet, comme elle pouvait. Je m’en aperçus bientôt et, chaque soir, je ne la quittai qu’après lui avoir encore rendu ce petit service. Comme elle ne me l’avait pas demandé, elle fut très touchée de mon attention et ce fut par ce moyen que je n’avais pas cherché exprès, que je gagnai tout à fait ses bonnes grâces et surtout (je l’ai su plus tard) parce que, après avoir coupé son pain, je lui faisais avant de m’en aller mon plus beau sourire [8] ».
3. Aimer, c’est recevoir l’Amour pour le donner aux autres
Pour être quotidien et simple, ce que nous avons dit pourrait encore sembler écrasant. Ce serait oublier une autre leçon de la sainte Carmélite, qui est peut-être la plus importante : elle n’a tant aimé que parce qu’elle a d’abord été aimée, ou plutôt pris conscience qu’elle était aimée, et en a fait le centre de sa vie. C’est ce que montre la succession de deux événements dans sa vie :
Nous connaissons souvent l’épisode célèbre où Thérèse, avec sa sœur Céline, a prié et offert (jeûné) pour « Pranzini, le grand criminel », de fait deux fois assassin. Il est condamné à mort. Elle désire qu’il soit sauvé. En effet, « le cri de Jésus sur la Croix retentissait aussi continuellement dans mon cœur : ‘J’ai soif !’ […] je brûlais du désir de les [grands pécheurs] arracher aux flammes éternelles ». On connaît la suite : « afin de me donner du courage pour continuer à prier pour les pécheurs », Thérèse demanda « au Bon Dieu » « seulement ‘un signe’ de repentir ». Et que lit-elle dans le journal ? « Pranzini ne s’était pas confessé, il était monté sur l’échafaud et s’apprêtait à passer sa tête dans le lugubre trou, quand tout à coup, saisi d’une inspiration subite, il se retourne, saisit un Crucifix que lui présentait le prêtre » et l’embrasse [9].
Ce que l’on sait moins, c’est l’épisode tout aussi important qui précède juste celui que je viens de décrire :
« Un Dimanche en regardant une photographie de Notre-Seigneur en Croix, je fus frappée par le sang qui tombait d’une de ses mains Divines, j’éprouvai une grande peine en pensant que ce sang tombait à terre sans que personne ne s’empresse de le recueillir, et je résolus de me tenir en esprit au pied de (la) Croix pour recevoir la Divine rosée qui en découlait, comprenant qu’il me faudrait ensuite la répandre sur les âmes [10]… »
Ainsi, Thérèse n’a tant donné que parce qu’elle a d’abord accepté de tout recevoir : « Vous avez reçu gratuitement, donnez gratuitement » (Mt 10,8). Voilà pourquoi les deux commandements de l’amour n’en sont qu’un seul : aimer Dieu, c’est bien sûr se donner à lui, mais c’est d’abord se recevoir de Lui, afin de nous donner à notre prochain. Sans plus nous épuiser, car notre Source, divine, est inépuisable.
Pascal Ide
[1] PN 17, sainte Thérèse de L’enfant-Jésus et de la Sainte-Face, Œuvres complètes (Textes et dernières paroles), éd. Conrad de Meester, Paris, Le Cerf/DDB, 1992, p. 667.
[2] PN 5, p. 645.
[3] LT 164, 22 Mai 1894, p.
[4] Varia 2,
[5] LT 189, 23 Juin 1896, p. 537.
[6] PN 5, p. 645.
[7] Ms C, 27 v° et 28 r°, p. 272.
[8] Ms C, 28 v° à 29 v°, p. 273-274.
[9] Ms A, 45 v° et 46 r°, p. 143-144.
[10] Ibid., 45 v°, p. 143.