Puissance de la gratitude : analyse de film chapitre 10

Chapitre 10 : Will Hunting

Will Hunting, comédie dramatique américaine de Gus Van Sant, 1997. Avec Matt Damon, Robin Williams, Ben Affleck et Minnie Driver.

La scène se déroule de 1 h. 42 mn. 50 sec. à 1 h. 46 mn. 20 sec.

Pour une critique complète du film, je renvoie au site. Il est notamment intéressant d’analyser la scène de 1 h. 30 mn. 57 à 1 h. 33 mn. 23.

  1. a) Résumé de l’histoire

Will Hunting (Matt Damon) mène une triple vie : il travaille comme balayeur dans la prestigieuse Université d’Harvard ; le reste de la journée, il joue au mauvais garçon avec ses trois amis, buvant, draguant et se bagarrant ; la nuit, il résout à l’insu de tous et avec une facilité déconcertante des problèmes résistant aux scientifiques de plus haut niveau. Cet immense gâchis – à quoi on peut lui adjoindre : la violence physique et psychique, la solitude (Will choisit ses amis pour éviter de se confronter à lui-même), le désespoir – suffit à dire l’homme blessé.

La cause est aussi tragique que banale : orphelin, battu par un beau-père ivrogne, il fut placé dans des maisons de correction qui n’ont jamais rimé avec éducation. Toutefois cette histoire meurtrie n’explique pas tout. Will se blesse par ses mécanismes de défense, notamment l’attitude victimaire ou l’intellectualisme par lequel il manipule successivement cinq « psys ». Mais la raison la plus profonde gît dans sa culpabilité : méprisant ses talents inouïs, n’est-il pas l’unique artisan de son propre malheur ?

Trois personnes vont bouleverser sa vie : Jerry, un génial mathématicien, Skylar, une jeune étudiante et Sean, un psychologue hors du commun (Robin Williams). Du premier, il recevra la reconnaissance de son talent, de la deuxième l’assurance de son amabilité, et du troisième un chemin de reconstruction, lui aussi sur fond d’estime sans restriction. Arrêtons-nous sur l’un des moyens (les autres seront déployés à l’occasion des prochains films) : l’issue hors de la culpabilité auto-destructrice. Elle se produit dans une scène bouleversante, la plus belle du film, par la manifestation d’un amour inconditionnel.

  1. b) Commentaire de la scène

Sean sort d’une dispute dramatique avec Jerry qui lui reproche de desservir sa cause et, à cette occasion, l’accuse de jalouser sa réussite. C’est alors qu’arrive Will pour sa séance : il est témoin de la fin du conflit entre ses deux figures paternelles.

Sean est au plus mal : non seulement Jerry remet en question l’efficacité de son traitement, mais il suspecte la pureté de son intention. Eminemment vulnérable, une fois seul avec Will, il refuse la solution facile de la justification ou de l’accusation de Jerry. En quelques mots, Sean raconte son histoire, étrangement et tristement semblable à celle de Will : son père était un alcoolique qu’il provoquait pour qu’il ne frappe pas sa mère ou sa sœur.

Par l’humilité, cette faiblesse devient vulnérabilité. « Je ne sais pas grand chose, ajoute Sean. Mais je peux te dire que cette merde [la vie actuelle de Will], ce n’est pas de ta faute ». Alors, il se tourne vers le jeune homme. Et il va lui répéter cette phrase décisive : « Ce n’est pas ta faute ». Pas moins de dix fois. Au début, le jeune homme concède, en haussant les épaules ; puis, il résiste ; enfin, il s’effondre en larmes dans les bras de Sean. La scène d’après, on voit Will prendre la décision d’accepter un véritable travail, puis de revoir Skylar (en l’amour de qui il ne pouvait pas croire). Le fruit de la transformation atteste le début de la reconstruction.

On pourrait s’étonner de l’efficacité d’une parole non seulement répétée, mais évidente : Will est trop lucide pour ignorer qu’il n’est en rien coupable. Cependant, le savoir qui libère n’est pas une information neutre, froide (« Mon père m’a haï »), donc coupée de la blessure, mais est expérimentale, contournant les résistances si profondes interdisant de connecter, réconciliant cognitif et affectif, sensible et spirituel. Cette connaissance du cœur est reconnaissance d’un déjà-su, mais enfoui dans la chair et le sang. Or, l’insistance douce, plus efficace que tout discours, permet de passer de la première à la seconde forme de connaissance. Que Sean s’engage, âme (par la parole) et corps (par son approche pas à pas), refusant la distance faussement respectueuse du froid connaître, appelle Will à jeter tout son être dans l’accès à la vérité (« Regarde-moi, petit [] »). Sean multiplie les canaux sensoriels : vue, ouïe, toucher enfin. De même que Sean consent au risque du corps à corps qui peut aussi bien être violent qu’aimant, de même Will est convoqué à courir le péril de dissoudre irréversiblement ses défenses si soigneusement édifiées.

De son côté, Will passe successivement par les sentiments déjà notés : la tristesse, la crainte, la violence, le désespoir. Jusqu’au moment où, cette dernière imposture démasquée, il peut enfin entrer dans la vérité sur lui-même : non plus savoir mais éprouver combien sa culpabilité suicidaire l’empêchait de développer son talent et de rencontrer ce qui sera peut-être le grand amour de sa vie. Désormais les émotions qui déchiraient et émiettaient sa vie sont contenues par l’amour inconditionnel d’un thérapeute. Vulnérable et empathique, il garde toutefois sa place de psy en nommant le mal : la honte.

Si toute personne blessée n’est pas géniale comme Will, elle cache pourtant un don qui ne fructifie pas totalement. Le « Mozart qu’on assassine » n’est pas seulement victime, il est, involontairement, victimaire, c’est-à-dire son propre meurtrier par sa culpabilité.

Pascal Ide

26.10.2020
 

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