Cours de Psychologie Chapitre 1 Géographie. La caractérologie

« La caractérologie, cette géographie de l’être humain [1] ».

« Dans notre famille, dit quelqu’un, nous avons tous le même nez. – C’est étonnant, ré­plique son voisin, parce que dans la nôtre, chacun a le sien ». De même, on peut consi­dérer l’homme dans ce qu’il a de commun avec les autres hommes ou dans ce qui lui est propre. Jusqu’à maintenant, nous avons considéré l’homme dans ses caractéristiques universelles : ouverture, unité, histoire ou innovation. Il reste à considérer ce qui lui est plus particulier, singulier : ce qu’on appelle le caractère.

A) Nature du caractère

1) Histoire et géographie humaines

 

Anne-Sophie, 27 ans, souffre de crises de boulimie. Tous les jours, elle se jette sur la nourriture, puis se fait vomir. Elle souffre beaucoup de ce qu’elle appelle une « prison ». Elle donne une image d’elle-même très gaie, mais, au fond, elle est rongée par la tristesse et la solitude. Grâce à une psychothérapie, elle prend conscience de l’absence de toute affection paternelle : les fessées sont le seul souvenir qu’elle garde de lui. Un épisode lui remonte en mémoire : s’étant un jour enfermée dans sa chambre, son père avait tenté d’enfoncer la porte. Sa mère, très croyante, réservée, peu expansive, l’aimait, mais ne le lui montrait pas. Pendant des années, Anne-Sophie a souffert d’acné juvénile, ce qui lui valait cette réflexion de sa mère pour tout traitement : « C’est bien pour l’humilité ». Manifestement, la boulimie est un réflexe d’au­todestruction répondant au manque d’amour reçu.

 

Mais a-t-on vraiment tout expliqué ? Quelque chose demeure dans l’ombre. Beaucoup d’enfants ont été ainsi frustrés de l’amour de leur père, portent des souvenirs traumati­sants de leur enfance, mais n’ont pas développé ainsi une défense boulimique, à l’image d’Anne-Sophie. Certains se sont réfugiés dans l’hyperactivité, d’autres ont déve­loppé une dépression, etc. Anne-Sophie ne se réduit pas aux influences du milieu : elle est née avec un certain nombre de caractéristiques de départ, qui lui sont propres et l’ont aussi façonnée. Ce que l’on appelle un caractère.

Pour reprendre l’excellente distinction proposée par Marie-Madeleine Martinie, si la psychologie (notamment la psychanalyse) m’explique l’histoire de la personne, la ca­ractérologie m’en expose la géographie. La place des frontières maritimes, les res­sources du sous-sol, le climat dessinent une individualité et appellent une histoire origi­nale. Mais on ne peut séparer l’histoire de la géographie. Comme la géographie est à l’histoire ce que l’inné est à l’acquis, l’homme est un composé d’inné et d’acquis [2]. L’homme est un composé de nature et d’aventure, aimait dire le philosophe Jacques Maritain. L’histoire raconte notre aventure, c’est-à-dire ce qui vient de notre éducation ; le caractère traite du point de départ, notre nature.

Le caractère des enfants se manifeste très tôt. Tel enfant, dès le plus jeune âge, préfère les jeux tranquilles, il aime regarder. Il réfléchit beaucoup, il est posé. Rien à voir avec son frère aîné, qui est tonique, vif, colérique, déménage sa chambre trois fois dans la matinée. Comment réagissent-ils quand retentit un bruit inattendu et violent ? Le premier demeure placide, s’arrête un instant puis reprend ses jeux ; le second s’inquiète, voire se met à pleurer. Le premier enfant, on le verra, est non émotif, non actif, secon­daire, autrement dit un tranquille ; le second est émotif, actif, primaire, autrement dit un actif exubérant.

à l’autre extrémité de la vie, quelle que soit l’éducation, l’émotif sursautera lorsque le téléphone sonnera et l’accomplissement d’une tâche coûtera toujours plus d’énergie au non-actif qu’à l’actif. Le caractère ne s’efface jamais totalement.

Entre les deux, le caractère colore, influence d’une certaine manière toute la vie : un émotif et un non-émotif ressentiront toujours les événements d’une manière différente. Ne le regrettera que celui qui aime le costume Mao et les bouquets composés d’une seule sorte de fleurs…

2) Le caractère et la personnalité

 

Deux jumelles monozygotes (venant d’une même cellule), Claire et Marie, ont été élevées séparément. Claire a été élevée dans un milieu raffiné, Marie dans une famille peu cultivée. Claire est devenue directrice d’une maison d’édition florissante à Paris, alors que Marie est caissière dans un monoprix, dans un bourg de province. Claire est présente à tous les vernissages, on la voit à tous les cocktails, alors que Marie ne sort guère de chez elle. Tout a donc l’air de les différencier.

Pourtant, si on ne s’arrête pas aux différences acquises par le milieu social et par l’éducation (ce qui constitue la personnalité), des ressemblances profondes sautent aux yeux de l’apprenti caractérologue : Claire, comme Marie, ne peut faire qu’une chose après l’autre ; toutes deux détestent qu’on les plaigne, ra­conter leurs petites misères ; elles ne savent pas rester sans rien faire : une fois à la maison, elles doivent travailler, partir à une réunion, etc. ; même si Claire accepte de lourdes responsabilités, tout changement imprévu l’inquiète, comme Marie qui ne sait pas aborder l’inconnu avec sérénité.

 

Claire et Marie ont même caractère (inné), mais ont acquis des personnalités op­posées [3]. C’est l’œuvre de l’éducation et de la vie que de transformer le caractère en personnalité. Mais celle-ci ne peut pas plus effacer celui-là, que la gymnastique la plus élaborée ou que le régime alimentaire le plus sophistiqué ne gomment nos empreintes digitales ou notre formule chromosomique. Le caractère détermine (pour une part), mais c’est la personnalité qui termine. Le premier est au champ en jachère, ce que la seconde est au champ labouré et ensemencé. Entre les deux, se trouve tout le travail de l’éducation, en son actif et en son passif. Par exemple, la timidité est un mixte d’émotivité (trait de caractère), de complexe d’infériorité (blessure) et d’amour propre (acte volon­taire, fautif). N’en rester qu’à l’un des aspects serait déresponsabilisant ou culpabilisant à l’extrême.

Selon que l’on est plus tenté par la spéléologie ou l’alpinisme, selon que l’on est pas­sionné par les couches profondes ou par les strates nouvelles, on insistera davantage sur les ressemblances ou sur les différences existant entre Marie et Claire. Il demeure que ces deux sœurs sont estampillées par la même marque de fabrique, la même ori­gine parentale, et celle-ci passe, notamment, par l’identité génétique déposée dans les chromosomes. Voilà pourquoi deux frères ou deux sœurs homozygotes ont même caractère.

3) L’inné et l’acquis

Enfin, le caractère renvoie à la partie innée en nous. Nous en parlerons en détail dans le chapitre suivant.

B) Les différentes caractérologies

Il y a bien d’autres exemples de typologies. L’une des plus utilisées est le MBTI qui est en grande partie inspirée du psychanalyste suisse Carl Gustav Jung.

Une autre très fine typologie qui n’est que partiellement caractéréologique est l’ennéagramme [4].

C) Dix traits pour un caractère

Chaque personne est douée d’un caractère différent. Mais on ne peut pas plus circons­crire le mystère inexaustible de la personne que l’on ne peut pleinement décrire le chant d’un oiseau ou un coucher de soleil. « Il y a plus de différences entre les âmes qu’entre les visages », disait un prêtre [5]. Étant donné le nombre des hommes et leur complexité, sommes-nous voués au mutisme ?

Heureusement, il y a des constantes. Il n’est pas besoin d’avoir lu Les Caractères de La Bruyère pour savoir qu’il existe des groupes de personnes qui se ressemblent.

Multiples sont les caractérologies. J’ai opté pour une des caractérologies les plus an­ciennes et les plus classiques : celle de Le Senne.

On distingue caractère et trait de ca­ractère. On appelle trait de caractère une des composantes d’un caractère : un caractère est donc la combinaison de plusieurs traits de caractères.

En 1905, grâce à une méthode statistique, les hollandais Heymans et Wiersma établissaient la distinc­tion de trois traits fondamentaux du caractère qui sont aussi les plus connus : l’émotivité, l’activité et le retentissement. Cette typologie donne déjà un bon aperçu de la riche diversité des traits de caractères. Elle présente toutefois un inconvénient majeur : de nombreux traits sont d’intensité moyenne, ce qui rend malaisée la connaissance de son caractère. Voilà pourquoi d’autres traits de caractère (ce qu’on appelle parfois les facteurs complémentaires et les facteurs de tendance) sont nécessaires et même indispensables. Elle permet « d’obtenir des portraits plus ressemblants et plus détaillés », comme le disait Gaston Berger.

On aboutit ainsi à une liste de dix traits de caractère, systématisée par Le Senne : émotivité, activité, retentissement, plaisir sensoriel, plaisir in­tellectuel, polarité Mars, polarité Vénus, ouverture du champ de conscience, élan vers autrui, désir d’être. C’est l’ensemble de ces traits qui composent un caractère et en ex­prime la richesse, sans jamais l’épuiser.

J’ai choisi la caractérologie de Le Senne parce qu’elle est largement éprouvée par une vaste expérience, mais aussi parce qu’elle présente une affinité inattendue avec notre analyse de l’homme : elle peut se fonder sur les différentes ouvertures. Un tableau ré­sumera les corrélations que j’expliquerai dans un instant.

 

Traits de caractère

 

Ouvertures (ou facultés)

 

Émotivité

Affectivité sensible concupiscible

Activité

Volonté (inclination au bien spirituel)

Retentissement (primaire et secondaire)

Imagination et surtout mémoire (sens internes)

Plaisir sensoriel

Cinq sens

Plaisir intellectuel

Intelligence

Polarité (Mars ou Vénus)

Affectivité sensible irascible

Ouverture du champ de conscience

Intelligence (et sens ?)

Élan vers autrui

Ouverture à autrui

Désir d’être

Ouverture à la vie physiologique

 

Avant d’entrer dans le détail, soulignons les trois erreurs qui guettent tous les débutants en caractérologie.

Les différences observées pour un même trait de caractère sont de l’ordre du plus ou moins et non pas du tout ou rien. Aucun individu n’est 100% non-émotif, c’est-à-dire absolument insensible, mais moins émotif qu’un autre ; à motivation égale, l’actif se mobilisera pour une activité bien plus importante que le non-actif ; de même, per­sonne – j’excepte le cas de maladie comme la dépression – n’est absolument dénué de goût pour l’action. Au fond, il vaudrait mieux parler de plus ou moins émotif ou plus ou moins actif et non pas de non-émotif et de non-actif.

Ne jugeons pas la valeur psychologique des traits de caractère. Un trait n’est pas meilleur que son opposé. Ce qui signifie qu’il n’y a pas des bons et des mau­vais caractères, alors qu’il y a des bonnes et des mauvaises personnalités. Chaque trait a sa richesse et sa faiblesse. La personne douée d’un champ de conscience étroit peut se concentrer longuement sur un problème, et ainsi découvrir la solution ; mais elle pa­raîtra bornée voire sotte à qui lui demande de penser non plus en série, mais en paral­lèle. En regard, avoir un champ de conscience large est une qualité fort utile à l’organi­sateur, mais qui fera souffrir le chercheur pointu : assailli de pensées diverses, il sera menacé par la dispersion. La personne de champ large accusera son contraire d’en rester aux détails et la personne de champ étroit taxera symétriquement son contraire d’en rester à l’à peu-près.

Enfin, ne moralisons pas les traits de caractères. Si déjà les caractères se valent au plan psychologique, a fortiori, ne les comparons pas et ne les ju­geons pas au plan moral. Le carac­tère est inné : il est donc indépendant de notre volonté libre. En revanche, la personnalité qui est acquise la prend en compte : elle peut donc d’être évaluée moralement. Or, nous avons tendance à juger moralement les traits de caractère. Leur nom même est sponta­nément valorisé – par exemple actif – ou dévalorisé – par exemple, émotif.

En revanche, il est vrai que chaque caractère prédispose la liberté à un comportement qui pourrait devenir un péché. Etre secondaire rend le pardon plus difficile. Le pas­sionné (émotif-actif-secondaire) est l’homme de l’œuvre, mais de manière spontanée, non réfléchie. Il risque alors d’oublier la finalité même de la vie qu’est le bonheur. Au nom de l’œuvre qu’il doit réaliser, il peut sacrifier jusqu’aux êtres les plus chers. L’échec, la maladie seront pour lui une chance de s’arrêter et de faire le bilan, mais aussi un risque de se révolter. En un mot, le passionné est plus tenté par l’orgueil que tout autre caractère.

Quels sont les dix traits de caractère ?

1) L’émotivité

 

Dès qu’on lui raconte une histoire triste, Marie-Madeleine s’imagine dans la peau de cette personne et se met à pleurer. Inversement, Jean-Michel, médecin, n’a jamais manifesté le moindre signe d’émotion en face des malades les plus profondément atteints.

 

Marie-Madeleine est émotive et Jean-Michel non-émotif. En effet, l’émotivité est une plus grande réactivité (physiologique et psychologique) à des sollicitations. Pour l’émotif, tout lui est aquilon ; pour le non-émotif, tout lui semble zéphyr. Aussi l’émotivité qualifie-t-elle l’ouverture de l’affectivité sensible, précisément concupiscible [6].

Les trois remarques faites au paragraphe précédent trouvent ici une application privi­légiée.

L’émotivité n’est pas l’affectivité. Tout homme est doué d’affectivité : personne n’est to­talement dénué de peur, de colère, de joie ou de désir. Mais tout le monde n’est pas émotif. L’émotion est une sensibilité particulièrement avivée à la moindre sollicitation.

Ne portons pas de jugement psychologique. Souvent l’émotif se vit mal émotif. Il aime­rait ne pas sursauter au moindre coup de téléphone, ne pas pleurer à tous les films sen­timentaux. Cependant, l’émotivité n’est pas une tare. Il est possible de la maîtriser et de l’utiliser en vue de ses projets. Marie-Madeleine qui rougit pour un rien, ce qui la handi­cape considérablement dans ses relations avec autrui, l’autre jour, a dû prendre position dans une réunion de parents d’élèves. Elle n’a pas hésité à se lever, dire ce qu’elle pen­sait, sans crainte de l’opinion de ceux qui n’étaient pas de son avis. Elle n’a même pas rougi comme à son habitude. Elle n’est pas une personne timide (ce qui est une bles­sure), mais une personne émotive qui sait se contrôler.

Ne moralisons pas. L’exemple ci-dessus ne signifie pas que Marie-Madeleine soit compatissante, ni que ce médecin ne fasse pas tout son possible pour soulager les souffrances de ses patients. L’émotif prend toutes choses à cœur, alors que le non-émotif donne une impression de froideur ; mais l’émotif va au bout de sa passion, s’épuise ou se trouve blessé de la moindre contrariété, alors que le non-émotif traverse la tourmente avec constance et sans égratignure.

En revanche, le trait de caractère dispose davantage à telle ou telle attitude morale. Si le non-émotif est l’homme du sang-froid, de l’action, l’émotif est plus doué pour l’empathie : car l’amour affectif dispose à l’amour effectif.

2) L’activité

 

Le philosophe René Descartes écrit à la reine Élisabeth qu’il a toujours observé la règle suivante dans ses études : « Je n’ai jamais employé que fort peu d’heures, par jour, aux pensées qui occupent l’imagina­tion, et fort peu d’heures, par an, à celles qui occupent l’entendement seul ». Ainsi, continue-t-il, « j’ai donné tout le reste de mon temps au relâche des sens et au repos de l’esprit [7] ».

 

Descartes est non-actif. Si l’émotivité touche plus la activité à une situation donnée, l’activité met en œuvre notre capacité d’initiative.

L’activité n’est pas le sens pratique et encore moins le sens manuel. L’hyperagité n’est pas forcément non plus un actif : l’agitation est un trait de personnalité et non de carac­tère. Aussi, pour contr(ari)er son caractère, parfois par défi, le non-actif est (et pas seu­lement apparaît) souvent très occupé. Dernier mirage : le non-actif peut déployer une intense énergie dans la détente ; seul l’actif se dépense autant pour sa distraction que pour son travail.

Les tendances actives se révèlent au mieux par le goût, par l’inclination spontanée : l’actif aime agir ; incapable de ne rien faire, il est entreprenant. Or, on n’agit qu’en fonc­tion d’un projet qui nous apparaît comme un bien désirable et la liberté est la capacité qui fait agir l’homme. Voilà pourquoi l’activité ou aptitude à l’action, caractérise l’ouver­ture au bien et la plus ou moins grande puissance de la liberté à s’engager dans cette poursuite du bien.

L’actif se reconnaît à trois traits, estime Louis Millet : il veut surmonter les obstacles au lieu de renoncer ; il se livre aux travaux imposés, même s’il n’y ressent pas de plaisir ; il réalise tout de suite le travail obligatoire au lieu de l’ajourner. Il suffit de retourner ces trois signes pour trouver le non-actif.

Une nouvelle fois, ne moralisons pas. Chaque trait de caractère a ses inconvénients et ses avantages. Souvent, le non-actif se culpabilise (car, en premier, son entourage a moralisé sa non-activité) : « Je me vis paresseuse, disait la philosophe Janine Chanteur à la radio, et je me le reproche. Je n’ai pas de facilité à faire les choses ». Il préfère la pa­role à l’action, car le « langage est notre première ligne de repli [8] » ; il se livre avec une demi-naïveté à sa magie. Face à une situation demandant un effort, l’inactif préfère la déformer, afin de contourner l’obstacle, d’où une tendance au découragement et à la falsification, voire au mensonge. Mais le non-actif a cet immense avantage sur l’actif de savoir s’arrêter pour jouir de la vie.

3) Le retentissement : primaire et secondaire

 

Hélène rencontre un de ses voisins, Marc, qui lui adresse un mot vif. Elle lui répond doucement. Ils se quittent après quelques minutes. Une fois rentrée dans son appartement, Hélène fait son courrier et sa comptabilité. Lorsqu’elle se met à son repassage, une heure plus tard, l’esprit enfin libre, elle sent un ma­laise indéfinissable qui l’envahit. Elle n’en comprend pas la cause, lorsque soudain, pensant à Marc, elle se remémore la remarque un peu vive qu’il lui a adressée. Le lendemain, Hélène croise Marc dans l’escalier ; elle a du mal à lui adresser la parole, alors que Marc, qui a manifestement tout oublié, lui adresse son plus beau sourire Fluocaryl.

 

Hélène est secondaire, Marc primaire. Ces épithètes trompeurs ne qualifient pas leur capacité d’analyse intellectuelle (réduite chez le primaire, élaborée chez le secondaire) et encore moins l’ère géologique dont ils seraient issus ! Ils caractérisent le retentisse­ment d’un fait dans l’histoire de la personne. L’événement résonne peu et tout de suite chez le primaire; il résonne longtemps et après le délai chez le secondaire : c’est une heure plus tard qu’Hélène se souvient.

D’autres indices signalent ce trait de caractère. Le primaire a une grande aptitude à l’oubli, alors que le secondaire fait souvent figure de rancunier [9]. Le primaire s’attache aux impressions nouvelles et manquera parfois de fidélité dans ses relations, mais le secondaire change moins facilement d’idées. Le tempérament primaire incline à l’extra­version et le secondaire à l’introspection.

Plus profondément, le retentissement naît de la manière dont se trouve canalisé le flot de l’émotivité dans le temps. Chez un caractère primaire la place principale est aux don­nées présentes, la conscience est peu influencée par le passé ou le futur, sans toutefois les abolir. Chez le caractère secondaire ou non-primaire, la représentation de l’actuel est affaiblie par le passé ou l’à-venir : « la secondarité est le neutralisateur le plus puis­sant de l’émotivité », car elle « répartit la décharge de la force émotive sur une grande profondeur [10] ».

Ce trait de caractère est lié à l’ouverture des cinq sens (les sens externes) et de ce que l’on appelle les sens internes : l’imagination et de la mémoire. Car le propre de l’imagi­nation et de la mémoire est de garder en soi ce qui a été vu, entendu, touché, etc. Le re­tentissement caractérise donc l’ouverture des sens internes.

4) Le plaisir sensoriel ou plaisir de la sensation

 

Jonathan a beau aimer l’homélie de ce prêtre, son ton de voix l’indispose au point qu’il a du mal à se pé­nétrer de son contenu. En revanche, l’expressivité du visage du prédicateur captive tant sa voisine, Amélie, qu’elle en oublie combien sa chaise en bois est inconfortable.

 

Jonathan et Amélie sont doués de plaisir sensoriel, auditif pour le premier et visuel pour le second.

Chacun des cinq sens est fait pour connaître. Mais autre chose est de constater que la mer est verte, autre chose est de goûter le spectacle. Or, cet agrément spontané varie selon les personnes. Certains préféreront un meuble moins commode mais tellement plus joli. D’autres seront aussitôt saisis par un rai de lumière jouant sur un mur ou per­dront de précieuses secondes pour écouter, comme disait Mozart, « deux notes qui s’ai­ment ».

Les tempéraments dits artistes ou esthètes ont souvent une prédisposition au plaisir sensoriel. Attention toutefois de ne pas confondre inclination et aptitude : que l’on aime la danse ne signifie pas que l’on soit doué pour cet art, ni que la compétence s’acquiert sans labeur personnel.

5) La polarité Mars et Vénus

 

Sylvie et Jeanne sont cousines. Elles se disputent parfois : « Tu est hypocrite, clame Sylvie. Tu adoptes toujours le point de vue des gens, mais tu gardes bien tes idées à toi ; et finalement tu les embrigades dans tes combines. – Tu peux parler, réplique Jeanne. Toi tu es d’un autoritaire : l’autre jour tu as obligé une de tes amies à aller au cinéma alors qu’elle n’en avait aucune envie ; tu ne lui as même pas demandé son avis ».

 

Sylvie est Mars et Jeanne est Vénus. Ce que Gaston Berger a appelé Mars ou Vénus ne se réfère pas aux deux planètes les plus proches de la Terre, mais aux dieux de la mythologie romaine, ou plutôt à ce qu’ils symbolisent. Mars, dieu de la guerre, est à Vénus, déesse de l’amour et de la beauté, ce que le hard est au soft. Ils constituent deux polarités. Dans la relation à l’autre, face à une difficulté, le Vénus cherche à sé­duire, le Mars à réduire. Les deux veulent arriver à leur fin, quoique par des chemins différents. Quelqu’un parlait un jour d’une femme qui suivait partout son mari là où il ne voulait pas… Cette femme devait être de polarité Vénus !

On oppose souvent Mars et Vénus comme on oppose par exemple émotif et non-émo­tif. En fait, il existe quatre types de personne : certaines personnes ne présentent que peu d’intérêt pour le dialogue ou pour la domination (ni Mars, ni Vénus) ; d’autres peu­vent dire, avec Mazarin : « Je dissimule, je biaise, j’adoucis, j’accommode tout autant qu’il m’est possible » (Vénus et Mars) ; certains ne sont heureux que lorsqu’ils peuvent querel­ler et faire des procès (Mars) ; d’autres, enfin, accueillent toujours les objections avec le sourire et, si la contradiction redouble, leur amabilité s’accentue d’autant (Vénus). C’est donc que le vénusien et le martial constituent chacun un type de caractère à part entière, plus ou moins développé selon les personnes.

La capacité à franchir un obstacle appartient à un type particulier d’affectivité, ce que l’on appelle l’irascible ou la combativité. Ainsi, ces deux traits de caractère qualifient un aspect de l’ouverture au bien qu’est la puissance affective.

6) Le plaisir intellectuel

 

« Tout au long de sa vie, Freud ne se contenta jamais des seules solutions affectives. La compréhen­sion faisait pour lui l’objet d’une passion véritable. Dès le début, le besoin de comprendre se trouva chez lui inéluctablement stimulé [11] ». Le biographe de Freud note plus loin que, toute sa vie, le fondateur de la psychanalyse eut le désir de comprendre.

 

De même qu’il existe un plaisir sensoriel, de même un plaisir intellectuel. L’ouverture est source de joie. Or, si toute personne possède la capacité à s’ouvrir à la vérité, à la chercher, à la comprendre, certains y trouvent spontanément plus d’agrément que d’autres. Le goût intellectuel (qui est singulier) se distingue donc d’une part de la capa­cité de l’intelligence (qui est universelle) et d’autre part du quotient intellectuel (qui est aussi individuel, mais mesure une profondeur de pénétration, non une joie). Cette délec­tation de l’intelligence se caractérise par la jubilation trouvée à lire des ouvrages, écou­ter des conférences ou entretenir des discussions relatives à des sujets intellectuels. Le fameux Eurêka déclenché par la découverte d’Archimède qui l’a fait bondir hors de son bain et courir nu dans les rues de Syracuse, est le signe assuré d’une disposition carac­térologique au plaisir intellectuel !

7) L’ouverture du champ de conscience

 

Timothée est incapable de tenir le volant et de parler en même temps, alors que son cousin Max peut changer de cassettes et soutenir une discussion serrée, tout en conduisant de nuit sous une pluie battante. Timothée en est complexé et s’imagine être moins intelligent ou moins doué que Max.

 

Le champ de conscience de Timothée est étroit, celui de Max particulièrement large. Depuis sa chute dans un escalier alors qu’il mastiquait un chewing-gum, on disait du président des Etats-Unis Gerald Ford qu’il ne pouvait mâcher un chewing-gum et réfléchir en même temps, autrement dit, qu’il avait un champ de conscience étroit !

La largeur du champ de conscience ne préjuge en rien de l’intelligence ni de l’ouver­ture : largeur et étroitesse du champ de conscience ne signifient pas largeur et étroitesse d’esprit. Ce trait de caractère concerne seulement la capacité à pouvoir embrasser plus ou moins d’objets dans son attention présente. Une personne de champ large travaille en « multitâches », garde toujours la vision de synthèse ; une personne de champ étroit privilégie la profondeur à la largeur. Ce trait de caractère qualifie, là encore, l’activité, donc l’ouverture intellectuelle.

Précisons. Beaucoup de personnes, manifestement dotées d’un champ de conscience étroit, croient avoir un champ large, parce qu’elles peuvent réfléchir à plusieurs choses en même temps. Mais ces choses sont de même nature, alors qu’une personne de champ large accomplit simultanément des activités hétérogènes.

8) L’élan vers autrui

 

« Une phrase m’irrite plus que tout […] : Je trouve ça effrayant ! Moi, je dis : !Erreur de syntaxe, « Et à partir du moment où vous êtes conscient de cela, vous devez vous préoccuper de tout. Vous ne pouvez pas ne pas réagir ; je n’arrive pas à rester indifférent à ce que je rencontre, à ce que je vois, à ce que j’entends. Un paysage m’émeut, un arbre m’émeut, un homme évi­demment m’émeut, un enfant a fortiori, une situation, un bruit… Je me souviens d’une phrase que j’avais surprise dans la bouche d’un professeur de rhétorique, au collège : !Erreur de syntaxe, « [12] ».

 

L’ouverture à l’autre est, chez le professeur Gentilini, préparée par une prédisposition de caractère : l’élan vers autrui. Spontanément, l’autre l’intéresse, suscite son attention. Certaines personnes sont ainsi naturellement portées à se mettre à la place d’autrui, à compatir. Montaigne écrivait : « Je me compassionne fort tendrement des afflictions d’au­trui [13] ». D’autres doivent accomplir un réel effort d’attention et d’imagination pour com­prendre autrui, même proche. Là encore, ne jugeons pas la différence, car celui qui doit faire un effort pourra parvenir à un résultat qui, même peu spontané, sera aussi conforme à la justice que celui qui éprouve de la compréhension sans mobiliser d’énergie.

Quel nom donner à ce trait de caractère ? Gaston Berger parle de tendresse. Mais le terme est dangereux, car il connote négativement le trait de caractère opposé. Aussi Louis Millet préfère parler de « rapport spontané au vivant ». Je ne sais pas si c’est plus parlant ! Pourquoi ne pas parler tout simplement d’élan vers autrui ? En tout cas, ce trait de caractère vient colorer l’universelle ouverture à l’autre présente chez l’homme.

9) Le désir d’être

 

Roger Fauroux, ancien grand capitaine d’industrie (PDG de Saint-Gobain), ancien ministre de l’Industrie, a été frappé par la phrase de Dostoïevski : « Avant de chercher le sens de la vie, il faut aimer la vie ». « Moi, j’aime la vie, commente-t-il, et lorsqu’on aime la vie, on porte en soi une certaine ambition, un certain désir, non pas de pouvoir, mais d’action [14] ».

 

« Je croyais, autrefois, que l’âme s’usait avec le corps et qu’à l’instant que les mains n’ont plus la force de saisir, l’esprit lui-même se détache des vanités et des passions de ce monde ; et voici que j’enferme dans ce corps décharné un cœur plus âpre, plus inquiet, plus avide d’amour et d’absolu que l’âme de mes jeunes années [15] ».

 

Roger Fauroux et la marquise de Maintenon croquent la vie à belles dents : ils aiment la vie ; même après avoir souffert, même après avoir dépassé les « vanités de ce monde », cet élan traverse et soulève leur existence. Il est si fondamental qu’il semble s’enracine dans l’ouverture à la vie physiologique, notamment nutritive.

On appelait autrefois ce trait de caractère : avidité car ce terme vient du latin aveo, « désirer ardemment ». Mais ce mot présente une connotation péjorative. Aussi Louis Millet préfère-t-il parler de désir d’être, ce qui me semble opportun.

Tout homme aspire à persévérer dans l’être [16]. Il reste que ce désir d’être est variable. Il est intensément présent chez Thérèse de Lisieux qui répond à sa sœur aînée lui pro­posant de choisir parmi ses jouets : « Je choisis tout ! » Il est presque absent chez une Bernadette Soubirous qui n’est spontanément désireuse de rien. Les ardents désirs de Thérèse sont donc d’abord une donnée caractérologique, et n’ont pas de valeur éthique ni spirituelle. Elle n’en était d’ailleurs pas dupe qui n’en faisait pas un critère de sainteté : « Ce ne sont pas mes grands désirs que Dieu aime ». De manière plus générale, aucun trait de caractère ne prédispose plus qu’un autre à la sainteté…

D) Des traits de caractère au caractère

La description qui précède est analytique, elle ne permet pas d’avoir de vision d’ensemble. Or, une personne donnée n’est pas une collection juxtaposée de traits de caractère, elle a un caractère, et ce caractère a sa logique interne, sa cohérence. Il est donc indispensable de passer de la description des traits de caractère à celle du caractère. Je renvoie aux ouvrages cités en fin de chapitre pour leur description détaillée.

Dans la constitution des caractères, certains traits sont plus im­portants que d’autres, si l’on en croit les fondateurs de la caractérologie : on l’a vu, ce sont l’émotivité, l’activité et le retentissement. Combinant ces traits deux par deux, Le Senne établit la distinction des huit (2 x 2 x 2) caractères fondamentaux bien connus. En voici la liste et les noms actuels qui sont, pour certains, moins négatifs que ceux proposés à l’origine (on appelle aujourd’hui actif exubérant celui qu’on nommait colérique) :

 

 

 

Secondaire

EAS : Passionné

Emotif

Actif

Primaire

EAP : Actif exubérant

 

Non-Actif

Secondaire

EnAS : Nerveux

 

 

Primaire

EnAP : Sentimental

 

 

Secondaire

nEAS : Flegmatique

Non-Emotif

Actif

Primaire

nEAP : Réaliste

 

Non-Actif

Secondaire

nEnAS : Tranquille

 

 

Primaire

nEnAP : Plastique

E) Applications

1) Du duel au duo

Connaître son caractère et celui des autres dans la vie courante familiale, relationnelle et professionnelle, est un avantage précieux.

 

Martin et Viviane s’aiment beaucoup, ce qui ne les empêche pas de se disputer de temps en temps. Aujourd’hui, la scène a été particulièrement violente : elle a touché un point sensible, l’éducation de Guillaume, leur dernier enfant. L’éclat passé, Martin est allé s’asseoir dans son fauteuil, au salon, s’enfon­çant ostensiblement dans son journal, l’air grognon. Viviane a sorti l’aspirateur, passe partout, particuliè­rement dans le salon. Martin a compris. Il laisse tomber son journal, avec une mine excédée, prend son manteau, sort de l’appartement en claquant la porte. Dans la rue, il passe près d’une boulangerie-pâtisserie, et se rappelle brusquement que sa femme aime les mille-feuilles. Il en achète deux. Toute colère envolée, Martin remonte, ouvre la porte de l’appartement où l’accueille toujours la turbine de l’aspirateur. Il va dé­poser les gâteaux dans la cuisine, mange le sien et retourne lire. Ce n’est que plus tard, bien plus tard, toute soufflerie d’aspirateur éteinte, que Viviane ira manger seule, en silence, son mille-feuilles aux ce­rises et qu’ils se réconcilieront. Serait-ce donc que Viviane soit rancunière ou que Martin soit indifférent ? Non. Serait-ce un indice de la différence de caractère masculin-féminin ? Non plus. Vous connaissez main­tenant la réponse : Viviane est secondaire, et Martin primaire.

 

À nous de décider si nous faisons de cette différence ineffaçable de caractère une oc­casion de guerre perpétuelle ou une occasion d’enrichissement. Ici, le pardon a été possible, parce que chacun se connaît et n’a pas reproché à l’autre sa réaction, comme c’est souvent le cas. Martin sait qu’il faut être patient, même si la lenteur de « digestion » de Viviane l’agace parfois. Viviane sait que l’orage chez elle n’est qu’une ondée chez Martin, mais elle n’ignore pas que, si ce retentissement pénible est un handicap en cas de crise ou de conflit, la secondarité lui permet de mieux garder ses impressions dés­agréables et les secrets. Cette écoute de la différence est donc une richesse partagée.

 

Yves et Fabien travaillent dans le même bureau. Ils s’apprécient : Fabien sait qu’avec Yves, on rit sou­vent, les choses ne sont jamais tragiques et Yves, en regard, apprécie de pouvoir compter sur le dyna­misme de Fabien. Pourtant, les relations sont souvent tendues. Le bureau de Fabien est toujours rangé, celui d’Yves est un capharnaüm dont la stratification intéresserait un géologue. Fabien est rigoureux, tou­jours à l’heure aux rendez-vous, Yves, un peu dilettante, manque un entretien sur deux. Yves s’éternise à discuter avec les collègues à la pause café de 11 heures, et c’est Fabien qui doit répondre à ses coups de té­léphone. Par contre, Yves trouve que Fabien remâche trop longtemps ses rancœurs, notamment au sujet de leur patron commun ; l’acharnement de Fabien qui ne sait pas se détendre finit par être agaçant. Yves et Fabien ont fini par souhaiter se retrouver à des étages différents, pour limiter les contacts. Leurs épouses s’étonnent : « Mais comment se fait-il que tu t’en plaignes ? Tu l’appréciais tant au début. Et vous êtes si complémentaires. Vous pourriez constituer une excellente équipe… »

 

Beaucoup de choses s’arrangeraient, en effet, si Yves et Fabien comprenaient que la plupart de leurs tensions sont dues à leurs différences de caractère : selon la typologie classique, Fabien est un passionné et Yves un nerveux. Autrement dit, s’ils sont tous deux émotifs, Fabien travaille comme une locomotive (il est actif), alors qu’Yves apprécie de « coincer la bulle » (il est non-actif) ; de plus, secondaire, Fabien a l’esprit de l’escalier ; primaire, Yves réagit au quart de tour.

Concrètement, que faire ? Trois choses :

  1. Identifier son caractère. C’est-à-dire prendre le temps de se demander, en vérité, quel est son caractère ; et celui de ses proches, qui constituent notre meilleur « labora­toire » ! Le meilleur test caractérologique demeure celui que l’on appelle le test de Grenoble, élaboré en 1961 par une équipe rassemblée autour du professeur Louis Millet. Il comporte cent questions, soigneusement évaluées grâce à une grille [17].
  2. Évaluer ses chances et ses faiblesses. Chaque caractère a sa richesse propre ; il présente aussi ses risques et ses tentations. Si la personne veut vivre son caractère et non pas le subir, elle devra l’accueillir, se réjouir de ses potentialités et consentir à ses limites. Un seul exemple. L’actif exubérant (émotif-actif-primaire) est un homme d’action ardent, auda­cieux qui connaît la positivité de son caractère. Son risque et sa chance, c’est l’échec : s’il sait les reconnaître, il apprendra la profondeur patiente de l’analyse et la connais­sance, non seulement de la situation, mais de soi ; de ce point de vue, s’il l’accepte, l’aide d’un sentimental lui sera précieuse. Dès lors, d’homme de l’action, il devien­dra un homme de l’œuvre et évitera son risque qui est l’activisme.
  3. Écouter la différence. Le but de l’analyse caractérologique qui, sans cela, risquerait de conduire à un jugement réducteur, n’est pas seulement de connaître ses traits de ca­ractère mais de les accepter et mieux encore de les aimer. Ce qui est bien différent. Par exemple, trop souvent les émotifs s’estiment plus défavorisés que les non-émotifs. Ils se protègent de leurs émotions et en arrivent à nier leur caractère : c’est à cause de cette défense que Milan Kundera disait : « Personne n’est plus in­sensible que les gens sentimentaux [18] ». La lumière qui éclaire l’intelligence (connaître) est appelée à se doubler de la chaleur d’un acte de volonté (accepter et aimer). Un critère simple : que l’amour ait toujours une tête d’avance sur la connaissance caractérologique.

Enfin, la caractérologie est une école d’apprentissage de la différence et de la pa­tience. Bien comprise, elle permet d’éviter des conflits stériles. Un enfant non-actif ne devien­dra jamais un actif : les parents pourront lui demander des efforts, non de trouver un goût particulier pour tel type d’activité. La connaissance du caractère est au service de l’ou­verture à l’autre. Surtout dans une société qui, comme la nôtre, privilégie, voire impose un modèle de caractère standard terriblement réducteur et sélectif : l’homme (masculin) doit être un individu actif, non-émotif, primaire, de champ de conscience large, etc. La personne (dont l’étymologie est le latin persona, masque) se trouve le plus souvent réduite à son étymologie : masque ; elle est vouée à jouer un personnage.

2) Une greffe qui a pris

Les dix traits de caractère ou les dix facteurs de l’individualité personnelle se greffent sur chaque ouverture et en recouvre la totalité. En retour, la caractérologie de Le Senne, née de l’étude attentive de l’expérience, confirme notre analyse de l’homme considéré comme être d’ouverture.

L’analyse du chapitre 1 a distingué six ouvertures fondamentales. Et c’est suffisant pour ce qui sera dit dans le restant du livre. Cependant, si nous voulons établir une relation exacte avec la caractérologie, il faut affiner l’analyse et préciser deux points.

L’affectivité sensible présente deux visages complémentaires qu’Aristote appelait concupiscible et irascible, termes que le Littré valide. C’est par l’affectivité concupis­cible que j’aime la glace, mais c’est par l’affectivité irascible que je traverse la moitié de Paris pour en acheter une, sur l’île Saint-Louis, chez Bertillon. La première fait courir le cent mètres plat et le second le cent-dix mètres haies. Autrement dit, le concupiscible se porte vers le bien qui convient, l’irascible est l’agressivité qui permet d’affronter et de franchir les obstacles. [19]

À leur tour, les puissances de connaissance sensible se ramifient en sens externes (les cinq sens : vue, ouïe, odorat, goût, toucher) et en sens internes (notamment imagi­nation et mémoire).

 

Il demeure une question : le caractère n’est-il pas une frustrante limitation ? Laissons la parole à Le Senne, dans la conclusion de son grand ouvrage :

 

« Puisque tous les carac­tères sont par eux-mêmes des déterminations, comme telles à la fois positives et néga­tives, ils peuvent être considérés comme des expressions et des limitations de ce que serait l’homme complet, le soi humain, dont les hommes les plus grands ne sont eux-mêmes que des participations. En tant qu’ils sont des limitations du caractère idéal, les caractères empiriques, donnés, enveloppent le défaut des autres caractères ; et il doit en résulter que chaque caractère tend plus ou moins confusément à comprendre les autres [20] ».

 

L’homme est un être d’ouverture et d’unité. Telle est sa structure. L’innovation l’incarne dans une histoire et le caractère dans une géographie.

 

Pascal Ide

[1] Marie-Madeleine Martinie, Communiquer en famille. Ecouter pour entendre, coll. « Guides Totus », Paris, Le Sarment-Fayard, 1993, p. 31. Souligné dans le texte.

[2] Sur cette difficile question qui rejoint celle des relations entre nature et culture, cf. Pascal Ide, Le corps à cœur, p. 186-193.

[3] Plus que le caractère et le tempérament, ainsi que nous le disions, avec imprécision dans l’ouvrage Construire sa personnalité (op. cit., p. 36 à 38). En effet, caractère et tempérament renvoient tous deux à notre géographie innée, le caractère insistant davantage sur l’aspect psychologique et le tempérament sur l’enracinement organique.

[4] Pour le détail, je me permets de renvoyer à Pascal Ide, Les neuf portes de l’âme. Ennéagramme et péchés capitaux : un chemin psychospirituel, Paris, Fayard, 1999 ; Ennéagramme. Notes pour une évaluation, Journée d’étude du bureau national « Pastorale, nouvelles croyances et dérives sectaires » avec les délégués relais pour les provinces ecclésiastiques, 1er février 2010, de 10 h à 17 h, siège de la Conférence des Evêques de France ; « Ennéagramme et transcendantaux. Interprétations croisées », Nouvelle revue théologique, 139 (2017) n° 3, p. 619-638.

[5] Parole du père Pichon que sainte Thérèse de l’Enfant-Jésus aimait citer.

[6] Elle caractérise aussi toute réceptivité. C’est en ce sens qu’Emmanuel Mounier, dans son Traité du caractère (Œuvres. II. Paris, Seuil, 1961) faisait de l’émotivité le trait de caractère principal ; il est en tout cas certain que les univers intérieurs de l’émotif et du non-émotif sont très différents et requièrent un long apprivoisement mutuel.

[7] René Descartes, in Œuvres et Lettres, éd. André Bridoux, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », Paris, Gallimard, 1950, p. 1159. A noter toutefois que Louis Millet fait de Descartes un actif (Caractérologie. Théorie et pratique, Paris, F.-X. de Guibert (O.E.I.L.), 1994, p. 204).

[8] Emmanuel Mounier, Traité du caractère, p. 399.

[9] Sur ce point, il est facile de confondre le caractère secondaire et la personnalité blessée, d’autant que la blessure favorise le retentissement. Mais, à cause de la blessure, le retentissement est sectorisé, limité à ce qui est objet de blessure, alors qu’il concerne tous les domaines chez le secondaire.

[10] Emmanuel Mounier, Traité du caractère, p. 246. Cf. l’exemple de Jean-Jacques Rousseau, cité p. 294 et 295, et l’exemple donné par René Le Senne, Traité de caractérologie, Paris, p.u.f., 1946, p. 88-89.

[11] Ernest Jones, La vie et l’œuvre de Sigmund Freud, 1. La jeunesse de Freud (1856-1900), trad. Anne Berman, coll. « Bibliothèque de psychanalyse et de psychologie clinique », Paris, p.u.f., 1958, p. 16.

[12] Marc Gentilini, Tempérer la douleur du monde, entretiens avec Jean-Philippe Caudron, Paris, Centurion, Bayard Ed., 1996, p. 196.

[13] Cité par Louis Millet, Caractérologie. Théorie et pratique, Paris, F.-X. de Guibert (O.E.I.L.), 1994, p. 73.

[14] Ils parlent de Dieu, Entretiens avec Bertrand Révillion, Paris, DDB, Le Jour du Seigneur, 1993, p. 143.

[15] Françoise Chandernagor, L’Allée du Roi. Souvenirs de Françoise d’Aubigné marquise de Maintenon épouse du Roi de France, coll. « Presses Pocket » n° 2227, Paris, Julliard, 1981, p. 10.

[16] « L’effort par lequel chaque chose s’efforce de persévérer dans son être n’est rien en dehors de l’essence actuelle de cette chose ». (Baruch de Spinoza, Ethique, L. III, Proposition VII, Explicatio, in Œuvres complètes, Ed. Roland Caillois, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », Paris, Gallimard, 1954, p. 421)

[17] Cf. Louis Millet, Caractérologie, chap. 3, p. 99-134.

[18] Les testaments trahis, Paris, Gallimard, 1993, p. 120.

[19] Cf. les développements in Pascal Ide, Construire sa personnalité, chap. 4.

[20] René Le Senne, Traité de caractérologie, p. 515.

14.1.2022
 

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