Une bouleversante déclaration d’amour (4e dimanche de Carême, dit dimanche de Laetare, 14 mars 2021)

Les lectures de ce jour nous proposent une bouleversante déclaration d’amour de la part du Père. Que lui répondrons-nous ?

 

La parole de Jésus à Nicodème : « Dieu a tellement aimé le monde qu’il a donné son Fils unique » (Jn 3,16) est si importante pour les protestants qu’ils l’écrivent volontiers en première de couverture de la Bible comme un résumé de toute la foi. Détaillons-la. D’abord, pour l’évangile selon saint Jean, le monde est ce qui hait Dieu (cf. Jn 15,18), comme les ténèbres repoussent la Lumière (cf. Jn 1,5). Or, seule et unique fois dans tout le quatrième évangile, il est écrit, ici, que Dieu aime ce monde : Dieu ne repousse pas celui qui le repousse, il l’aime. Ensuite, Jésus ne dit pas : « Dieu a aimé le monde », mais : « Dieu a tellement aimé le monde ». Cet adverbe dit la démesure de l’amour. Et la preuve suit : Dieu « a donné ». Non pas seulement une terre, des prophètes, sa Loi – dons immenses qui suscitaient la jalousie des peuples du Proche-Orient. Mais ce qui lui était le plus cher : rien moins que son Fils. Un esprit chagrin pourrait objecter : et pourquoi le Père n’est-il pas venu en personne ? Après tout, aimer, c’est se donner. Mais ce serait ne pas comprendre que l’amour ne se résume pas au don ; il requiert un donateur et un donateur plein d’amour. Voilà pourquoi même le Père ne pouvait s’envoyer lui-même. Mais comme « le Père et moi nous sommes un » (Jn 10,30), en recevant le Don qu’est le Fils, ce n’est rien moins que le Donateur aimant que nous accueillons. Arrêtons-nous un instant et laissons-nous bouleverser par cette révélation.

 

Lisons maintenant la deuxième lecture : « Dieu est riche en miséricorde ; à cause du grand amour dont il nous a aimés, nous qui étions des morts par suite de nos fautes, il nous a donné la vie avec le Christ » (Ép 2,4-5). Là encore, il nous est parlé de Dieu, c’est-à-dire, presque toujours dans le Nouveau Testament, du Père. Si bien que saint Jean-Paul II a emprunté à ce verset sa superbe encyclique sur le Père, « Dives in misericordia : riche en miséricorde ». Continuons notre lecture : « à cause du grand amour dont il nous a aimés », et, une fois n’est pas coutume, ouvrons la traduction latine de la Bible, la Vulgate. On ne trouve pas : « magnam caritatem », « grande charité », mais « nimiam caritatem », c’est-à-dire « charité excessive », « charité par surcroît ». Cette traduction-interprétation n’est pas une trahison. Au-delà de la lettre, elle livre l’esprit, c’est-à-dire la vision qui habite saint Paul : la miséricorde de Dieu est si intense qu’elle le pousse à donner et donne rien moins que le Christ, son Unique. Sainte Élisabeth de la Trinité ne s’y est pas trompée qui en avait fait l’un de ses versets préférés. Derechef, enfin, suit la raison : « nous qui étions des morts par suite de nos fautes, il nous a donné la vie avec le Christ ». Et cette raison précise ce que saint Jean disait. Si la merveille est que Dieu donne son Fils, la merveille des merveilles est qu’il nous aime alors que nous ne sommes plus aimables du tout. En effet, nous « étions des morts par suite de nos fautes ». Or, le péché, c’est l’anti-divin. Et le Christ apporte le remède à ces œuvres de mort que sont nos péchés et nos mensonges : « la vie », rien moins que sa propre vie divine.

 

Là encore, arrêtons-nous et méditons sur ce « trop grand amour ». Comment ne pas entendre résonner un autre passage des Saintes Écritures ? « Ah ! Si tu déchirais les cieux, si tu descendais », s’exclame le prophète Isaïe. Et, le jour du baptême de Jésus que nous avons célébré il y a un peu plus d’un mois, cette prière se trouve exaucée : « Aussitôt, en remontant de l’eau, il [Jean le Baptiste] vit les cieux se déchirer et l’Esprit descendre sur lui [Jésus] comme une colombe » (Mc 1,10). Or, un contenant ne se déchire que lorsque le contenu exerce une forte pression. Cette image nous montre donc l’Amour divin comme une énergie incommensurable qui désire sortir d’elle-même et se répandre à profusion. Donc, une nouvelle fois, il nous est dit que le trop grand amour de Dieu l’a comme expulsé du Ciel et poussé à venir en personne sur terre.

Nous sommes malheureusement si habitués à entendre parler de la miséricorde que nous ne savons plus nous en stupéfier et nous laisser toucher. Il vaut la peine de mesurer combien cette attitude est contraire à la nôtre, voire à toute prudence, en tout cas humaine. En effet, quand nous recevons un coup, comment réagissons-nous ? Au maximum, nous rendons le coup ; au minimum, si notre adversaire est trop fort, nous nous replions sur nous pour ne pas avoir trop mal. Or, face à l’homme qui le frappe par nos péchés, comment Dieu réagit-il ? En se vengeant ? Certes, une fois, il a décidé de détruire la presque totalité de l’humanité, et seule une poignée de justesa survécu au déluge. Mais Dieu a promis de ne plus recommencer. De fait, rien ne nous autorise à dire que, par exemple, les épidémies qui jalonnent notre histoire, sont des punitions divines – y compris l’actuelle pendémie, ainsi que le répète le pape François. Et n’allons pas nous imaginer que, parce que Dieu est Dieu, il est insensible, il demeure intouché par nos souffrances. Toute l’Écriture nous montre le contraire. Le Dieu immuable est profondément atteint et attristé par nos péchés, surtout s’ils sont justifiés et répétés. Or, au lieu de renoncer à nous aimer, il redouble d’amour : Il avait donné sa grâce ; désormais, Il donnera rien moins que son Fils. Son premier plan a échoué ? Dieu en invente un nouveau, encore plus admirable : alors que, frappé, l’homme se met en boule, Dieu, touché au plus intime, se met en croix.

 

À « Dieu [qui nous] a tellement aimé, que répondrons-nous ?

Nous citions ci-dessus la sainte carmélite de Dijon. L’autre verset de l’Apôtre qui l’enchantait était tiré de l’hymne aux Éphésiens : Dieu « a voulu que nous vivions à la louange de sa gloire » (Ép 1,12). Au point qu’elle voulait, selon ses propres mots, « devenir parfaite Louange de gloire de la Très Sainte Trinité ». Si la gloire de Dieu, c’est d’aimer, nous lui répondrons en le louant pour cet amour. Mais comment faire ? Élisabeth détaille :

 

« Une louange de gloire, c’est une âme qui demeure en Dieu, qui l’aime d’un amour pur et désintéressé, sans se rechercher dans la douceur de cet amour. […]

« Une louange de gloire, c’est une âme qui fixe Dieu dans la foi et la simplicité ; c’est un réflecteur de tout ce qu’Il est ; c’est comme un abîme sans fond dans lequel Il peut s’écouler, s’épancher. […]

« Enfin une louange de gloire est un être toujours dans l’action de grâces. Chacun de ses actes, de ses mouvements, chacune de [ses] pensées, de ses aspirations, en même temps qu’ils l’enracinent plus profondément en l’amour, sont comme un écho du Sanctus éternel [1] ».

 

Prenons un autre exemple : Marthe Robin. Nous pourrions prendre peur. La vie de la stigmatisée dromoise semble bien éloignée de la nôtre. C’est oublier tout le chemin qu’elle a dû parcourir. Marthe est tombée malade très jeune, en l’occurrence d’une encéphalite qui la paralyse progressivement, lui occasionne bien des douleurs et l’isole à une époque où le travail est la valeur première. Or, entre 1933 et 1934, elle a connaissance d’un livre ou d’extraits du livre d’une certaine Suzanne Fouché, une contemporaine qui, comme elle, est infirme. Ayant contracté une tuberculose osseuse, Suzanne est immobilisée dans une coque. Depuis, sa vie est une lutte contre la souffrance et la maladie. Voici quelques-unes de ses réflexions.

 

« Chaque heure est féconde en renoncement, depuis les grands déchirements du cœur, jusqu’à l’agacement du stylo qu’on ne peut ramasser.

« Toutes ces souffrances, coups d’épée et piqûres d’épingles, elles s’ajoutent, et, dans les mauvais jours, se multiplient. Si je les laisse s’amonceler devant moi, elles formeront bientôt un mur qui me bouchera tout horizon, qui m’emprisonnera.

« Mais il m’appartient de tout utiliser.

« Il suffit d’un oui pour transformer mes renoncements en sacrifices, et le mur deviendra terrasse, tremplin, temps ».

 

Admirable réponse d’amour : « Il m’appartient de tout utiliser ». Tout, même cette maladie qui pourrait « boucher tout horizon ». Il suffit de dire « oui » pour transformer ce que je subis en un acte d’amour. Nous comprenons combien Marthe, immobilisée, fut rejointe par ces paroles.

Au « si grand amour » de Dieu, que répondrons-nous ?

Pascal Ide

[1] Sainte Élisabeth de la Trinité, Le Ciel dans la foi, n. 41, dans Œuvres complètes, éd. Conrad de Meester, Paris, Le Cerf, 1991, p. 125 et 126.

14.3.2021
 

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