Philosophie critique de la connaissance. Histoire

B) Bref historique

Notre propos présentera le double avantage, d’une part, de permettre de mieux saisir le bien-fondé de la question et… de notre prise de position qui se veut répondre à un conditionnement historique plus qu’à une exigence intrinsèque de la philosophie ; d’autre part, de réaliser un parcours très succinct et sans nuance (mais il faut commencer par le plus général) des différentes philosophies principales sous l’angle de la connaissance.

Nous reprendrons la distinction classique de l’histoire de la philosophie en quatre périodes. Et nous verrons que, loin de se cantonner à la période moderne, la question de la connaissance habite la philosophie de puis l’origine.

1) La philosophie antique (grecque)

a) Les présocratiques

Les premiers physiciens (présocratiques) se détachent peu à peu des mythes (notamment ceux rapportés par l’IIliade et l’Odyssée d’Homère et par la Théogonie d’Hésiode) par lesquels les hommes donnaient une réponse aux questions fondamentales qu’ils se posaient. Ils veulent savoir ce que sont les choses en observant et en raisonnant et non plus en inventant des mythes d’origine.

Mais très vite les hommes vont s’apercevoir de la puissance de la raison et vont s’enivrer de ce pouvoir, d’autant que la philosophie se centralise désormais sur Athènes (jusqu’à maintenant elle gravitait autour de la Grèce) : c’est le règne des sophistes ; plus, ils vont en faire commerce, montrant que l’on peut s’en servir pour prouver n’importe quoi. Paradoxalement, donc, ils engendreront le scepticisme.

b) L’apogée de la philosophie grecque

Socrate réagira fortement contre les sophistes (dont le nom, étymologiquement, évoquait la sagesse et dont le sens actuel révèle bien quelle corruption on a fait subir à cette puissance de sagesse qu’est la raison).

Platon et Aristote nous offrent deux profondes élaborations de la connaissance dont nous reparlerons plus loin. Le dialogue du Théétète est tout entier consacré à la question des conditions d’une connaissance qui soit vraiment scientifique.

Aristote élabore une théorie de la science dans le quatrième tome de son Organon : les Seconds analytiques ; il s’affronte au scepticisme (dont on vient de voir qu’ils sont représentés par les sophistes) au livre Gamma de sa Métaphysique ; au terme de sa vie, il s’interroge sur la nature de la connaissance dans le traité De l’âme.

c) La décomposition de la philosophie grecque

Elle se caractérise par l’épicurisme et le stoïcisme qui réduisent la philosophie à l’éthique ou en tout cas jugent que les applications pratiques de la logique et de la philosophie de la nature sont les plus importantes. Surtout, elle se notifie par une seconde vague de scepticisme qui va systématiser les arguments sceptiques.

d) La renaissance

Avec Plotin et le néoplatonisme, nous retrouvons une profonde philosophie où la part de l’expérience et de l’expérience religieuse, voire mystique, joue un grand rôle. Donc une philosophie à la fois théorique (inspirée autant par la métaphysique de Platon que par la physique d’Aristote qu’elle tente de réconcilier) et pratique.

2) La philosophie médiévale

La foi chrétienne rencontrera les différents courants de la pensée grecque et s’en inspirera : notamment, le néoplatonisme (avec Plotin) et l’aristotélisme exerceront une influence considérable, respectivement sur deux des plus grands penseurs de cette période, saint Augustin (356-430) et saint Thomas d’Aquin (1224-1274).

Les écoles sont multiples, mais on retrouve un certain nombre de points communs, notamment trois, qui recouvrent les parties de l’exposé futur : la connaissance humaine peut atteindre un certain nombre de vérités avec certitude, même si elle demeure faillible (il est inconcevable qu’elle se trompe toujours) ; elle est une activité originale qui consiste à s’ouvrir à l’autre, s’en enrichir sans perdre sa spécificité, son identité ; enfin, la connaissance s’enracine dans le sens, mais peut accéder à l’être profond des choses inaccessible aux sens par le travail de l’intelligence.

Surtout, le Moyen-Âge fut agité par un problème central : le problème des universaux. La question centrale débattue est la suivante : l’universel que nous connaissons de manière évidente (l’essence du cheval ou la « caballéité » n’est pas ce cheval-ci que je vois dans le champ) existe-t-il réellement (comme le cheval dans le champ) ou seulement dans mon esprit ? [1] Elle est si importante qu’elle sera réactualisée par la philosophie analytique à l’époque contemporaine [2].

3) La philosophie moderne

a) Observations générales

Épistémologiquement, cette nouvelle période se caractérise doublement : un tournant anthropocentrique et la découverte des sciences.

Nous traiterons spécifiquement de philosophie des sciences dans un long chapitre. Disons seulement que la science s’est malheureusement construite par réaction contre la philosophie. En effet, les abstractions de la scolastique décadente qui répétait Aristote sans recourir à la vérification empirique ont conduit l’homme de la Renaissance à se détourner de la cosmologie aristotélicienne identifiée à des spéculations générales et sans fondement, pour cultiver le fait. Le bénéfice est tout le prodigieux essor de la science qui caractérise. Toutefois, la science aurait pu se constituer en savoir autonome et non pas indépendant si elle avait été moins réactive (dans les personnalités problématiques de Galilée et Descartes) et la métaphysique en face plus accueillante et plus novatrice. Certes la science ne s’est pensée pour elle-même et véritablement individualisée qu’au xixe siècle ; mais le processus est amorcé avec Bacon et surtout Descartes.

En même temps que l’homme découvre la profondeur de sa subjectivité, donc de la réflexivité, et de sa liberté, il va s’arracher à la nature et se méfier d’un donné premier, « naturel », qui est souvent source d’erreur. Aussi la philosophie moderne va-t-elle se présenter en quelque sorte comme un remède aux cécités, c’est-à-dire aux blessures de l’intelligence. Il suffit de parcourir les ouvrages les plus novateurs des xviie et xviiie siècles : Novum organum (Francis Bacon) ; Règles pour la direction de l’esprit (Descartes et) ; Traité de la réforme de l’entendement (Spinoza) ; Discours touchant la méthode de la certitude et l’art d’inventer pour finir les disputes et faire en peu de temps de grands progrès ou, plus encore, Nouveaux Essais sur l’entendement humain (Leibniz) ; Essai sur l’entendement humain (Locke) ; Traité de la nature humaine ou de l’entendement (Hume) ; Critique de la raison pure (Kant) ; etc.

b) Le père de la philosophie moderne : René Descartes (1596-1650)

On connaît l’originalité et l’importance de l’œuvre. « Son monument est ce Discours qui est à peu près incorruptible, comme tout ce qui est écrit exactement. Un langage fier et familier, où l’orgueil ni la modestie ne manquent, nous rend si sensibles et si remarquables les volontés essentielles et les attitudes qui sont communes à tous les hommes de réflexion ; qu’il en résulte moins un chef d’œuvre de ressemblance et de vraisemblance qu’une présence réelle, et même qui s’alimente de la nôtre [3] ».

On sait assez que ce fut le premier écrit philosophique rédigé en français, à une époque où la philosophie s’enseignait en latin. Pourquoi en français ? Lisons Descartes s’expliquer non sans ironie : « Un livre où j’ai voulu que les femmes mêmes pussent entendre quelque chose, et cependant que les plus subtils trouvassent aussi assez de matière pour occuper leur attention [4] ».

Pour Descartes, le problème de la connaissance devient le problème premier. Ainsi qu’il écrit dans les Règles (Regulæ ad directionem ingenii), il affirme : « Rien ne me paraît plus absurde que de discuter audacieusement sur les secrets de la nature, sans avoir auparavant examiné si l’intelligence humaine est capable de les pénétrer » ; « On ne peut rien connaître avant de connaître l’intelligence, puisque c’est par elle que nous connaissons toutes choses ».

Il s’agit donc : 1. de trouver une vérité première, totalement indubitable ; 2. de passer de cette pensée à l’être, notamment celui du monde matériel – ce que l’on nommera le « problème du pont ».

« Le véritable point de départ de la philosophie cartésienne est la mathématique [5] ». Sa philosophie dépend de la mathématique. En effet, pour Descartes, la vraie philosophie doit être un traité de la méthode ; or, la mathématique est la science, la méthode par excellence. Descartes l’appelle mathesis universalis.

Résumons sa pensée en quelques phrases. Il rêve d’un savoir construit sur le modèle de la mathématique et qui en ait toute la rigueur. Pour fonder la connaissance de manière irréfutable, il révoque en doute toute certitude (par le doute méthodique, c’est-à-dire le doute comme méthode), même celle des sens et aboutit à une première évidence irréfragable : le célèbre Cogito, ergo sum : « Je pense, donc je suis [6] ». De cette première certitude, fondement de toutes les autres, Descartes va essayer de retrouver toutes les autres, y compris celle du monde extérieur.

c) Le pédagogue de la philosophie moderne : Emmanuel Kant (1724-1804)

Pour Kant aussi, la connaissance est une question première. En ses propres termes, la critique est « la préface obligée de la métaphysique ». Dans la Critique de la raison pure, il se demande : comment les sciences sont possibles et si la métaphysique est possible comme science.

En effet, les sciences positives se développant, les objets de pensée apparaîtront de plus en plus comme le fruit d’une élaboration, d’une activité de la pensée. Kant sera en quelque sorte le théoricien de cette philosophie originale de la connaissance : l’esprit humain impose à la réalité les structures selon lesquelles il existe, de sorte que la connaissance n’atteint plus cette réalité telle qu’elle est en soi (et que Kant appelle noumène), mais la réalité interprétée, transformée par nos structures propres (et qu’il nomme le phénomène).

4) La philosophie contemporaine

Avec le moment contemporain de la sagesse philosophique, nous voyons se dessiner deux axes.

D’une part, la critique de la connaissance se radicalise, jusqu’à devenir un perspectivisme, voire un nouveau scepticisme. Cette suspicion tient aux philosophies dites du soupçon (selon le mot de Paul Ricœur), notamment Feuerbach, Marx, Nietzsche et Freud.

D’autre part, la critique de la connaissance se renouvelle, jusqu’à ouvrir des champs de connaissance inédits, si ce n’est redécouvrir des champs passés. Je distinguerai ici quatre grands courants. Dans l’ordre historique :

  1. le positivisme (qui est au fond un scientisme) ;
  2. l’herméneutique (qui est d’abord une méthode avant de devenir un courant philosophique) ;
  3. la phénoménologie ;
  4. la philosophie analytique où confluent une philosophie du langage et une formalisation logique de la philosophie.

5) Conclusion

Ainsi que nous l’avons vu, l’histoire de l’épistémologie se divise en deux grandes périodes : antico-médiévale et moderne-contemporaine. La distinction ne réside pas dans l’intérêt pour la connaissance, qui est très réel et produit des développements très pointus autant chez les Grecs que chez les médiévaux, ni même dans la rédaction de longs développements (même s’ils ne forment jamais un traité à part entière), mais dans la primauté accordée à cette philosophie de la connaissance. D’un mot, chez les Anciens, celle-ci est toujours seconde : la critique suit l’exercice ; pour les modernes, elle devient première : les conditions de possibilité précèdent l’effectivité. Derrière cette différence de priorité, l’on rencontre deux visions de l’univers que l’on peut caractériser d’au moins deux manières. Objectivement, une vision cosmocentrée (la via cosmologica) versus une vision anthropocentrée (la via anthropologica). Subjectivement, la confiance à l’égard de ce qui fut reçu versus le doute et le besoin de tout reconstruire ; la raison spéculative versus la raison pratique ; un optimisme foncier vis-à-vis de ce que la sagesse humaine contemple versus un optimisme foncier vis-à-vis de ce que l’homme construit.

Pascal Ide

[1] Cf. Alain de Libera, La Querelle des universaux. De Platon à la fin du Moyen Âge, Paris, Seuil, 1996 ; L’ Art des généralités. Théories de l’abstraction, Paris, Aubier, 1999.

[2] Cf. David M. Armstrong, Les Universaux. Une introduction partisane, 1989, trad. Stéphane Dunand, Bruno Langlet et Jean-Maurice Monnoyer, coll. « Science & Métaphysique, Paris, Ithaque, 2010.

[3] Paul Valery, « Fragment d’un Descartes », in Œuvres, éd. John Hytier, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », Paris, Gallimard, tome 1, 1957, p. 789.

[4] Au P. Vatier, 22 février 1638 ; AT I, 560.

[5] Alexis Philonenko, art. « Descartes », Lucien Jerphagnon (éd.), Dictionnaire des Grandes Philosophies, coll. « Bibliothèque historique », Toulouse, Privat, 31989, p. 78.

[6] Discours sur la méthode, 4e partie.

20.4.2023
 

Les commentaires sont fermés.