Au jardin de l’être

L’auteur, fondateur voici presque 45 ans de la Fraternité Saint-Vincent-Ferrier, est aussi connu pour avoir consacré sa thèse de philosophie à la métaphysique thomiste de l’être élaborée par le père Guérard des Lauriers [1] qui, lui, est surtout connu pour des raisons ecclésiales [2]. Sous le titre suggestif Au jardin de l’être, il nous livre un itinéraire métaphysique inspiré par la métaphore botanique inscrite dans le titre [3]. Je dis bien itinéraire, car, pour être logique, la répartition des chapitres se présente d’abord comme un cheminement dans un jardin botanique. Douze entretiens qui filent la métaphore se répartissent de manière égale entre l’ontologie (« Richesse et diversité de l’être » : 1-6, les numéros étant ceux des entretiens) et ce que, depuis Kant, on appelle la critique et qui correspond à « la connaissance de l’être » (7-9), à quoi l’on doit ajouter le « dynamisme de l’être » (10-12).

Le livre est un exposé pédagogique de l’interprétation thomiste originale de l’être proposée par le père Guérard. S’il reprend bon nombre de développements déjà présents dans la thèse citée plus haut, du moins le propos est-il simplifié et couvre-t-il l’ensemble de la métaphysique. C’est ainsi que le disciple de saint Thomas croise l’être (1), le jugement et le principe de non-contradiction (3), les transcendantaux (2, 5 et 9), les hiérarchies de l’étant (4, 6), l’analogie (7), la structure de l’être (8 et 12), la dynamique de l’étant (10) et sa Cause (11). Il faut adjoindre six annexes inégales en leur taille et en leur intérêt, qui frisent le hors-sujet (pour l’annexe 2 sur l’intellect agent et l’annexe 3 sur l’origine inductive des principes qui se limite à la traduction du commentaire de saint Thomas sur le dernier chapitre des Seconds analytiques, dont nous avons déjà une traduction).

Ainsi que le résumé du parcours l’atteste, la théologie naturelle qui est le couronnement de la métaphysique n’est qu’ébauchée dans un chapitre. De plus, manque un parcours historique qui resitue cette métaphysique au sein des métaphysiques thomasiennes et, a fortiori, au sein de l’horizon philosophique moderne et contemporain dont on sait à quel point il est allergique à la métaphysique de l’être. Enfin et surtout, le lecteur un peu averti s’étonnera du peu de cas fait des études d’Étienne Gilson [4] ou de Cornelio Fabro [5]. Mais peut-être n’est-ce pas un hasard, si l’on rapproche ces absences de celle, beaucoup plus étonnante, des études d’Alain Contat qui a élevé de puissantes objections à la théorie guérardienne de la structure ternaire de l’étant (être, essence et suppôt) [6]. Car là réside le point le plus problématique : cette doctrine émarge à la conception essentialiste de l’être en acte (ens in actu) et n’honore pleinement celle de l’être comme acte (esse ut actus).

Du moins l’auteur nous offre-t-il une nouvelle métaphysique pour les simples, comme l’avait fait en son temps avec bonheur le père Pierre-Marie Émonet [7] ? Les deux livres ne partagent-ils pas en commun l’appel à la métaphore et l’importance accordée à la beauté ? En réalité, chez le dominicain suisse, l’appel aux hommes de l’art en général et aux poètes en particulier est plus qu’une astuce pédagogique : il est nourri de la conviction que l’artiste est métaphysicien, souvent sans le savoir : « le poète est le vrai métaphysicien », affirmait le père Clérissac. Mais, chez le père de Blignières, le jardin est tout au plus une image qu’il ne détaille guère. Par exemple, le septième entretien qui s’intitule heureusement « La musique de l’arbre » n’en parle que dans le tout dernier paragraphe et comme d’une traduction « imagée [8] ». D’ailleurs, plus étonnant encore, l’auteur ne traite jamais du jardin, mais seulement de l’arbre.

Enfin, sans qu’il n’y ait rien à dire sur la doctrine, l’on s’étonnera, cum grano salis, de ce que l’imprimi potest soit donné par l’auteur lui-même.

Demeure le livre d’un philosophe qui est aussi un contemplatif et offre le mérite de nous faire goûter « la saveur du fruit », la joie de voir toutes choses dans la lumière de l’être [9].

Pascal Ide

[1] Louis-Marie de Blignières, Le mystère de l’être. L’approche thomiste de Guérard des Lauriers, coll. « Bibliothèque thomiste » n° 60, Paris, Vrin, 2007.

[2] Sur ce sujet, l’on s’étonnera de ce que, dans sa brève notice biographique, l’ouvrage que nous allons citer ne mentionne pas l’acte de séparation posé par le dominicain (p. 11-12).

[3] Louis-Marie de Blignières, Au jardin de l’être. Un itinéraire métaphysique, Chémeré-le-Roi, Société Saint-Thomas-d’Aquin, 2023.

[4] Cf. Étienne Gilson, Introduction à la philosophie chrétienne, Paris, Vrin, 1960 ; Constantes philosophiques de l’être, coll. « Librairie philosophique », Paris, Vrin, 1983. Ces opuscules savoureux, rédigés par le médiéviste ici philosophe, introduisent aux principales notions de la métaphysique à la lumière de la « sublime vérité », l’acte d’être.

[5] Cf. Cornelio Fabro, Participation et causalité, trad., Louvain, Publications Universitaires de Louvain, Paris, Éd. Béatrice-Nauwelaerts, 1961, rééd., coll. « Bibliothèque de philosophie thomiste », Paris, Parole et Silence, 2015. Ce classique des études thomistes offre une vision puissante inspirée par l’acte d’être. La longue et importante note d’Alain Contat dans la réédition y introduit admirablement : « Fabro et l’être intensif. Présentation historico-doctrinale ».

[6] Alain Contat, « Le figure della differenza ontologica nel tomismo del Novecento », Alpha Omega, 11 (2008), p. 77-129 et p. 213-250 ; « L’étant, l’esse et la participation selon Cornelio Fabro », Revue thomiste, 111 (2011), p. 357-403 ; « Esse, essentia, ordo. Verso una metafisica della partecipazione operativa », Espíritu, LXI (2012) n° 143, p. 9-71 ; « L’analyse de l’étant et le constitutif de la personne dans le thomisme du xxe siècle », Espíritu, 62 (2013) n° 146, p. 241-275.

[7] Pierre-Marie Émonet, Une métaphysique pour les simples, Chambray-Lès-Tours, C.L.D., 1991. Réédité sous le titre : La métaphysique source d’émerveillement, coll. « Philo Tarma », Moncton (Canada), Tarma, 2013.

[8] Louis-Marie de Blignières, Au jardin de l’être, p. 125.

[9] Ibid., p. 221 s.

21.4.2023
 

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