Paul Valéry ou l’esprit contre l’amour

Le poète et philosophe Paul Valéry (1871-1945) est une illustration exemplaire de ce que, pour l’Occidental, l’amour humain conduit à une forme de mort. Suivons brièvement son itinéraire, depuis le mépris initial (1), puis m’expérience amoureuse (2), qui le conduira jusqu’à un excès de souffrance lors de la « nuit de Gênes » (3) dont il sortira en plaçant l’esprit au-dessus du cœur (4).

1) Mépris initial

Au point de départ, le jeune Valéry éprouve un souverain mépris pour la femme : « Tout le mal que je proclame des femmes et de la vie quotidienne, je le pense et le penserai toujours », écrit-il à Albert Dugrip en novembre 1890 [1], alors qu’il n’a que 19 ans. Quelque temps, auparavant, il précisait dans une lettre à Pierre Louÿs, parlant de lui-même, ce qui permet de tempérer la précédente affirmation : « Disons qu’il a peu aimé et toujours à travers quelque rêve [2] ».

Derrière cette mise à distance de la femme, l’on trouve une mise à distance de l’amour. Le 9 décembre 1890, il ose écrire à Pierre Louÿs, d’un an son aîné, une lettre qui semble être une variation sur le thème fameux depuis le mot de Mallarmé « La chair est triste, hélas » : « Pouvez-vous me confier (et comme un conseil), si vous avez résolu le triste problème de la chair ? » Et voici la raison anthropologique profonde que nous retrouverons plus loin, le conflit du cœur et de l’esprit (ici littéraire) : « Ceci me tourmente cruellement. Se livrer totalement à son instinct c’est subir une maxima capitis diminutio intolérable à celui qui, le moindrement, a vu l’art ». De l’obnubilation à la dévalorisation, il n’y a qu’un pas : « Je suis préoccupé et distrait de mon orientation par ces stupides choses [3] ».

Et que l’on n’aille pas limiter cette dépréciation au seul amour, elle s’étend aussi à l’amitié. C’est ainsi que, le 23 juin 1891, il écrit à Gide à propos de la défiance qu’il a vis-à-vis de Pierre Louÿs : « Le cœur n’est qu’absurdité, paradoxe et mensonge [4] ».

2) L’expérience amoureuse

Mais, de la manière la plus inopinée, Valéry va tomber amoureux, passionnément amoureux d’un amour à la Dante, aussi platonique qu’idéalisé. Le contempteur se fait adorateur. En juillet 1891, le jeune poète écrit à Gide en juillet de l’année suivante :

 

« C’est un nouvel ami qui parle, cher André : l’autre âme est quasi morte. Gardez le souvenir de cette évaporée ; je ne sais ce qu’il va advenir de ma pauvre et tourbillonnante entité. Longuement j’avais accumulé mon être. La substance de mes pensées était dévotement choisie entre le chaos des choses. Je m’étais créé incomplet mais harmonique ; faible mais mesuré. Voici que des jours inconnus sont arrivés. Un regard m’a rend si bête que je suis plus : j’ai perdu ma belle vision cristalline du monde. Je suis un ancien roi ; je suis un exilé de moi. Ah ! savez-vous ce que c’est qu’une robe – même en dehors – surtout en dehors, de tout désir simpliste de chair ? Mais seule la robe et l’œil [5] ».

 

Que s’est-il passé ? Valéry, qui vit actuellement à Montpellier, a croisé à maintes reprises une femme connue par ses seules initiale « Mme de R… ». Par le chirurgien (on lui a dédié un hôpital parisien) et historien de la littérature Henri Mondor, nous en savons plus :

 

« Il s’agissait d’une jeune femme de dix ans plus âgée que lui, rencontrée par hasard dans la rue et revue souvent, mais jamais abordée. Elle était catalane ; sa langueur, les balancements souples de sa taille, des toilettes d’amazone, une ‘exquise patte d’oie souriant près de l’œil’ et une coquetterie, d’aisance troublante, l’avait frappé, puis rendu amoureux avec de jour en jour des déchirements, des obsessions, des présages étranges [6] ».

 

Lors d’une autre confidence, Valéry précise : « Je la voyais le plus souvent passer à cheval, en amazone latérale. Mais d’autres fois, qui m’impressionnaient davantage, j’étais conduit infailliblement vers elle par d’étranges pressentiments et la rencontrais au coin des rues. Jamais un seul mot, jamais, de sa part, un millième de connivence sur le regard [7] ».

Comment ne pas songer à Dante croisant aussi de loin Béatrice Portinari – la fréquence et donc les coïncidences en moins ? Dans une âme poétique et hypersensible, à l’imagination aussi puissante que la sensibilité est avivée, il n’en faut pas plus. Non seulement, il ne lui a jamais parlé, mais il lui a écrit des lettres qu’il ne lui a jamais envoyé, de sorte que Mme de R… ne l’a jamais connu. « Comme je vénérais de loin – écrit-il à Gide en août 1891 –, celle dont la rencontre hasardeues certain jour me troubla. Partie je ne sais où, elle me laisse imobile avec mes lettres inutiles dans un tiroir [8] ». La rencontre n’est pas toujours réciproque…

Valéry n’est pas dupe de sa fuite et de son idéalisation : « Je me suis donné le spectacle de l’Amour […]. ‘L’esprit pur’, familier des Méditations s’est enfui [9] » ; « Dans toute cette affaire, je mérite des sifflets […] de ne rien assouvir [10] ». Il nen souffre pas moins lui qui parle de « Drame [11] » avec une majuscule. À trois reprises, il sera au bord du suicide.

3) L’excès de la souffrance amoureuse : la « nuit de Gênes »

L’expérience de la souffrance amoureuse atteindra son paroxysme dans la mystérieuse « nuit de Gênes », du 4 au 5 octobre 1892. Valéry aimait la ville italienne depuis tout jeune pour son esthétique baroque et religieuse. Il y arrive avec sa mère et son frère le 14 septembre et y séjournera jusqu’au 26 novembre. Comment n’occuperait-elle pas tout son cœur et toutes ses pensées ? Cette nuit d’octobre, Valéry la relate peu de temps après, de sorte que l’on peut se fier à son compte-rendu :

 

« Nuit effroyable. Passée assis sur mon lit. Orage partout. Ma chambre éblouissante par chaque éclair. Et tout mon sort se jouait dans ma tête.

« Nuit infinie. Critique. Peut-être effet de cette tension de l’air et de l’esprit. Et ces crevaisons violentes redoublées du ciel, ces illuminations brusques saccadées entre les murs purs de chaux nues.

« Je me sens autre ce matin. Mais – se sentir Autre – cela ne peut durer. Soit que l’on redevienne, et que le premier l’emporte ; soit que le nouvel homme absorbe et annule le premier [12] ».

 

Ce n’est pas le lieu de commenter ce texte célèbre entre tous et les multiples interprétations auxquelles il a donné lieu, des plus immanentes [13] aux plus religieuses [14]. On a pu comparer cette nuit de Gênes à la nuit de feu vécue par Pascal le 23 novembre 1653. Mais ici, il ne s’agit pas d’amour divin ; de plus, il ne s’agit que de négation : « Tous les deux [Pascal et Valéry], furent saisis par une évidence : le premier y puisa la force de son adhésion, le second celle de son refus [15] ». On a aussi pu comparer cette nuit de Gênes à celle de Tolède racontée par Brasillach. Mais s’il s’agit bien ici d’amours humains, ce récit, là encore, parle de leur néantisation (leur exinanition) et non de leur exaltation.

En effet, la veille de son départ, donc le 13 septembre, Paul revoit, toujours par hasard, celle qu’il aime vertigineusement depuis maintenant quatorze mois. Quelques jours plus tard, c’est bien encore à elle que, selon toute probabiblité, il pense. Que le terme orage soit associé à « partout » et que ce dernier soit souligné, certes, signale une tempête d’une intensité particulière – « un orage, d’emphase tout italienne [16] ». Mais l’orage gronde d’abord au-dedans. Plus encore, chez ce poète sensible aux correspondances et aux synchronicités, l’orage extérieur exprime son orage intérieur. Une confidence dans une lettre à Guy de Portalès faite plus tard le confirme : « J’ai cru y [Gênes] devenir fou en 1892. Une certaine nuit blanche – blanche d’éclairs – que j’ai passée sur mon séant à désirer d’être foudroyé [17] ». Les formules soulignées, très fortes, disent l’intensité de la souffrance psychique : « devenir fou » jusqu’à vouloir mourir. Elles rentrent en résonance avec d’autres mots, substantifs et adjectifs qui émargent tous au registre du surcroît : « infinie », « tension », « crevaisons violentes redoublées », « illuminations brusques saccadées », « purs », « nues ». Une autre confidence à Henri Mondor précise que, pendant cette nuit : « Tout à coup me revint au cœur, il faut bien dire dans la poitrine, l’émotion d’un amour de vingt ans, jamais exprimé – ce mot avec tous les sens que vous voudrez [18] ». De même que l’orage explose sous le trop plein d’eau (Valéry parle de « crevaisons ») et d’énergie (les éclairs multipliés), de même, le cœur (et l’homme de tête que veut être Valéry souligne bien que c’est cet organe qui est touché) explose (tel est l’autre sens de « exprime ») de ce trop plein d’amour qui n’a jamais pu s’épancher en s’avouant à la personne aimée. Le tout dans une temporalité de la soudaineté, de l’irruption brutale (« Tout à coup ») : si tous savent que l’orage éclatera, si le psychologue peut prédire que l’amour ne pourra être indéfiniment contenu, nul ne peut prévoir l’instant précis de l’explosion.

4) Le « remède »

a) L’insensibilisation

Mais, dans cette nuit, Valéry dit autre chose que l’intensité excédente de sa blessure sentimentale, de son chagrin d’amour. Il nous parle d’un changement. C’est ce qu’expriment les deux mots soulignés : « critique » et « autre ». Et ce changement est encore plus important que cette souffrance, puisqu’il est souligné deux fois, voire trois fois : « critique » est entouré par deux signes de ponctuation ; « autre » est répété et adjoint d’une majuscule (« Autre »). De quelle mutation parle-t-il ?

Assurément, il s’agit d’une récusation de la poésie idolâtrée. De fait, même si Valéry publia le Vinci et le M. Teste, il renonce à la vanité de l’art. Mais, beaucoup plus radicalement, il renonce à l’amour et, là aussi, de l’amour identifié à une idole. C’est ce que Valéry affirme dans le « propos me concernant » qui est publié en tête d’un livre intitulé Présence de Valéry, publié un an avant sa mort [19] :

 

« À l’âge de vingt ans, je fus contraint d’entreprendre une action très sérieuse contre les ‘Idoles’ en général. Il ne s’agit d’abord que de l’une d’elles qui m’obséda, me rendit la vie presque insupportable. Quoi de plus humiliant pour l’esprit que tout le mal que fait ce rien : une image, un élément mental destiné à l’oubli. D’ailleurs, même l’intensité d’une douleur physique ne dépend pas de l’importance vitale de sa cause : une dent malade rend fou, et ce n’est rien en soi.

« Cette crise me dressa contre ma ‘sensibilité’ en tant qu’elle entreprenait sur la libeté de mon esprit. […] Tous nos orages affectifs font une énorme dissipation d’énergie et s’accompagnent d’une confusion extrême de valeurs et de fonctions, avec productoin de tableaux et de scénarios indéfiniment renouvelés et rechargés en violence et en ressources de douceur et d’amertume alternatives. […]

« Tout ceci me conduisit à décréter toutes les Idoles hors-la-loi. Je les immolai toutes à celles qu’il fallut bien créer pour lui soumettre les autres, l’Idole de l’Intellect, de laquelle mon Monsieur Teste fut le grand-prêtre [20] ».

 

Tout est dit de la cause, du mécanisme. Il serait imprécis et même faut d’en rester à l’équation : « grande passion = grande souffrance ». Il faut ajouter, ce qui est encore plus décisif : « + perte de l’esprit » ou de l’intellect, qui demeure la valeur première. Ce que Valéry ne peut accepter, c’est la cécité suscitée par l’amour : « Amour et pasion sont une vie dans une vie et par là ressemblent à un rêve [21] ». Ce qu’il ne peut se pardonner, c’est d’avoir « persévér[é] noblement dans la Bêtise [22] ».

En 1925, un Cahier précise le mécanisme :

 

« Les circonstances m’ont contraint à me défendre de ma sensibilité qui me faisait souffrir, et à me dresser moi-même, à déprécier, à accuser la sottise des choses internes en tant qu’elles font du bien ou du mal. J’ai lutté contre leur empire qui est dû à un mécanisme normal de confusion – d’abus – une sorte d’escroquerie au réel, – et si étrange que nous engendrons des ‘forces’ pour en accroître les puissances de faire du mal en nous [23] ».

 

Primo, Valéry nomme le mal prochain, la douleur que fait naître la passion : « ma sensibilité qui me faisait souffrir ». Secundo, il nomme le mal ultime, cet aveuglement de l’esprit : « la sottise des choses internes », la « confusion », l’« escroquerie au réel ». Tertio, il conjugue les deux maux, le second entretenant le premier dans un cercle vicieux : « nous engendrons des ‘forces’ pour en accroître les puissances de faire du mal en nous ». Quarto, il nomme le remède. Et même si celui-ci se condense en un seul mot, celui-ci est souligné pour en dire l’importance : « déprécier », c’est-à-dire conjurer l’amour. Insistons sur ce point qui toujours nous reconduit à l’expérience décisive d’octobre 1892.

Valéry semble d’abord vouloir limiter l’amour, ainsi que le souligne les deux majuscules : « En ce temps-là (MDCCCXCII), il me fut révélé par deux terribles anges, Noûs et Érôs, l’existence d’une voie de destruction et de domination, et d’une Limite certaine à l’extrême de cette voie. Je connus la certitude la Borne et l’importance de la connaître [24] ». Loin d’être subie, cette autolimitation est choisie : « J’avais vingt ans. J’ai résolu et tenu de mesurer mes pouvoirs dans le silence et de me borner à cet exercice secret [25] ». Puis, il a méprisé l’amour qu’il a considéré comme accidentel : « Tout ce qu’on nomme affectif est accidentel, car c’est une liaison entre un objet, une idée, un significatif quelconque, et divers effets physiologiques avec des sensations de Mon-Corps. Or cette liaison n’est ni constante ni universelle [26] ». Plus, il s’agit de détruire l’amour, et cela parce que lui-même détruit l’esprit qui seul peut dominer : « L’amour est au système nerveux ce que musique, métaphysique, la religion et les esprit sont à l’esprit, – des remèdes poisons [27] ». En réalité, il a adopté une attitude beaucoup plus radicale, maudire l’amour : « Tout ce que j’ai fait de propre le fut sans lui [l’amour] ou plutôt contre lui. Je l’ai maudit en [18]92 [28] ». Dans une sorte de pacte méphistophélique, le jeune Paul Valéry a verrouillé son cœur contre l’amour.

Nullement inédit, ce primat de l’esprit était déjà présent au tout début, lorsque le jeune Valéry affirmait son mépris de la femme et de l’amour. Précisons-en la cause. L’opposition entre l’esprit et l’amour se concentre dans celle résidant entre l’explicite et l’implicite, l’évident et l’obscur, ce que je domine et ce qui me domine, ce qui est fermé et ce qui est ouvert [29] :

 

« Mon système est à base de conscience. J’ai trouvé qu’il n’y en a point d’autre. Ce qui n’est pas fondé sur l’explicite possible ne peut faire un système, c’est-à-dire un ordre fermé, un édifice complet en soi. Cet édifice a les bornes de mes pouvoirs réels [30] ».

b) La substitution de l’amitié à l’amour

Une autre conséquence en est qu’à partir de cette expérience, Valéry établit un clivage entre l’amour et l’amitié. S’il n’espère plus rien du premier, il attend tout de la seconde. En effet, autant l’amour n’apporte que division, autant l’amitié restaure l’unité perdue. Le 7 novembre 1891, il écrit à Gide :

 

« Quand traverseras-tu mon jardin avec un pas léger d’homme qui fait une surprise (si admirable qu’elle me laisse muet, – te souviens-tu ?). L’amitié est un peu, vois-tu, d’être comme le bon Dieu de son ami et de se manifester au moment savant qu’il faut… Une seule sympathie existe, celle qui est nécessaire de par des lois supérieures, celle qui est une affinité chimique, une correspondance peut-être, d’ancienne unité merveilleuse [31] ».

5) Conclusion

Doit-on réduire Valéry à cette vision si négative de l’amour (qu’il n’a pas su extraire de sa gangue passionnelle, de son origine partiellement narcissique) ? Dans l’actualité des faits, peut-être, mais dans l’attente de plus qu’eux, il ne semble pas. En effet, d’autres affirmations ouvrent d’autres promesses : « J’y cherchais [dans l’amour], j’y ai cherché, une manifestation du mystère extérieur, une correspondance occulte, une harmonie de volonté [32] » ; « Amour et moi. J’aurais pu apporter à l’amour, si le destin l’eût voulu, une contribution [33] » ; « Je comprends à merveille ce que l’amour aurait pu devenir avec moi si les dieux l’eussent voulu [34] » ; « Amour, peut-être –, pesanteur universelle voulu [35] ». Le poème Palme ne célèbre-t-il pas : « Patience, patience / Patience dans l’azur ! Chaque atome de silence / Est la chance d’un fruit mûr [36] ». De plus, la connaissance n’a pas tant congédié l’amour qu’elle n’en a déplacé son objet qui devient l’esprit lui-même. Crument : « Mon cerveau fait l’amoru tous les matins… (mens quotidie gaudet. Plurime.) [37] ». En style plus relevé : « Du moment qu’il y a communication entre les êtres, et davantage que de l’être à soi-même, la conscience n’est qu’un dialogue, un échange […]. Je n’existe qu’en tant que je suis deux. […] Je pense, et moi attend de moi quelque chose [38] ». Sans oublier les tous derniers mots consignés dans les mêmes Cahiers : « le mot d’amour ne s’est trouvé associé au nom de Dieu que depuis le Christ [39] ».

Quoi qu’il en soit, ici se dessine une bifurcation décisive, entre deux regards sur la vérité et contomittamment sur l’amour. On pourrait y lire une application de la distinction pascalienne entre esprit de géométrie et esprit de finesse, voire entre deuxième ordre (celui des esprits) et troisième ordre (celui de la charité). Selon le premier type de regard, la vérité s’identifie à l’évidence, la limpidité consciente et maîtrisée d’une intelligence tournée en elle-même vers ses idées. La conséquence en est qu’une telle connaissance se doit de neutraliser et d’exiler la passion en général et l’amour en particulier. Selon la seconde espèce de regard, la vérité est mesurée par une réalité mystérieuse qui, en partie le déborde et l’ouvre extatiquement à plus grand que lui. La conséquence bénie en est que non seulement l’amour devient la condition de ce regard extatique, mais il en est le principal objet.

Descartes a emprunté la première voie, Pascal la seconde. Après (en réalité, déjà avant) sa dramatique expérience amoureuse, Valéry a décidé d’emprunter la première, et Claudel la seconde. Les deux ont raison, si l’on distingue amour-passion (jusqu’à la déraison) et l’amour-don. Mais le deuxième a plus raison que le premier, car même dans l’amour-passion se promet un amour-communion.

Ainsi, comme le souligne Charles Mœller, « nous ne critiquerons pas Paul Valéry d’avoir ‘analysé’ son drame affectif, mais d’avoir renoncé, soit sur le moment, soit après, à l’examen de cette autre ‘affectivité’ purifiée, critiquée, soumise au feu de l’esprit, comme possibilité de participation » à « cette part de lui-même », certes « ‘conductrice’ du pire », mais « aussi du meilleur [40] », c’est-à-dire de Dieu même. J’ajouterai que cet « orgueil » dont, lucide, Valéry s’accuse souvent [41], lui a fait préférer l’esprit (de géométrie) qu’il mesure – « Homo quasi novus Qui es-tu ? Je suis ce que je puis, me dis-je [42] » –, au cœur (l’esprit de finesse) qui le mesure. Or, si Valéry avait accepté d’entrer avec audace dans cette deuxième voie, il aurait découvert que, loin d’aveugler l’esprit, il aurait découvert un savoir supérieur – ce savoir qu’il prisait par-dessus tout, au point de l’adorer : « Là où est l’amour, là se trouve l’œil : Ubi amor, ibi oculus [43] ».

Pascal Ide

[1] Paul Valéry, Lettres à quelques-uns, Paris, Gallimard, 61952, p. 39-40.

[2] Ibid., p. 22.

[3] Cité par Henri Mondor, Précocité de Paul Valéry, Paris, Gallimard, 1957, p. 309.

[4] Correspondance 1890-1942 Paul Valéry-André Gide, éd. Robert Mallet, Paris, Gallimard, 1955, p. 103.

[5] Correspondance Paul Valéry-André Gide, p. 107.

[6] Henri Mondor, Précocité de Paul Valéry, p. 312.

[7] Cité par Henri Mondor, Propos familiers de Paul Valéry, coll. « Les Cahiers verts. 6e série » n° 44, Paris, Grasset, 1957, p. 233-234.

[8] Correspondance Paul Valéry-André Gide, p. 122.

[9] Correspondance Paul Valéry-André Gide, p. 110. Il cite Pindare, Fragment 35.

[10] Ibid., p. 159.

[11] Paul Valéry, Correspondance Paul Valéry-André Gide, p. 110.

[12] Id., Œuvres, éd. Jean Hytier, coll. « Bibliothèque de la Pléiade » n° 148, Paris, Gallimard, 2 vol., tome 2, 1960, p. 1434, dans une note à Mauvaises pensées et autres. Les italiques signalent les soulignements et les petites majuscules les doubles soulignements.

[13] Robert Mallet déchiffre l’événement comme une renonciation à la littérature (cf. Correspondance Paul Valéry-André Gide, p. 16 et 273, n° 3), c’est-à-die l’idole qu’est la poésie. Mais Nadal relativise cette interprétation en même temps qu’il la relie et la relit à (la lumière de) l’idylle montpelliéraine (Octave Nadal, Paul Valéry et la nuit de Gênes, Paris, Mercure de France, 1955, p. 616-617).

[14] Cf. l’audacieuse et généreuse interprétation de Charles Mœller, Littérature du xxe siècle et christianisme. V. Amours humaines, Louvain, Casterman, 1975, p. 203-301.

[15] Robert Mallet, Correspondance Paul Valéry-André Gide, p. 16.

[16] Paul Valéry et Gustave Fourment, Correspondance, 1887-1932, éd. Octave Nadal, Paris, Gallimard, 101957, p. 234.

[17] Cité par Octave Nadal, Paul Valéry et la nuit de Gênes, p. 615. Les italiques sont de Valéry.

[18] Cité par Henri Mondor, Propos familiers de Paul Valéry, p. 233. Souligné dans le texte.

[19] Cf. Paul Valéry, « Propos me concernant », André Berne-Joffroy, Présence de Valéry, coll. « Présences. 5e série Témoignages » n° 1, Bruxelles, R. Henry et Paris, Plon, 1944, p. 1-61. Cité en note dans Paul Valéry, Œuvres, tome 2, p. 1505-1536.

[20] Ibid., p. 1510-1511.

[21] Paul Valéry et Gustave Fourment, Correspondance, 1887-1932, p. 125.

[22] Paul Valéry, Cahiers, éd. Judith Robinson, Paris, Gallimard, 29 vol., tome 8, 19, p. 68. Souligné dans le texte.

[23] Ibid., entre février et 21 mai 1919, tome 11, 19, p. 84. Souligné dans le texte.

[24] « La révélation anagogique », Histoires brisées, dans Fragments, dans Œuvres, tome 2, p. 466-467.

[25] Paul Valéry, avant le 21 juillet 1937, Cahiers, tome 12, 19, p. 392.

[26] Ibid., tome 29, 1973, p. 257. Souligné dans le texte.

[27] Ibid., tome 11, p. 20. Souligné dans le texte.

[28] Ibid., tome 7, 19, p. 666. Quelle étrange coïncidence que cette décision effrayante soit rapportée à cette page…

[29] La conclusion reviendra sur le postulat cartésien qui commande de bout en bout cette dialectique.

[30] Paul Valéry, Cahiers, tome 9, 19, p. 258. « Pour moi, la connaissance est fermée » (Ibid., tome 11, p. 10).

[31] Correspondance Paul Valéry-André Gide, p. 135. Et un peu plus loin, Valéry parle de « la splendide unité que tu manifestes. Tu feras comme si tu étais moi, et moi, toi ».

[32] Juillet 1891, Correspondance Paul Valéry-André Gide, p. 113. À cette époque, Valéry était très attiré par l’ésotérisme et l’occultisme. Il ne tardera pas à prendre du recul, puisque, le 10 août 1891, il écrit, toujours à Gide : « L’ésotérisme, le plus beau des mensonges » (Ibid., p. 119).

[33] Paul Valéry, Cahiers, tome 5, p. 806. Et il continue : « une cruauté envers moi-même et une conscience rigoureuse qui, ointes à mon sens naturel de la physique et à ce mysticisme sans objet, qui est en moi l’essentiel peut-être, si quelque femme s’était rencontrée ayant du corps et de l’esprit un sens analogue » (Ibid. Souligné dans le texte).

[34] Ibid., entre février et 21 mai 1919, tome 7, p. 212. Et la suite qui dit l’impatience qui ignore trop la distinction entre le désir (l’espérance) et la possession : « Excessif du réel. Mes caresses sont connaissance. Mes actes. – Je ne possède jamais assez » (Ibid.).

[35] Ibid., tome 8, p. 50. Souligné dans le texte. Et la suite : « Nous avons en nous le sédiment de la vie universelle qui se déclare parfois au titre d’une vie autre, partielle, vie dans ma vie passion ».

[36] Id., « Palme », Charmes, dans Œuvres, éd. Jean Hytier, coll. « Bibliothèque de la Pléiade » n° 127, Paris, Gallimard, 2 vol., tome 1, 1957, p. 153-156, ici p. 155.

[37] Id., Cahiers, tome 8, p. 692.

[38] Ibid., tome 8, p. 594.

[39] Ibid., juin ou juillet 1945, tome 29, p. 911.

[40] Charles Mœller, Littérature du xxe siècle et christianisme. V. Amours humaines, p. 232-233.

[41] Par exemple, quand il parle du plus grand « orgueil lié à la plus grande impuissance » (Octave Nadal, Paul Valéry et la nuit de Gênes, p. 615).

[42] Paul Valéry, « Propos me concernant », p. 1511. Souligné dans le texte.

[43] Richard de Saint Victor, De præparatione animi ad contemplationem, chap. 13, PL 196, col. 10a. Cité par saint Thomas d’Aquin, III Super Sent., d. 35, q. 1, a. 2, co.

6.3.2024
 

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