Blessures de l’intelligence liées à l’affaissement massif de la lecture 01

« Raison, sensibilité, imagination, la lecture développe toutes ces facultés […]. Lisiez, lisez beaucoup, vous ne lirez jamais assez. […] Il faut lire quand on est jeune. Il faut lire quand on vieillit [1] ».

 

« Pourquoi apprendre quoi que ce soit quand il suffit d’appuyer sur des boutons de faire fonctionner des commutateurs […]. Le mot ‘intellectuel’ est, bien entendu, devenu l’injure qu’il méritait d’être [2] ».

 

« Le livre est comme la cuillère, le marteau, la roue ou le ciseau. Une fois que vous les avez inventés, vous ne pouvez pas faire mieux [3] ».

 

« La plus grande force du papier est peut-être sa simplicité [4] ».

 

« Dans notre […] excitation à explorer toutes les possibilités du film et de la vidéo, nous avons partiellement perdu quelque chose que nous devons maintenant reconquérir. Je pense qu’il est temps de renouer avec le mot. Je suis aussi coupable que quiconque d’avoir exalté l’image au détriment du mot [5] ».

 

« Sans les livres, les plus belles choses de notre monde seraient tombées dans l’oubli [6] ».

 

Les causes extérieures et humaines de la blessure se dédoublent selon qu’elles sont principales, c’est-à-dire portent en elles-mêmes une culture, et instrumentales, selon qu’elles sont médiatrices d’une culture. Ces dernières causes sont les artefacts. Nous l’avons évoqué dans d’autres études : l’artefact qui nous caractérise notre époque est l’apparition et l’expansion inouïe des écrans, précisons des écrans récréatifs. En fait, pour bien comprendre comme ils peuvent nous blesser, il convient de voir ce dont ils nous privent : la lecture.

Nous nous aiderons d’un remarquable travail de synthèse opéré par Michel Desmurget qui vulgarise les principaux savoirs scientifiques sur la lecture depuis un demi-siècle. Ce directeur de recherche à l’Inserm et spécialiste en neurosciences nous gratifie avec la régularité d’une horloge suisse (en l’occurrence, tous les quadriennium) d’une vulgarisation de haut niveau. Nous avons proposé de longues analyses et relectures de ses trois précédents ouvrages : sur la télévision [7] ; sur le régime [8] ; sur les écrans [9]. Or, son premier et son dernier livres portent directement sur notre sujet : en général, puisqu’ils traitent de la blessure de l’intelligence ; et en particulier, puisqu’ils considèrent les médias engendrant ces crétinisations, respectivement, la télévision et le numérique. Leurs titres suffisent à résumer leur intention et leur thèse : TV Lobotomie et La fabrique du crétin digital. Mais le succès du second a conduit le lectorat passionné à demander à l’auteur d’écrire le pendant thérapeutique du diagnostic si radical et si alarmant relatif à l’usage intempérant des écrans ludiques. Et le remède réside dans un acte aussi connu qu’aujourd’hui méconnu : la lecture. « J’ai épluché la littérature scientifique dans tous les sens et je n’ai pas trouvé de meilleur antidote à l’abêtissement des esprits que la lecture [10] ».

Combinant plan éthique (fin-moyens), plan médical (signe-cause-remède) et plan pratique de l’Action catholique (voir-juger-agir), nous passerons en revue quatre points : contempler la fin (A) ; voir ce qu’il en est aujourd’hui de lecture (B) ; juger ou déterminer la cause de sa profonde déshérence (C) ; agir ou remédier (D).

A) Finalité ou de l’importance de la lecture

La lecture – en particulier, nous le dirons, la lecture de récits de fiction – est un grand bien. Plus précisément, multiples sont les bienfaits de la lecture : chez le non-lecteur (c’est-à-dire l’enfant qui n’est pas encore capable de lire) qu’il faudrait appeler allo-lecteur (d’allos, « autre », car le petit enfant aime tant qu’on lui lise des histoires), si ce néologisme n’était trop jargonnant, et chez le lecteur (enfant ou adulte) ; chez le lecteur, absolument et relativement (par comparaison à d’autres activités comme les écrans récréatifs, mais aussi la pratique du sport ou l’activité artistique) ; du point de vue absolu, individuellement et socialement ; du point de vue individuel, en expression et en profondeur (c’est-à-dire du point de vue des puissances, capacités ou facultés) ; du point de vue expressif, oralement (le langage) et narrativement (l’écrit) ; du point de vue des puissances, cognitivement, émotionnellement et volontairement (les trois grands centres ou groupes de capacités humaines) ; du point de vue cognitif, intellectuellement, mémoriellement et imaginativement (les trois grandes capacités cognitives). Par ces distinctions, nous avons classifié de manière systématique tous les avantages de la lecture et esquissé toute une anthropologie (qui fonde ces distinctions).

 

+ Bienfaits absolus

+ + Individuels

+ + + Expression

+ + + + L’oral : bienfaits langagiers

+ + + + L’écrit : bienfaits narratifs

+ + + Perfectionnement des facultés

+ + + + Cognition

+ + + + + Intelligence

+ + + + + Mémoire

+ + + + + Imagination

+ + + + Émotion

+ + + + Action

+ + Sociaux

+ + + Présents

+ + + Passés

+ Bienfaits relatifs

+ + Vis-à-vis des écrans récréatifs

+ + Vis-à-vis des autres moyens de détente

1) Les bénéfices intellectuels

a) Preuve

La lecture rend l’enfant plus intelligent, ainsi que les études le montrent [11]. Cette affirmation étonne tant nous sommes encore convaincus que l’intelligence est plus innée qu’acquise. Nous nous affronterons plus loin à cette objection. Pour l’instant établissons-la.

Même s’il n’est une mesure que très partielle de l’intelligence humaine, le QI (ou QI total) présente différents aspects dont un qui nous intéresse particulièrement, le QI verbal que les spécialistes appellent aujourd’hui indice de compréhension verbale (ICV) [12]. Comme le syntagme qui est complexe, la compétence mesurée l’est aussi, puisqu’elle inclut autant l’aptitude langagière que le niveau de culture générale et la capacité de raisonnement, non pas au sens de la logique classique, mais au sens plus flou et plus général d’habileté à résoudre les problèmes et de communiquer [13].

Or, depuis plus de cinquante ans, l’on sait que, loin d’être figé, comme s’il était inné comme l’est la couleur des yeux, le QI évolue fortement chez les enfants et les adolescents [14], et le plus souvent, dans le sens d’une croissance. Les chercheurs se sont donc penchés sur les facteurs expliquant ces fluctuations et ont notamment mesuré l’impact de la lecture. Une étude pionnière s’est penchée sur le QI verbal et a montré que, entre 14 et 18 ans, les performances en lecture prédisent l’évolution de l’ICV (avec toutes ses composantes), voire, en plus, la dynamique des adaptations cérébrales associées. D’autres enquêtes ont élargi et établi une corrélation positive entre lecture et QI total [15]. Le lien est tellement étroit que la connaissance l’ICV permet de connaître le QI total avec grande précision, et cela pour toutes les tranches d’âge. En effet, le coefficient de corrélation qui mesure la connexion entre deux variables, se situe dans une fourchette qui va de 0 (indépendance des variables) à 1 (proportion totale). Si sa valeur est supérieure à 0,85, le lien est fort [16]. Or, la corrélation est de 0,86 à 4 ans ; 0,85 à 10 ans ; 0,86 à 16 ans ; 0,87 à 25 ans [17].

b) Objection

Un lieu commun largement répandu est que l’intelligence (le QI) ou, pour aborder un sujet un tout peu moins touchy, les résultats scolaires ou les compétences de lecture, sont largement innées. C’est ainsi qu’un article de L’Express écrit : « les parents et l’école influent peu sur la réussite des enfants [18] » ; un autre article affirme : « l’impact de l’ADN est bien trop négligé […] ni l’éducation ni la qualité des enseignements reçus n’ont tant d’importance que cela [19] ». Certains vont même jusqu’à mesurer la part d’innéité, donc de déterminisme : ces données sont « héritables » à 60 ou 70 %. En particulier, le psychologue américain Eric Turkheimer est connu pour étudier les interactions entre gènes et environnement, comme les effets du statut socio-économique et de l’ADN sur le QI. En 2003, il a publié avec ses collègues de l’Université de Virginie une étude affirmant que l’environnement était responsable d’environ 60 % de la variance du QI chez les enfants à faible revenu, alors que les gènes n’en expliquaient presque aucune. En revanche, cette étude a également révélé que l’inverse était vrai pour les enfants riches [20]. Cette étude, qui a été citée près de 1900 fois depuis vingt ans dans les revues spécialisées, a aussi connu un grand retentissement médiatique [21].

Les résultats ont été confirmés par une étude poursuivie de concert avec son collègue David Fask de l’Université de Virginie : le QI est plus transmissible parmi les familles riches que parmi les familles pauvres [22]. Ils ont été précisés : par exemple, l’interaction varie d’un pays à l’autre [23]. Ils ont été étendus aux activités les plus variables qui vont des comportements comme la consommation de télévision chez les enfants de maternelle [24], jusqu’à des opinions comme les options politiques [25] ou le soutien à la peine de mort [26], et des choix éthiques comme la propension au divorce [27] ou le végétarisme [28], et politiques comme l’abstention électorale [29]. À la remorque d’un ouvrage de vulgarisation par un professeur de génétique comportementale au King’s College de Londres, Robert Plomin [30], l’article de L’Express déjà cité conclut sans nuance en proposant les pourcentages suivants : « L’héritabilité de troubles complexes comme l’autisme (70 %) ou la schizophrénie (50 %) est par exemple conséquente. Celle de la réussite scolaire (60 %) ou de l’intelligence générale (50 %) également ».

Enfin, appliquant ces considérations à notre sujet, nous trouvons deux pourcentages moyens affirmant que l’intelligence est héritable entre 55 et 60 % [31] et que l’aptitude à la lecture l’est entre 60 et 65 % [32].

c) Réponse

Comment ne pas être troublé par ces résultats annoncés comme scientifiques ? En fait, cette opinion est ancienne, ainsi que l’a longuement montré le paléontologue et historien des sciences américain Stephen Jay Gould [33].

Avec le sens pédagogique qui le caractérise, Michel Desmurget prend le temps de réfuter point par point cette opinion qui est, pour lui et pour nous, une objection [34]. Nous renvoyons au détail pour aller au cœur et enrichir sa solution de quelques précisions philosophiques.

1’) Évaluation de la notion d’héritabilité
  1. Il faut d’abord évaluer la notion d’héritabilité. Celle-ci est spontanément interprétée par le grand public à partir du modèle facile à comprendre de l’hérédité de ce caractère inné qu’est la couleur des yeux. Or, cet exemple si trompeur est déterministe. L’on imagine donc que l’intelligence ou toutes les autres caractéristiques ci-dessus sont innées et nécessaires à un degré à peine moindre.

Or, loin d’être concret, simple et intuitif, le concept d’héritabilité est une construction visant à mesurer les différences entre les individus. Or, les notions scientifiques sont liées à la méthode. En l’occurrence, la méthode la plus ancienne et la plus largement utilisée est celle des jumeaux. En l’occurrence, l’on compare les jumeaux homozygotes (ou vrais jumeaux, provenant d’un seul ovule fécondé) et les jumeaux hétérozygotes (ou faux jumeaux, issus de deux ovules fécondés). Or, si les deux types de jumeaux ont le plus souvent la même famille, donc le même environnement, les premiers ont même patrimoine génétique, ce qui n’est pas le cas des seconds. Ce semble donc être le laboratoire idéal pour mesurer la différence existant entre l’influence du milieu et celle du génome.

Pour mesurer cette différence mathématiquement, c’est-à-dire quantitativement, l’on compare d’abord les scores des deux jumeaux (soit homozygotes, soit hétérozygotes), le premier étant en abscisse et le second en ordonnée : on obtient une certaine répartition de points (sous forme d’un nuage). Or, l’on peut mesurer la répartition des coïncidences par un coefficient de corrélation (r) qui va de 0 (aucune corrélation entre les mesures) et 1 (les scores des deux jumeaux sont identiques). Puis, dans un second temps, l’on compare (donc au second degré) les deux coefficients de corrélation, celui des jumeaux homozygotes et celui des jumeaux hétérozygotes, par une formule simple qui donne justement l’héritabilité (h). En l’occurrence, l’héritabilité est égale à la différence des coefficients de corrélation multipliée par deux [35]. Formalisons (ce sera la seule formule mathématique, d’ailleurs très élémentaire, de l’exposé !) :

 

h = 2 x (rmonozygoterhétérozygote).

 

Interprétons en langage commun : l’héritabilité se contente donc de mesurer la dispersion dans la prédiction d’un caractère appartenant à un second jumeau, compte tenu que je connais le score du premier jumeau. En l’occurrence, la prédiction sera plus précise dans une population de vrais jumeaux que de faux jumeaux. Par exemple, si r est égale à 0,68 chez les monozygotes et n’atteint que 0,37 chez les dizygotes, l’héritabilité sera de 62 % (c’est à peu près la moyenne des résultats ci-dessus). Plus concrètement encore : si le jumeau 1 a un score « s » par exemple de 100, la probabilité que le jumeau 2 ait un score compris entre « s + 5 » (105) et « s – 5 » (95), est : pour un groupe de vrais jumeaux, de 27 %, et pour de faux jumeaux, de 19 %. Ainsi que conclut Michel Desmurget, il est « difficile de croire à la fatalité [36] ! ».

  1. Prenons à nouveau un peu de recul épistémologique. L’erreur interprétative conduisant à l’illusion déterministe, voire fataliste, avec ses dramatiques conséquences éducatives (à savoir l’abandon de la responsabilité des formateurs sur laquelle nous allons revenir), vient de ce que l’on confond discours scientifique empirico-formel et discours philosophique, passant indûment de l’un à l’autre. En l’occurrence, on identifie la notion fortement mathématisée, formalisée d’héritabilité avec celles d’innéité, donc de naturalité biologique, donc de nécessité.
  2. Il faut aussi ajouter un autre critère de grande importance. Une chose est d’affirmer qu’un facteur joue un rôle, autre chose est le poids de ce facteur, c’est-à-dire son importance. Si, bien évidemment, l’état de la route joue un rôle dans l’usure du pneu, voire joue toujours un rôle, cela ne permet pas de pondérer la part revenant à l’état de la route, à la pression de l’air, à la conduite du chauffeur, etc. Même la permanence d’un facteur ne dit pas son importance : l’état de la route joue toujours un rôle dans l’usure du pneu. Donc, l’étude de l’héritabilité permet seulement de conclure que l’hérédité joue un rôle, sans déterminer le poids de ce facteur.
2’) Évaluation de l’influence de l’environnement

Considérons justement désormais le second facteur, à savoir le rôle du milieu qui est un facteur extérieur et donc acquis. Nous allons voir que son poids est impressionnant et établi de multiples manières convergentes.

a’) Études sur l’homme

1’’) Comparaison globale ou universelle

En effet, nous disposons d’études sur l’évolution du QI dans les pays occidentaux au xxe siècle [37]. En l’occurrence, il a augmenté d’une trentaine de points. Or, 100 correspond à un QI « normal » à 130 à un QI de « surdoué ». La croissance observée est donc considérable : les personnes moyennes sont donc toutes devenues surdouées ! Ces études ont été largement confirmées [38], de sorte que l’on peut conclure avec un professeur de psychologie du Michigan qui a rédigé un article de synthèse que « l’intelligence est hautement modifiable [39] ». Les travaux ont aussi permis de discriminer certains facteurs comme les conditions physiques, en l’occurrence nutritionnelles et sanitaires et, psychiques, en l’occurrence éducatives [40]. Or, il s’agit de facteurs environnementaux, variables, indépendants des individus. Donc, encore une fois, l’intelligence n’est pas déterminée par les seuls facteurs internes.

2’’) Comparaison particulière

Comparons maintenant certaines populations. En l’occurrence, rapprochons des enfants adoptés. Une étude fameuse [41] a suivi des orphelins âgés de 5 ans qui ont été élevés dans des familles socio-économiquement différentes. Au départ, leur QI moyen était de 78, soit à la limite du retard mental. Or, 9 ans plus tard, le quotient des enfants placés dans les foyers les moins favorisés avait augmenté de 8 points (86 en moyenne) et celui des enfants placés dans les foyers les plus favorisés de 20 points (98). Or, avec un QI de 78, la personne fait partie des 7 % de la population présentant le plus grand déficit intellectuel ; avec 86, des 17 % et 98, le QI était supérieur à 45 % de la population, donc tout près de la moyenne nationale. La part de variabilité est donc considérable et l’importance du milieu aussi. D’autres études faites sur des populations d’enfants adoptés ont confirmé cette étude princeps [42].

3’’) Comparaison singulière

Comparons enfin une même personne à différents moments. Et cette preuve est encore plus convaincante que les précédentes, puisque nous comparons ce qu’il y a de plus semblable : un même sujet. De fait, les fluctuations – nous parlons bien de fluctuation et non pas de croissance – de QI sont très notables. Une étude a montré que, pour 60 % des individus d’une population de 6 à 18 ans, il variait de plus ou moins 15 points [43]. Une autre, effectuée sur des adolescents à 14, puis à 18 ans, a montré des baisses allant jusqu’à 18 points et des hausses jusqu’à 21 points, une différence supérieure à 15 points étant observée dans 20 % des cas [44]. Or, bien évidemment, leur génome n’a pas varié. Donc, la diversité observée entre les intelligences relève de facteurs non génétiques.

b’) Études sur la bête

L’on a effectué une expérimentation encore plus convaincante. En effet, il est possible de soumettre des rats à des tests dits analogiquement tests d’« intelligence » [45]. Partant de là, on a répertorié les rongeurs selon leur degré d’« intelligence », on les a isolés et ils se sont reproduits sur pas moins de 13 générations. On a donc obtenu deux lignées, l’une provenant de rats « brillants » et l’autre de rats « stupides », selon les termes même utilisés par les expérimentateurs. Par ailleurs, et ce point est l’apport original de l’étude, ces rats furent élevés dans trois conditions différentes. La première était celle des laboratoires. La deuxième était un environnement très appauvri en interactions (avec les autres animaux et l’expérimentateur) et en objets (balles, cubes, roue d’exercice, etc.). La troisième était un environnement très enrichi, là encore en interactions et en objets. Les résultats furent frappants. Dans la première condition, l’on a constaté que les rats dits « brillants » étaient plus performants que les rats dits « stupides ». Dans la deuxième, si le rats « stupides » le demeurèrent, les « brillants » s’abêtirent fortement, au point de se confondre avec leurs congénères « stupides ». Inversement, dans la troisième, les rats « brillants » restèrent aussi performants que dans la condition standard et les « stupides » se sont améliorés au point d’être indiscernables de leurs homologues « brillants ». Or, bien évidemment, la différence relevait non pas du génome, mais de l’environnement. Donc, l’étude atteste à l’évidence que la part de l’héritabilité est presque nulle et celle du milieu, de l’éducation forte et seule en cause [46].

Ainsi donc le « QI » animal lui-même varie en fonction de facteurs acquis et environnementaux. Or, les êtres naturels sont plus soumis à la nécessité que les hommes qui sont libres. Donc, a fortiori, la part héritable devra-t-elle être minimisée chez les hommes, et la part acquise maximisée.

3’) Évaluation de la méthodologie

Considérons enfin la méthode elle-même. Elle consiste à comparer des jumeaux. Nous avons vu qu’elle se fonde sur les postulats selon lequel les jumeaux homozygotes ont même génome, affirmant ainsi que toute différence observée entre les deux personnes de la paire manifestera une causalité acquise, non héréditaire. Or, tout d’abord, mêmes les vrais jumeaux ont des patrimoines génétiques légèrement différentes. En effet, l’ADN est sujet à de constantes mutations aléatoires [47]. Sachant que chaque brin est composé de pas moins d’un milliard de bases nucléotidiques, comment s’en étonner ? De plus, la découverte récente de l’épigénétique montre que, loin d’être causé par l’ADN, l’environnement cellulaire rétroagit sur lui et le modifie. Enfin, l’environnement des monozygotes est plus homogène des dizygotes. Il faut donc réviser largement à la baisse le poids du facteur génétique [48]. C’est ainsi qu’est apparu le concept d’« héritabilité perdue » [49].

Les résultats sur la prédictibilité des variations d’intelligence à partir des variations de l’ADN l’attestent : la proportion est de 10 % [50]. Et si on l’applique à notre sujet, la lecture, il est encore plus faible : une différence entre les ADN permet de prédire une différence entre les compétences de lecture, à l’âge de 14 ans, à raison de 5 % et, à l’âge de 7 ans, de 2 % [51].

Par ailleurs, l’évaluation de l’héritabilité est victime d’un biais, du fait de sa complexité : il dépend des conditions de l’environnement. Primo, observons des personnes à qui l’on a offert des conditions optimales de développement, c’est-à-dire un milieu favorisé. L’intelligence s’avèrera alors hautement héritable. Secundo, considérons des sujets similaires placés dans des environnements très hétérogènes. L’on constatera désormais une intelligence très faiblement héritable [52].

Pascal Ide

[1] Cette parole a été prononcée par un ministre de l’Instruction publique de la troisième République (Mario Roustan, La composition française. VII. Conseils généraux, préparation à l’art d’écrire : les genres, Paris, Delapaine, 1906, cité par Michel Desmurget, Faites-les lire ! Pour en finir avec le crétin digital, Paris, Seuil, 2023, p. 13).

[2] Ray Bradbury, Fahrenheit 451, trad. Henri Robillot, coll. « Présence du futur » n° 8, Paris, Denoël, 1974, p. 86-87.

[3] Umberto Eco, « ’Le livre ne mourra pas’. Conversation entre Umberto Eco et Jean-Claude Carrière », L’Obs, 15 octobre 2009.

[4] Ferris Jabr, « Why the brain prefers paper », Scientific American, 309 (2013) n° 5, p. 48-53.

[5] Steven Spielberg, Discours lors de la cérémonie des Oscars, 1987 ; Id., Academy Awards Acceptance Speech Database (accès 23/04/2023 ; https://aaspeechesdb.oscars.org/link/059-26/).

[6] Irne Vallejo, L’Infini dans un roseau, Paris, Les Belles Lettres, 2021.

[7] Cf. Michel Desmurget, TV lobotomie. La vérité scientifique sur les effets de la télévision, coll. « L’inconnu », Paris, Max Milo, 2011, rééd., Paris, J’ai Lu, 2013. Cf. pascalide.fr : « La grande menace de la télévision ».

[8] Cf. Id., L’antirégime. Maigrir pour de bon, Paris, Belin, 2015, coll. « Pocket » n° 17153, 2018. Cf. pascalide.fr : « Maigrir efficacement et durablement. Ou comment les sciences incarnent la vertu (de sobriété) ».

[9] Cf. Id., La fabrique du crétin digital. Les dangers des écrans pour nos enfants, Paris, Seuil, 2019. Cf. pascalide.fr : « Les dangers méconnus des écrans numériques. Une urgence éducative ».

[10] Id., Faites-les lire !, p. 18.

[11] Suzanne E. Mol & Adriana G. Bus, « To read or not to read », Psychological Bulletin, 137 (2011) n° 2, p. 267-296 ; Peng Peng, Rogier A. Kievit, « The Development of Academic Achievement and Cognitive Abilities », Child Development Perspectives, 14 (2020) n° 1, p. 15-20 ; Anne Cunningham & Keith E. Stanovich, « Reading can make you smarter », Principal, 83 (2003) n° 2, p. 34-39.

[12] Jacques Grégoire, « Les indices du WISC-IV et leur interprétation », Le Journal des psychologues, 253 (2007) n° 10, p. 26-30.

[13] Daniel Wechsler, WISC-V. Échelle d’intelligence de Wechsler pour enfants et adolescents, ECPA, 52016.

[14] Robert J. Sternberg, Elena L. Grigorenko & Donald A. Bundy, « The Predictive Value of IQ », Merrill-Palmer Quarterly, 47 (2001) n° 1, p. 1-41 ; William H. Angoff, « The nature-nurture debate, aptitudes, and group differences », American Psychologist, 43 (1988) n° 9, p. 713-720.

[15] Emilio Ferrer, John J. McArdle, Bennett A. Shaywitz, John M. Holahan, Karen Marchione & Sally E. Shaywitz, « Longitudinal models of developmental dynamics between reading and cognition from childhood to adolescence », Developmental Psychology, 43 (2007) n° 6, p. 1460-1473 ; Emilio Ferrer, Bennett A. Shaywitz, John M. Holahan, Karen Marchione & Sally E. Shaywitz, « Uncoupling of reading and IQ over time », Psychological Science, 21 (2010) n° 1, p. 93-101 ; Michel Desmurget cite ces références en les interprétant comme un a fortiori (Faites-les lire !, p. 262). Pourtant, elles datent de 2007 et 2010, alors que la précédente est de 2013…

[16] Gary Lupyan, « The Centrality of Language in Human Cognition », Language Learning, 66 (2016) n° 6, p. 516-553.

[17] Daniel Wechsler, WISC-V.

[18] Thomas Mahler, « Robert Plomin : ‘Les parents et l’école influent peu sur la réussite des enfants’ », L’Express, 12 janvier 2023, article en ligne.

[19] Thomas Messias, « La façon dont on éduque ses enfants n’a pas tant d’impact que ça », slate.fr, 26 mai 2019, consulté le 30 novembre 2023.

[20] Cf. Eric Turkheimer, Andreana Haley, Mary Waldron, Brian D’Onofrio & Irving I. Gottesman, « Socioeconomic status modifies heritability of IQ in young children », Psychological Science, 14 (2003) n° 6, p. 623-628.

[21] Cf., par exemple, Etienne S. Benson, « Heritability: it’s all relative ». Monitor on Psychology. American Psychological Association, 35 (1er avril 2004) n° 4, p. 44 ; David L. Kirp, « After the Bell Curve », New York Times Magazine, 23 juillet 2006 ; Matt Ridley, « Is IQ in the Genes? Twins Give Us Two Answers », The Wall Street Journal, 22 juin 2012 ; Alison Gopnik, « Poverty Can Trump a Winning Hand of Genes », The Wall Street Journal, 20 septembre 2013.

[22] Cf. Elliot M. Tucker-Drob, Mijke Rhemtulla, K. Paige Harden, Eric Turkheimer & David Fask, « Emergence of a gene x socioeconomic status interaction on infant mental ability between 10 months and 2 years », Psychological Science, 22 (2010) n° 1, p. 125-133.

[23] Cf. Elliot M. Tucker-Drob & Timothy C. Bates, « Large Cross-National Differences in Gene × socioeconomic Status Interaction on Intelligence », Psychological Science, 27 (2016) n° 2, p. 138-149 ; Saloni Dattani, David M. Howard, Cathryn M. Lewis & Pak Sham, « Clarifying the causes of consistent and inconsistent findings in genetics », Genetic Epidemiology, 46 (2022) n° 7, p. 372-389.

[24] Robert Plomin et al., « Individual Differences in Television Viewing in Early Childhood », Psychological Science, 1 (1990) n° 6, 371-377.

[25] James H. Fowler, Laura A. Baker & Christopher T. Dawes, « Genetic Variation in Political Participation », American Political Science Review, 102 (2008) n° 2, p. 233-248.

[26] Cf. Nicholas G. Martin, Lindon J. Eaves, Andrew C. Heath, Rose-Mary Jardine, Lynn M. Feingold & Hans J. Eysenck, « Transmission of social attitudes », Proceedings of the National Academy of Sciences, 83 (1986) n° 12, p. 4364-4368.

[27] Matt McGue & David T. Lykken, « Genetic Influence on Risk of Divorce », Psychological Science, 3 (1992) n° 6, p. 368-373.

[28] Laura Wesseldijk, Joshua Tybur, Dorret I Boomsma & Gonneke Willemsen, « The heritability of pescetarianism and vegetarianism », Food Quality and Preference, 103 (2023) n° 2, p. 104705.

[29] James H. Fowler et al., « Genetic Variation in Political Participation ».

[30] Cf. Robert Plomin, L’Architecte invisible. Comment l’ADN façonne notre personnalité, trad. Peggy Sastre, Paris, Les Presses de la Cité/Perrin, 2023.

[31] Tinca J. C. Polderman, Beben Benyamin, Christiaan A. de Leeuw, Patrick F. Sullivan, Arjen van Bochoven, Peter M. Visscher & Danielle Posthuma, « Meta-analysis of the heritability of human traits based on fifty years of twin studies », Nature Genetics, 47 (2015) n° 7, p. 702-709.

[32] Chiara Andreola, Sara Mascheretti, Raffaella Belotti, Anna Ogliari, Cecilia Marino, Marco Battaglia & Simona Scaini, « The heritability of reading and reading-related neurocognitive components », Neuroscience & Biobehavioral Reviews, 121 (2021) n° 3, p. 175-200 ; Callie W. Little, Rasheda Haughbrook & Sara A. Hart, « Cross-Study Differences in the Etiology of Reading Comprehension », Behavior Genetics, 47 (2017) n° 1, p. 52-76.

[33] Stephen Jay Gould, La Mal-mesure de l’homme, Paris, Odile Jacob, 1997.

[34] Cf. Michel Desmurget, Faites-les lire !, chap. 13.

[35] Chiara Andreola et al., « The heritability of reading and reading-related neurocognitive components ».

[36] Michel Desmurget, Faites-les lire !, p. 311.

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4.3.2024
 

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