« Ils ont tourné leur dos et non leur visage ». Soi-même par un autre

Le pire obstacle à notre conversion est intérieur : notre péché est devenu tellement habituel que nous ne le percevons plus. Nous sommes inconscients de notre inconscience.

La première lecture de ce jour comporte une expression intrigante et pourtant riche de sens : « Ils ont tourné leur dos et non leur visage » (Jr 7,24). Elle est propre au prophète Jérémie qui l’emploie à deux autres reprises (cf. Jr 2,27 ; 32,33). Le contexte l’éclaire. Le verset d’après, il écrit : « Depuis le jour où vos pères sont sortis du pays d’Égypte jusqu’à ce jour, j’ai envoyé vers vous, inlassablement, tous mes serviteurs les prophètes » (v. 25). Or, prophète de l’exil, Jérémie parle au peuple six cents ans après l’exode. De plus, si Dieu a voulu faire sortir Israël d’Égypte, ce n’est pas seulement parce qu’il souffrait de l’esclavage, mais aussi et d’abord parce que ce pays, qui était alors le plus puissant (un peu comme les États-Unis de l’époque) était aussi le plus idolâtre, multipliait les pratiques magiques et ésotériques. Dieu souhaitait ainsi soustraire le peuple élu de cette tentation permanente. Donc, Jérémie pointe du doigt les tentations, pire, les pratiques idolâtriques qui, depuis de multiples générations, sont devenues tellement habituelles que les Israélites n’en ont plus conscience. Certes, nous nous croyons convertis, nous disons que nous adorons le vrai Dieu : nous avons physiquement quitté nos « Égypte » symboliques ; nous leur avons tourné le « dos ». Mais, intérieurement, nous sommes toujours incarcérés dans nos habitudes pécheresse : notre « visage » est toujours tourné vers nos habitudes qui sont si centrales qu’elles sont devenues de véritables petits dieux devant lesquels nous nous prosternons.

En fait, l’ignorance de notre ignorance est inviscérée en nous pour trois raisons : enfermé dans la répétition, donc dans l’habitude devenue une seconde nature depuis tellement d’années dont nous parlions, j’absolutise mon point de vue et exclus les autres (j’ai « suivi les mauvais penchants de [mon] cœur endurci », dit aussi la lecture) ; je me justifie (« Je ne suis pas raide, je ne supporte pas l’injustice » ; « Je ne suis pas alcoolique, puisque je peux demeurer sobre pendant deux semaines » ; « Je ne suis pas complotiste, je cherche seulement à m’informer sur ce que l’on nous cache » ; etc.) ; je m’entoure de personnes qui pensent comme moi (et j’ignore, méprise ou diabolise ceux qui me contredisent ou simplement me questionne).

Le prédicateur lucide le sait bien : ceux à qui ses paroles seraient les plus utiles sont malheureusement ceux qui sont les derniers à les entendre. Et s’il est vraiment lucide, il sait que cette vérité s’adresse aussi et d’abord à lui… « Ils n’ont pas écouté, ils n’ont pas prêté l’oreille », dit le prophète à deux reprises (v. 24 et 27).

 

Alors, comment faire ? Ne sommes-nous pas au rouet ? Comme l’habitude est justifiée et entretenue par notre groupe d’appartenance, nous nous sommes nous-mêmes cadenassés et avons jeté la clé du cadenas dans la Seine (c’est un Parisien qui vous parle !). Que faire ?

Avec le diagnostic, le prophète offre aussi le remède : « j’ai envoyé vers vous, inlassablement, tous mes serviteurs les prophètes » (Jr 7,25).

En 1990, Paul Ricœur écrivait son plus grand livre (selon son propre avis) : Soi-même comme un autre. Il faudrait le préciser, voire le corriger par la vérité suivante : Soi-même par un autre. Nous ne pouvons sortir de nos angles morts mortifères qu’en nous mettant à l’écoute d’autrui, notamment de nos proches qui nous connaissent si bien. Il est significatif que Jésus parle de « la paille » que nous sommes devenus experts à repérer dans l’œil d’autrui : c’est donc que nous sommes devenus très fins dans notre discernement… sur l’autre. Je le dis sans ironie : l’autre détient un savoir sur nous, sur nos « poutres », nos angles morts. Ce qu’un proche nous dit et nous répète – en particulier ce qui, de nous, le fait souffrir –, écoutons-le avec humilité et discernement.

En lisant ces lignes, soit vous pensez très fortement à quelqu’un, en vous disant que vous allez lui envoyer ce commentaire parce cela va beaucoup l’aider, non sans vous féliciter de votre lucidité et de votre charité… Soit vous vous dites que cela va vous aider, mais, cinq minutes après, vous passerez et penserez à autre chose. Soit vous allez garder la parole du prophète et la méditer. Vous cesserez de tourner votre visage vers votre idole intérieure, pour vous en détourner, dos et visage, corps et âme. Et vous en ferez votre conversion prioritaire pour ce temps de Carême.

Aujourd’hui, nous faisons mémoire des 750 ans de la mort de saint Thomas d’Aquin (1225-7 mars 1274).

Pascal Ide

7.3.2024
 

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