Marthe et Marie. De l’enracinement du don dans la réception 1/2

Chemin faisant, Jésus entra dans un village. Une femme nommée Marthe le reçut. Elle avait une sœur appelée Marie qui, s’étant assise aux pieds du Seigneur, écoutait sa parole. Quant à Marthe, elle était accaparée par les multiples occupations du service. Elle intervint et dit : « Seigneur, cela ne te fait rien que ma sœur m’ait laissée faire seule le service ? Dis-lui donc de m’aider. » Le Seigneur lui répondit : « Marthe, Marthe, tu te donnes du souci et tu t’agites pour bien des choses. Une seule est nécessaire. Marie a choisi la meilleure part, elle ne lui sera pas enlevée. » (Lc 10,38-42)

1) Topique

o) Critères de répartition

Multiples sont les lectures de l’évangile de Marthe et Marie. On doit à l’acribie autant qu’à l’érudition, jamais écrasante, mais heureusement sélective, du regretté Jean-Louis Chrétien, d’avoir non pas parcouru toutes les interprétations (qui pourrait le prétendre ?) mais d’en avoir proposé une topique, une typologie très suggestive qui au moins parcourt, voire épuise les grandes possibilités [1].

Qu’il soit entendu que, de manière générale, Marie et Marthe sont envisagées comme des types, des vies symboliques, emblématiques, et non en leur existence historique, complexe et fluente. Ou plutôt, si elles sont considérées comme des personnes singulières, c’est en tant qu’elles incarnent ces idéaux qui sont des possibilités et des types universels.

Le critère le plus important est celui de la hiérarchie. En effet, le texte incite à poser ce jugement, puisqu’il parle de « bonne part », et la traduction latine établit même une comparaison en écrivant « meilleure part ». Précisément, nous trouvons trois possibilités selon que Marie est considérée comme supérieure à Marthe (c’est celle qui correspond au sens obvie du texte), égale ou inférieure. Ce point de vue sera le cadre à partir duquel nous répartirons les diverses herméneutiques : le texte lui-même l’autorise qui parle de « bonne part ».

Un autre critère est le caractère statique (successif) ou dynamique (articulé) de ces deux vies.

Enfin, un dernier critère est le caractère extérieur ou intérieur de ces possibilités de vie : la différence passe-t-elle entre ou dans les personnes ?

En croisant ces différents critères, on pourrait distinguer quelque six interprétations qui se répartiraient de la manière suivante : 1. la supériorité – absolue ou relative – de Marie sur Marthe ; 2. l’égalité de Marie et Marthe ; 3. la supériorité – modérée ou radicale – de Marthe sur Marie.

a) La supériorité de Marie sur Marthe

1’) Supériorité absolue

Selon cette vision, la vie de Marie est un bien, celle de Marthe est un mal, au mieux, une nécessité servile. Cette conception s’enracine dans l’opposition grecque entre action et contemplation, elle-même enracinée dans une vision dualiste de l’univers qui oppose le monde sensible et le monde intelligible, qui fait de la multiplicité et du changement une forme dégradée de l’unité et de l’immobilité.

Marthe et Marie représentent deux états de vie durables et distincts : la vie contemplative et la vie active. On doit à Origène d’avoir clairement opposé Marthe et Marie comme praxis et théôria : « On pourrait admettre avec vraisemblance que Marthe symbolise l’action, Marie la contemplation [2] ».

Mais c’est saint Jean Cassien qui a durci l’opposition en hiérarchie :

 

« Quelle est donc cette chose unique, si incomparablement supérieure à des biens si nombreux et si grands, que l’on doive, pour la posséder, les mépriser tous et les rejeter ? Sans aucun doute, cette part excellente dont Marie préféra la magnificence et la perpétuité aux devoirs de l’hospitalité, part qui était prêchée par le Seigneur […]. La théôria, c’est-à-dire la contemplation de Dieu, voilà l’unique nécessaire dont le mérite surpasse tous les mérites des actions saintes, tous les efforts de la vertu [3] ».

2’) Supériorité relative

Dans cette interprétation, Marie est à Marthe comme le meilleur à l’égard du bien. « Le Seigneur ne dit pas que la part choisie par Marie est bonne, mais qu’elle est meilleure, faisant entendre que celle de Marthe est bonne [4] ».

Cette supériorité peut s’entendre, elle aussi, de deux manières : statique et dynamique, synchronique ou successive.

Ici, les deux figures successives, articulées temporellement. L’on doit à Augustin cette nouvelle interprétation selon laquelle Marthe et Marie figurent deux possibilités successives. D’un mot, Marthe est à Marie ce que la vie présente est à la vie future. Or, la première est nécessairement active et la seconde pure contemplation de Dieu. Mais celle-ci est supérieure à celle-là. Donc, saint Augustin maintient à la fois la hiérarchie et la nécessité. « Vous comprenez que ces deux femmes sont la figure de deux vies, la vie présente et la vie future, la vie laborieuse et la vie tranquille, la vie de misère et la vie de bonheur, la vie temporelle et la vie éternelle. Oui, ce sont deux vies distinctes : faites-y davantage attention [5] ». Ajoutons qu’ici joue non pas tant la distinction grecque de la contemplation et de l’action que la distinction biblique (et existentielle) du repos (le sabbat) et de l’in-quiétude, de la quies et de l’inquietudo :

 

« Le Seigneur n’a pas dit que l’activité de Marthe est une mauvaise part, mais que celle-là est la meilleure qui ne sera pas retirée. En effet, la part destinée au service d’un besoin, le besoin une fois passé, sera retirée. La bonne action qui passe a précisément pour récompense le repos qui ne passe point [6] ».

b) L’égalité de Marie et Marthe

1’) La nécessité des deux vies

Sainte Thérèse d’Avila le souligne : « Enfin, Marthe et Marie vont ensemble [En fin, andan juntas Marta y Maria[7]».

Un récit humoristique des Pères du désert le dit avec une simplicité souriante.

 

« Un moine de passage aperçoit les compagnons d’abba Silvain au travail. Il leur fait reproche, selon les paroles mêmes du Christ, de ne pas avoir entendu la parole du Christ invitant à choisir la meilleure part. L’abbé le fait conduire dans sa cellule avec un livre et il veille à ce que le moine ne soit pas convié pour le repas. Silvain s’en étonne et s’entend répondre avec courtoisie : ‘Parce que tu es un homme spirituel et que tu n’as besoin de cette nourriture. Nous, étant charnels, nous voulons manger et, à cause de cela, nous travaillons. Toi, tu as choisi la bonne part en lisant toute la journée ; et tu ne veux pas manger de nourriture charnelle’. Le visiteur ayant demandé pardon, abba Silvain conclut : ‘En vérité, même Marie a besoin de Marthe. C’est grâce à Marthe, en effet, que l’on fait l’éloge de Marie’ [8] ».

2’) L’unité liée à l’amour

a’) Exposé

Non seulement saint Augustin compare plutôt à partir des moments de la vie, mais il ne hiérarchise pas, du moins dans la Cité de Dieu, lorsqu’il parle des mérites comparés de la vie contemplative, de la vie active et de la vie mixte. Or, le critère devient ici celui de l’amour :

 

« Chacun peut, sans préjudice de la foi, choisir celle qu’il veut pour mener sa vie et parvenir aux récompenses éternelles, mais il est important de considérer ce qu’il conserve de par son amour de la vérité et ce dont le devoir de charité l’amène à se défaire [9] ».

 

Ainsi, le docteur d’Hippone rappelle la nécessité des deux vies : l’action ne doit pas oublier la nécessaire recherche de la vérité et la contemplation les misères et les besoins des autres hommes. Voilà pourquoi, à Béthanie, « il n’y avait place que pour deux vies, toutes deux innocentes, toutes deux louables : l’une de travail, l’autre de loisir, mais l’une et l’autre exemptes de mal, exemptes de paresse […]. Il y avait dans cette maison deux vies, et la source même de la vie [le Christ] [10] ».

b’) Une variante : la double hospitalité

Jean-Louis Chrétien oriente différemment son interprétation. Alors que la Tradition a le plus souvent distingué Marthe et Marie comme deux types de vie, il les envisage comme deux possibilités d’accueillir, deux types d’hospitalité. Or, alors que le type de vie est orienté vers la fécondité, actualise le don de soi, l’hospitalité relève de la réception, de l’écoute de l’origine, donc le don pour soi. Ce faisant, Chrétien est fidèle à son intuition originaire relative à l’articulation de l’appel et de la réponse, de l’appel dans la réponse, autrement dit de l’origine blessant la clôture ou du moins l’autonomie fondatrice du sujet.

Nous le verrons, il en est de même dans l’interprétation de Thérèse d’Avila :

 

« Pour donner l’hospitalité à notre Maître, pour le retenir chez soi, pour le bien traiter et nourrir comme il convient, il faut que Marthe et Marie se joignent ensemble. Et comment Marie, toujours assise à ses pieds, aurait-elle pu le nourrir sans l’aide de sa sœur [11] ? ».

 

Toutefois, au final, la hiérarchie demeure, mais dans l’ordre qui est de succession : il faut ne pas « vouloir enfin être Marie avant d’avoir travaillé avec Marthe ».

3’) L’unité institutionnelle

On doit peut-être à Pierre de Bérulle d’avoir souligné le plus la distinction des deux sœurs, au point de faire de l’épisode de Béthanie l’acte de fondation de la distinction de deux vocations dans l’Église. On retrouve ici le christocentrisme du fondateur de l’École française : tout acte du Christ présente une portée infinie, est lui-même source de tout ce qui se fait de durable, fécond dans l’Église. Or, ces deux vies sont, selon lui, en totale parité. Notons la formulation qui enracine tout en Jésus :

 

« Vous êtes la vie, Seigneur, et l’auteur de la vie, et vous voulez établir deux sortes de vie en votre Église, et nous les peindre et figurer en deux sœurs, toutes deux saintes, vénérables et des plus signalées en votre grâce, en votre suite et en votre Évangile [12] ».

c) La supériorité de Marthe sur Marie

L’inversion des relations entre Marthe et Marie se retrouve notamment chez deux grands spirituels qui sont aussi deux dominicains : Maître Eckhart et Louis Chardon.

1’) Forme modérée

C’est ainsi que Maître Eckhart suspecte Marie : « Nous la soupçonnons, la chère Marie, d’être assise là plutôt pour son plaisir que pour son profit spirituel [13] ». En effet, le mystique rhénoflamand oppose la jouissance sensible et la joie spirituelle. Or, la première éteint la liberté. Mais Marie risque de s’absorber dans ce premier type de délectation ; en revanche, Marthe, plus mûre, connaît ce risque et l’en avertit sa sœur cadette : « Marthe ne dit pas cela par mécontentement, bien plutôt l’affection l’y contraignait. Nous devons considérer ses paroles comme affectueuses, ou comme une taquinerie bienveillante ». Mais, reconnaissons-le, le Thuringien force le texte, voire en inverse le sens.

2’) Forme radicalisée

On trouve chez Louis Chardon une condamnation encore plus sévère de Marie et un éloge encore plus admiratif de Marthe. Le dominicain français part du principe, constant dans son opus magnum, La Croix de Jésus : « les croix [c’est-à-dire les épreuves] sont les moyens plus parfaits d’union [à Dieu] que les consolations ». Or, Marie, en qui il voit la Madeleine, est une sentimentaliste. En effet, « cette nouvelle convertie se gorge de contentements, assise à ses pieds, dans le repos et le profond silence, enivrée des doux entretiens de Celui dont les paroles sont les heureux canaux qui portent la vie éternelle ». Conclusion : « Il est temps que Madeleine sorte de l’enfance [14] ».

Le dominicain français ne peut se présenter comme l’ardent avocat de Marthe qu’en répondant aux objections qui naissent du texte même, ce qu’il fait : « Il lui dit qu’elle est pleine de sollicitude : qu’y a-t-il à blâmer ? Il ajoute qu’elle se trouble ; mais n’est-il point écrit de la Mère de Jésus qu’elle a été troublée, et de Jésus même, qu’il s’était troublé ? » Surtout, à l’égard du prétendu reproche de dispersion, l’argument de fond n’est pas sans présenter une réelle profondeur métaphysique : « La multitude qu’elle embrasse a plus d’union que de dissipation. Elle cause plus de recueillement que de distraction, et fait voir que sa charité se trouve d’autant plus grande qu’elle a plus d’étendue, et d’autant plus éminente qu’elle a pour son principal sujet l’unité qui conjoint la nature divine avec la nature humaine en un même suppôt ».

Au fond, la profonde vérité de cette dernière interprétation porte contre l’attitude, toujours menaçante, de la passivité et du quiétisme.

Pascal Ide

[1] Jean-Louis Chrétien, « La double hospitalité », Jean-Louis Chrétien, Guy Lafon et Etienne Jollet (éds.), Marthe et Marie, coll. « Triptyique », Paris, DDB, 2002, p. 9-53.

[2] Origène, Homélies sur saint Luc, trad. Henri Crouzel et al., coll. « Sources chrétiennes » n° 87, Paris, Le Cerf, 1962, p. 521.

[3] Saint Jean Cassien, Conférences, XXII, 3, éd. et trad. Eugène Pichery, Paris, Le Cerf, 1955, tome 3, p. 141.

[4] Saint Grégoire le Grand, Homélies sur Ezéchiel, II, II, 9, trad. Charles Morel, coll. « Sources chrétiennes » n° 360, Paris, Le Cerf, 1990, tome 2, p. 109.

[5] Saint Augustin, Sermon 104, in Les plus beaux sermons de saint Augustin, trad. Georges Humeau, Paris, Études augustiniennes, 1986, tome 2, p. 147-152.

[6] Saint Augustin, La Trinité, L. I, X, 20, trad. Marcellin Mellet et Pierre-Thomas Camelot, coll. « Bibliothèque augustinienne » n° 16, Paris, Desclée, 1955, p. 143.

[7] Sainte Thérèse d’Avila, Relations spirituelles, n° 54, Œuvres complètes, trad. Carmélites de Paris-Clamart, Paris, 1963, tome I, p. 456.

[8] Saint Ambroise de Milan, Traité sur l’Évangile de saint Luc, VII, 86, éd. et trad. Gabriel Tissot, Paris, 1976, tome 2, p. 37.

[9] Saint Augustin, La cité de Dieu, XIX, 19, trad. Gustave Combès, coll. « Bibliothèque augustinienne », Paris, Desclée, 2000, p. 878.

[10] Saint Augustin, Sermon 104, op. cit.

[11] Sainte Thérèse d’Avila, Le château intérieur, VII, 4, Œuvres complètes, op. cit., tome II, p. 697.

[12] Pierre de Bérulle, « De sainte Marthe et de la vie active », Œuvres de piété, 154, Œuvres complètes, éd. Michel Dupuy, Paris, Cerf, 1995, tome 3, p. 410-416.

[13] Maître Eckhart, Sermons, trad. Jean Ancelet-Hustache, Paris, Seuil, 1979, tome 3, p. 163-179.

[14] Louis Chardon, La Croix de Jésus, III, 30, éd. François Florand, Paris, Cerf, 1937, p. 543-549.

20.7.2019
 

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