L’organisation de l’Écriture Sainte à la lumière du don selon saint Thomas d’Aquin

1) Méthode de départ

Dans son De commendatione et partitione Sacræ Scripturæ, homélie prononcée à Paris en 1252, en tant que Bachelier biblique, saint Thomas d’Aquin (1225-1274) rend compte de manière logique de la distinction des 72 différents livres de la Bible, selon l’ordre canonique [1]. Notre intention est de reprendre l’audacieuse initiative du saint dominicain (qui est aussi celle des Docteurs médiévaux) qui manifestaient, selon la rationalité de la foi, l’unité profonde des Saintes Écritures, et de montrer que cette unité est secrètement commandée par le don.

De prime abord, la distinction première adoptée par saint Thomas ne semble pas être adéquate à celle de la dynamique du don. D’abord, elle est double, selon les deux parties de l’Écriture – Ancien et Nouveau Testament –, alors que le mouvement du don est à trois temps : la réception (don 1), l’appropriation (don 2) et la donation (don 3). Ensuite, le principe de répartition proposée par l’Aquinate est hétérogène à la logique dative. En effet, il distingue les deux Testaments de la manière suivante : Dieu, dit-il en substance, nous conduit par un double chemin, par précepte (Ancien Testament) et par grâce (Nouveau Testament), autrement dit, en nous prescrivant un certain nombre de lois, et en nous proposant l’aide de sa grâce. En réalité, comme nous allons le voir, la valse du don ne rythme pas la distinction des Testaments, mais est interne à ceux-ci : elle se retrouve dans le régime de la Loi, pour l’Ancien, et dans le régime de la grâce, pour le Nouveau.

2) Le principe de base

Ainsi que l’indique le titre du sermon, celui-ci comporte deux parties : une recommandation (commendatio) et une classification (partitio) des livres scripturaires. Thomas donne le principe de distinction de toute la Bible dans la première partie du sermon. En effet, celle-ci recommande l’Écriture Sainte. Or, triple est le motif de la recommander : parce qu’elle enseigne fermement par la vérité éternelle, parce qu’elle délecte avec douceur par son utilité, parce qu’elle flectit efficacement par son autorité. En fait, pour correspondre au verset de Ba 4,1 que, d’après l’usage, Thomas commente, l’ordre devient : l’autorité qui est divine, la vérité éternelle qui est elle-même divine, l’utilité qui est de parvenir à la vie divine.

Or, c’est ce dernier point, à savoir la vie divine, qui sert de principe de division pour toute l’Écriture : « Or, dit-il au commencement de la seconde partie du sermon, la Sainte Écriture conduit [perducit] à cette vie de deux manières [2] ». Et la vie divine, est un don, le don par excellence de Dieu. En effet, Thomas parle non pas d’abord de la vie biologique ou même humaine, mais de la vie surnaturelle : dans le dernier paragraphe de la première partie (ce qui constitue à proprement parler le De commendatione), il distingue trois sortes de vie : celle de la grâce, celle de la justice et celle de la gloire, qui toutes trois dépassent les simples capacités surnaturelles (la vie de la justice, notamment, consiste dans les œuvres que Dieu donne d’accomplir, avec le concours de la liberté) ; or, cette vie est le don que Dieu nous fait, son œuvre en nous.

Mais il y a plus. Déjà, les trois raisons qui recommandent au plus haut point les Écritures suivent un ordre épousant la dynamique du don ; ce point est d’autant plus significatif que, comme on l’a dit, Thomas a changé la répartition initiale pour mieux coller à la citation liminale de Baruch. En effet, l’autorité est l’origine de l’Écriture, la vérité éternelle son contenu et la vie divine sa finalité, ce qui épouse les trois moments du don [3].

Ce point pourrait être éloquent sans pour autant être démonstratif. Mais il souligne aussi que la finalité de l’Écriture et donc de l’œuvre que Dieu opère par sa Révélation est le don de la vie divine. Or, ce qui est le terme même de l’action divine est le principe de la nôtre : le don 3 divin est notre Don 1.

3) L’ordre de l’Ancien Testament à la lumière du don

Montrons que l’Ancien Testament adopte implicitement, pour Thomas, l’ordre de la dynamique du don. À mon sens, saint Thomas fait appel à un double ordre : selon la cause efficiente et selon la cause finale

Pour rendre compte de la distinction tripartite classique en Loi, Prophètes et Écris hagiographiques, le Docteur Angélique fait d’abord appel à une double distinction dichotomique. Le genre est celui du mandat ou du précepte. Or, doubles sont les mandats : coercitifs et monitorium [4]. Or, les premiers sont ceux du roi qui peut punir les transgresseurs et les seconds sont ceux du père dont la fonction est d’enseigner. Mais doubles sont les préceptes royaux : les uns statuent sur la loi, les autres conduisent à son observance ; et c’est ce que promulguent les hérauts et les envoyés. Les préceptes sont donc au nombre de trois, selon leur source : le roi, le héraut et le père. Ce qui correspond aux trois parties de l’Ancien Testament. Or, cette triple autorité correspond aux trois moments du don :

Mais la finalité est connectée à l’efficience, c’est-à-dire l’autorité scriptutaire, le type d’écrivain sacré, qui en est la source. La première partie a pour objectif de proposer la Loi puisqu’elle « est comme le précepte proposé par le roi [5] ». Les écrits prophétiques ont pour finalité l’intériorisation de la loi. Saint Thomas ne le dit pas comme tel, mais on peut le déduire de la distinction opérée au sein de ces écrits. « L’envoyé doit faire deux choses : […] exposer le bienfait du roi en vue d’incliner les hommes à obéir et […] proposer l’édit de la loi [6] ». Or, l’homme s’approprie le bien lorsqu’il est non pas contraint mais incliné et c’est le désir du bien qui cause l’inclination ; par ailleurs, l’inclination permet la véritable obéissance qui est soumission et non pas démission ; et cette obéissance est la disposition intérieure par laquelle l’être humain se porte à l’accomplissement de la loi. Enfin, les écrits hagiographiques ont pour dessein de conduire l’homme à agir vertueusement : en effet, c’est le propre du père que d’instruire son fils à la vertu [7] ; or, la vertu est un principe intérieur d’action

Or, la proposition, l’intériorisation et la mise en pratique sont les trois moments du don. Donc, l’ordre présidant à cette tripartition correspond à celui de la dynamique du don.

4) L’ordre du Nouveau Testament à la lumière du don

Il en est de même pour le Nouveau. Il sera plus aisé de le montrer, du fait de la plus grande simplicité de la répartition du contenu. Selon Thomas, rappelons-le, le Nouveau Testament parle du don de la grâce. Or, ce sujet se divise en trois : origine de la grâce, sa vertu et son exécution. D’où la répartition du Nouveau Testament en « trois parties : dans la première, il est traité de l’origine de la grâce, ce que font les Évangiles ; dans la seconde, de la vertu de la grâce et tel est le propos des Epîtres de Paul […] ; dans la troisième, il est traité de l’exécution des susdites vertus, et cela revient au livres restants du Nouveau Testament [8] ». Or, si l’origine qu’est le Christ procède de l’extérieur vers notre intériorité, la vertu nous est intérieure et son exécution est l’agir qui trouve en nous sa source. C’est donc que, selon le point de vue de Thomas, l’ordre des livres du Nouveau Testament répond à celui du don.

Confirmation est d’ailleurs donnée dans la troisième partie qu’est le terme. Pour Thomas, l’éxécution de la vertu de la grâce se montre dans le progrès de l’Église ; or, ce progrès se répartit classiquement selon les trois moments de tout mouvement : commencement (« initium » ou terminus a quo), progression (« profectum » ou terminus per quem) et terme (« terminum » ou terminus ad quem). Or, l’achèvement de toute l’Écriture s’opère dans le mariage mystique de l’homme avec Dieu ou plutôt de l’Église avec le Christ : en effet, l’Apocalypse est le dernier livre de la Sainte Écriture et voici comment Thomas en décrit le contenu, propos qui clôt aussi son exposé : « Enfin, le terme de l’Église où l’Apocalypse conclut le contenu de toute l’Écriture Sainte, jusqu’à ce que l’Épouse [l’Église] dans les épousailles de Jésus Christ, en participant à la vie glorieuse [9] ». Or, le mariage est l’achèvement de tout don et du don 3 lui-même, puisque le don s’accomplit dans la communion féconde et que le mariage est la plus intime et la plus féconde forme de communion. C’est donc que l’achèvement de l’Écriture est aussi celui de la dynamique de la donation.

5) Difficulté et réponse

Revenons un moment sur le principe de la distinction opérée par saint Thomas entre Ancien et Nouveau Testament : il soulève une difficulté. Thomas distingue les deux parties de la Bible de la manière suivante :

« La Sainte Écriture conduit à cette vie [divine] de deux manières : en prescrivant et en aidant. En prescrivant, par les mandats qu’il propose, ce qui appartient à l’Ancien Testament : ‘Moïse nous a envoyé la loi’ (Si 24,33). En aidant, par le don de la grâce que législateur dispense, ce qui appartient au Nouveau Testament : ‘La loi fut donnée Moïse, la grâce et la vérité fut faite par Jésus-Christ’ (Jn 1,17) [10] ».

Or, nous l’avons dit, cette distinction est sans relation avec la dynamique du don. Mais, en logique, une distinction adéquate doit se prendre de l’intérieur du genre, sinon, elle demeure accidentelle.

Saint Thomas n’explique pas la raison profonde de cette distinction qui est pourtant si importante qu’elle commande tout l’ordre de l’économie entre premier et second Testament. On retrouve cette division au terme de la Ia-IIæ de la Somme de théologie, dans les deux derniers traités, celui de la loi (q. 90-108) et celui de la grâce (q. 109-114). La Loi ancienne est à la Loi nouvelle ce que l’Ancien est au Nouveau Testament. Or, la Loi nouvelle est identiquement la grâce et elle se distingue de la Loi ancienne comme l’intérieur de l’extérieur : la première est gravée sur les tables de nos cœurs et la seconde sur des tables de pierre ; mais le cœur est, pour la Bible, le centre intime de notre être. Le don de Dieu nous parvient donc de deux manières : de l’extérieur ou de l’intérieur.

Or, la distinction dehors-dedans cohère profondément avec la logique du don. C’est une loi beaucoup plus générale qui est ici en jeu : tout don 1 nous parvient selon deux modalités : extérieure ou intérieure [11] ; surtout, l’appropriation est une intériorisation. Ainsi, le passage de l’Ancien au Nouveau Testament est un progrès dans l’appropriation. Autrement dit, la distinction proposée par Thomas, loin d’être accidentelle, fait secrètement appel à la dynamique du don et, en retour, la conforte.

6) Conclusion et prolongement

Le travail opéré par Thomas – et, répétons-le, par les docteurs médiévaux – semblera, de prime abord, étranger aux préoccupations de l’exégèse actuelle. En fait, le courant de l’exégèse dite canonique [12] n’ignore pas cette préoccupation, mais s’il ne l’étend pas à l’intégralité des deux Testaments. Ensuite, un théologien biblique comme Paul Beauchamp n’a pas craint de proposer une relecture complète de l’articulation de l’un et l’autre Testament [13], ou bien de l’organisation interne de l’Ancien Testament [14]. Enfin, il n’est pas impossible de rendre compte du principe d’ordre proposé par le jésuite parisien à partir de la logique ternaire du don. C’est ce que montre notre article.

Pascal Ide

[1] Saint Thomas d’Aquin, De commendatione et partitione Sacræ Scripturæ, in Opuscula Theologica, Turin-Rome, Marietti, 1964, n° 1199-1208, p. 435-439. Sur l’authenticité, cf. la note de l’édition Marietti, p. 433.

[2] Ibid., n° 1203, p. 436. « Ad hanc autem vitam Sacra Scriptura perducit dupliciter ».

[3] La seconde homélie sur le De commendatione Sacræ Scripturæ que saint Thomas a prononcée à Paris en 1256 (Opuscula Theologica, n° 1209-1215, p. 441-443), lorsqu’il est devenu Maître en Sacra Theologia, adopte aussi l’ordre ternaire du don, quoique de manière moins immédiatement apparente. En effet, il distingue quatre raisons pour lesquelles l’Écriure Sainte est éminemment recommandable la hauteur de sa doctrine spirituelle, la dignité de ses docteurs, la condition des auditeurs, l’ordre de sa communication. Or, le premier point correspond au don 2 (le contenu), le second au don 1 (l’origine), le troisième au don 3 (le but), et le quatrième de l’ordre règnant entre ces trois dons en effet, déjà matériellement, Thomas fait appel au vocabulaire de la donation, parlant de « communication » et de « dons » ; mais surtout quant au contenu Dieu communique ses dons, selon un ordre qui proportionne les mystères au bénéficiaire qui en est gratifié (cf. n° 1215, p. 443).

[4] « Est enim duplex mandatum, scilicet coactorium et monitorium ». (Ibid., n° 1204, p. 436)

[5] « Prima pars continetur in lege, quæ est quasi præceptum ab ipso rege propositum » (Ibid., n° 1204, p. 436).

[6] « … nuntius duo debet facere. Debet enim exponere regis beneficium ut inclinentur homines ad obediendum ; et debet proponere legis edictum ». (Ibid., n° 1206, p. 437)

[7] Dans les écrits hagiographiques, « patres instruunt filios ad virtutem » (Ibid., n° 1207, p. 438).

[8] Ibid., n° 1208, p. 439. « …dividitur in tres partes. In prima agitur de gratiæ origine et hoc in Évangeliis. In secunda de gratiæ vertute et hoc in Epistolis Pauli […]. In tertia agitur de virtutis prædictæ executione et hoc in reliquis libris Novi Testamenti ».

[9] Ibid., n° 1208, p. 439. « Tertio Ecclesiæ terminum ; in quo totius Sacræ Scripturæ continentiam Apocalypsis concludit, quousque Sponsa in thalamum Iesu Christi ad vitam gloriosam participandam ».

[10] Ibid., n° 1203, p. 436. « Ad hanc autem vitam Sacra Scriptura perducit dupliciter scilicet, præcipiendo et adiuvando. Præcipiendo per mandata quæ proponit, quod pertinet ad Vetus Testamentum, Eccli. 24 [33] Legem mandavit nobis Moyses. Adiuvando autem per donum gratiæ quod legislator largitur, quod pertinet ad Novum Testamentum, Ioan. 1 [17] Lex per Moysem data est, gratia et veritas per Iesum Christum facta est ».

[11] Le cardinal Journet en a fait la distinction centrale du premier tome de l’Église du Verbe Incarné (), et même du deuxième, afin d’expliquer les deux manières différentes dont le Christ et l’Esprit conduisent l’Église (). Or, mutatis mutandis, ce qui convient pour l’Église en son entier convient aussi pour l’individu, et vice versa.

[12] Celui qui a ouvert cette route est un professeur d’Ancien Testament à l’Université de Yale, Brevard Springs Childs (Biblical Theology in Crisis, Philadelphia, The Westminster Press, 1970 ; Introduction to the Old Testament as Scripture, Philadelphia, Fortress press, 1979).

[13] Cf. Paul Beauchamp, L’un et l’autre Testament. 1. Essai de lecture, coll. « Parole de Dieu », Paris, Seuil, 1976. 2. Accomplir les Écritures, même coll., 1990.

[14] Cf. Id., Cinquante portraits bibliques, Paris, Seuil, 2000.

29.11.2019
 

Les commentaires sont fermés.