L’Esprit-Saint a l’Esprit de suite (26e dimanche du temps ordinaire, 26 septembre 2021)

En allant reposer sur d’autres hommes que sur les 70 anciens qui sont hors du camp, l’Esprit se joue-t-il du Seigneur (cf. Nb 11,25 s) ? Pire, en donnant à d’autres hommes que les Douze d’expulser les démons, l’Esprit désobéirait-il au Christ (cf. Mc 9,38 s) ?

 

  1. Répondons d’abord très clairement. Ni espiègle, ni, encore moins, désobéissant, l’Esprit-Saint est bien, dans l’Ancien Testament, l’Esprit de Dieu et, dans le Nouveau Testament, l’Esprit du Père et du Fils. L’esprit de prophétie qui anime Eldad et Médad est bien le même que celui qui repose sur Moïse. Ceux qui exorcisent le font expressément au « nom » de Jésus.

Cette tentation de séparer l’Esprit du Christ est si grande qu’elle a pris la forme d’une hérésie, à la fin du xiie siècle : le joachimisme. Un moine calabrais, Joachim de Flore, a proposé une théologie de l’histoire où il distingue trois âges : celui du Père, correspondant à l’époque s’étendant depuis la création jusqu’à la venue du Christ, embrassant donc tout l’Ancien Testament ; celui du Fils, correspondant à la présence du Christ sur terre et les premiers temps de l’Église qui ont suivi ; celui de l’Esprit, que le religieux voit pointer à son époque et qui va enfin porter à son achèvement la Révélation. Jusqu’ici, rien que de très classique. Cette doctrine, avec quelque amènagement, se trouve chez de nombreux Pères de l’Église. Mais Joachim sépare ce que les Pères distinguaient : il affirme que l’Esprit n’a pas encore été donné, alors qu’il a déjà été répandu à la Pentecôte sur l’Église naissante (Ac 2) et, depuis, ne cesse de se répandre dans les cœurs (cf. Rm 5,5). Bref, alors que tout le Nouveau Testament affirme que l’Esprit-Saint est l’Esprit du Fils, Joachim découple l’Esprit du Fils.

En 1215, le quatrième concile du Latran a fermement condamné cette hérésie. L’Esprit-Saint ne contredit pas le Christ, il conduit à lui : « L’Esprit de vérité – dit Jésus – vous conduira dans la vérité tout entière. En effet, ce qu’il dira ne viendra pas de lui-même : mais ce qu’il aura entendu, il le dira ; […] il recevra ce qui vient de moi pour vous le faire connaître » (Jn 16,13-14). Et la tentation joachimite ne cesse de ressurgir à chaque époque, par exemple, lorsqu’on oppose la loi et la grâce, la contrainte et la liberté, l’Église-institution et l’Église-charismatique.

 

  1. Mais nous n’avons pas tout dit. Car il est bien vrai que l’Esprit-Saint ne cesse de nous bousculer. C’est ce que montrent les lectures de ce jour. Lisez les Actes des Apôtres que l’on appelle parfois l’Évangile de l’Esprit. Un exemple parmi beaucoup : alors que Jésus a clairement fondé son Église sur les Douze Apôtres, l’Esprit en promeut un treizième, et pas des moindres ni des moins remuants : saint Paul qui deviendra avec saint Pierre, l’une des deux colonnes de l’Église.

Mais n’allons surtout pas imaginer que cette liberté de l’Esprit concerne les seuls commencements de l’Église. Dans un ouvrage autobiographique, une jeune femme, Sophia Kuby, témoigne de sa conversion alors qu’elle n’a pas 18 ans :

 

« Alors que je n’étais pas baptisée, je me suis trouvée, sur invitation d’une personne que je connaissais à peine, dans une grande célébration eucharistique. Le monde catholique, ses habitudes, son vocabulaire, ses chants, sa liturgie, m’étaient complètement étrangers. Je savais seulement une chose : à la messe, au moment de la communion, je pouvais m’approcher du prêtre pour être bénie. La messe, l’eucharistie, la bénédiction d’un prêtre, tout cela ne voulait rien dire pour moi, mais je savais que c’était un moment important pour ceux qui avaient la foi. […] Arrivée devant le prêtre, les bras croisés devant la poitrine, j’étais un peu mal à l’aise. Il m’a regardé et m’a tendu sa main avec la petite hostie. Surprise, je lui ai dit que je n’étais pas baptisée et que je ne pouvais pas communier.

« Il s’arrête alors, me regarde et me pose la question qui va tout bousculer dans ma vie. Tenant la petite hostie droit devant mes yeux, il me demande d’une façon extrêmement directe : ‘Crois-tu que ceci est Jésus-Christ ?’

« Je m’attendais à tout sauf à cela. Plantée là, face à l’hostie, j’avais soudainement la sensation que les dix mille personnes autour de moi avaient disparu. Il y avait moi et il y avait l’hostie. Rien d’autre. Je l’ai regardée sans bouger. Comme au ralenti. Et la question continuait de résonner en moi : ‘Crois-tu que ceci est Jésus-Christ ?’ En quelques secondes s’est produit en moi quelque chose que je ne peux expliquer que comme une grâce absolument inattendue et gratuite. Soudain, une certitude absolue m’a envahie : cette petite hostie, c’était Dieu lui-même, le Seigneur, mon propre créateur que j’avais ignoré jusqu’à présent, le Créateur de l’univers, le maître de ma vie, la réponse à toutes mes questions. Il était là, devant moi, tout petit. Tout puissant.

« J’ai fait ma profession de foi devant ce prêtre en disant sans le moindre doute : ‘Oui, je le crois’. Le prêtre m’a donné l’Eucharistie et j’ai rencontré l’amour du Seigneur d’une puissance impressionnante. J’étais bouleversée. Je tremblais, mes larmes coulaient. Alors que je n’avais jamais expérimenté une chose pareille, j’ai compris que c’était Dieu lui-même qui était en train de se révéler à moi. Un amour plus fort que tout ce que j’avais connu jusque-là [1] ».

 

Qu’aurais-je fait moi-même face à cette jeune fille ? Il y a de fortes chances que je me contente de tracer un signe de croix sur son front et lui dise : « Venez me voir à la fin de la messe à la sacristie pour que nous puissions parler ». Et, dans la majorité des cas, j’aurais eu raison. Pourtant, par sa question et par son geste, le prêtre, à l’écoute de ce que l’Esprit lui inspire, a permis à une personne non-croyante de faire l’expérience de l’irruption bouleversante de Jésus dans sa vie. N’est-ce pas une illustration à la fois de la liberté de l’Esprit et de l’obéissance à l’Esprit ?

Certes, ce prêtre met entre parenthèses, dans ce cas singulier, la lettre de la loi qui demande que seul a accès à la communion celui qui est baptisé et en état de grâce, notamment par une confession récente. Mais c’est pour mieux en respecter l’esprit qui est l’Esprit. Inversement, si, par exemple, je changeais les paroles de la consécration ou de l’absolution, je changerai non seulement la lettre, mais l’esprit : je vous interdirai d’avoir accès à la communion au Corps et le Sang du Christ ou à la grâce du pardon.

Quelle espérance nous donnent les lectures de ce jour ? L’Esprit-Saint ne cesse de multiplier les chemins pour rejoindre les Eldad et Médad de notre temps, ceux qui ne semblent pas être dans le bon lieu pour recevoir la grâce ! Ne désespérons pas de ceux qui, dans nos familles, semblent loin de Dieu, de ceux qui ne sont pas baptisés !

 

  1. Mais n’oublions pas la seconde leçon de la Parole de Dieu : se mettre à l’écoute de l’Esprit-Saint dans notre vie quotidienne. Pour rejoindre chacun, l’Esprit a besoin que nous lui obéissions, que nous nous laissions conduire par lui (cf. Rm 8,14).

En 1940, dans un texte toujours actuel intitulé « Vivre selon l’esprit », Madeleine Daniélou, fondatrice d’une société de vie apostolique féminine, la communauté apostolique Saint-François-Xavier (comme la paroisse où je suis vicaire !), donnait plusieurs conseils aux mères de famille accablées par ce que l’on appelle aujourd’hui la charge mentale [2]. Mais ces conseils peuvent aisément s’étendre à tous, hommes et femmes. J’en retiens deux :

 

« a. Faire silence pour faire le tri.

Dans une vie sans lieu et temps de silence, il est impossible de prendre de la distance par rapport à l’enchaînement des événements de la journée, il est impossible alors de hiérarchiser ce qui a de l’importance (l’enfant qui pleure la nuit) et ce qui en a moins (les menus de la cantine), et surtout de prendre la mesure de ce qui compte vraiment pour nous. Seul le silence extérieur et intérieur permet de faire ce tri, et ainsi de convertir la sensation diffuse de charge en conscience de la responsabilité. Et ceci est de grande importance : les charges se délèguent alors que les responsabilités s’assument. Une fois de plus, seul le silence, seul ce temps volé à l’action, nous donne accès à cette distinction qui permet par la suite de déléguer ce qui peut et doit l’être.

« b. Se laisser guider par l’Esprit saint.

« Écouter au fond de son cœur Celui qui saura prodiguer des conseils quand nous tâtonnons sur une décision à prendre, Celui qui saura insuffler de la force quand nous sommes gagnés par l’ennui, la routine, ou l’abattement, Celui qui saura nous former à sa sagesse quand nous ressassons en boucle des questions apparemment sans issue. À chaque fois que nous invoquons l’Esprit saint, nous nous envoyons ce message bienfaisant : tu es entrée dans une mission qui te dépasse, au point que Dieu a voulu s’y atteler avec toi. Cette responsabilité n’est pas lourde puisque tu n’es pas seule : elle n’est pas lourde, elle est haute. Cette famille que tu mènes est une aventure plus qu’humaine, tu soignes des corps et élèves des âmes, voilà pourquoi Dieu en personne te confie cette aventure. Tu en es capable et Il tient ta main ».

 

« L’Esprit-Saint a l’Esprit de suite », aimait répéter le cardinal Suenens, l’un des quatre modérateurs du concile Vatican II. C’est l’Esprit même de Jésus. À notre baptême, Jésus a pris de l’Esprit qui repose sur Lui en plénitude et l’a déposé en nous. Frères et sœurs, faisons de l’Esprit notre ami, disons-lui qu’il est notre ami. Arrêtons-nous chaque jour, surtout aux moments difficiles et, au lieu de consulter nos smartphones, branchons-nous sur Lui, demandons-Lui : « Et Toi, Esprit de Jésus, que ferais-tu ? »

Pascal Ide

[1] Sophia Kuby, Il combera tes désirs. Essai sur le manque et le bonheur, Paris, Emmanuel, 2018, p. 16-18.

[2] Cf. le résumé qu’en donne Jeanne Larghero, « Être mère ‘selon l’esprit’, les trois conseils de vie de Madeleine Daniélou », Aleteia, 1er mai 2021. https://fr.aleteia.org/2021/05/01/etre-mere-selon-lesprit-les-trois-conseils-de-vie-de-madeleine-danielou/

26.9.2021
 

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