L’Église sacrement (universel) du salut 2/3

C) Interprétation mystérique du sacrement

1) Exposé

Là contre, et d’ailleurs antérieurement, d’autres commentaires de haute autorité avaient proposé une interprétation différente du terme « sacrement » appliqué à l’Église, à savoir mystère. De fait, ainsi qu’on le sait, le terme latin sacramentum traduit le substantif grec mystérion, dont le sens est transparent. Ainsi, la constitution Lumen gentium sur l’Église propose une « synthèse centrée sur le mystère [1] ». Or, dans le Nouveau Testament, en particulier chez saint Paul, comme dans la grande tradition patristique récemment retrouvée, le « Mystère » est infiniment plus qu’une énigme dissimulée, c’est rien moins que le dessein divin ou l’économie du salut qui, cachée en Dieu depuis l’origine, se visibilise dans l’histoire des hommes, depuis la création et, plus encore l’Incarnation, jusqu’au retour du Christ en gloire (cf. Ép 1,3-10) : « le mystère, selon le Nouveau Testament – écrit l’un des principaux rédacteurs de Lumen gentium commentant le numéro 8 [2] –, est le plan du salut de Dieu tel qu’il l’a révélé en ce monde sous des voiles transparents [3] ». Dès lors, parler de l’Église comme d’un Mystère n’est rien moins que de la considérer à partir du Dieu trinitaire : « l’essence intime du mystère ecclésial » est « projection au-dehors des relations qui relient entre elles les trois Personnes divines [4] ». L’auteur ajoute selon une rythmique ternaire typiquement bonaventurienne : « La nature intime de l’Église rouve dans le mystère trinitaire ses origines éternelles, sa forme exemplaire et sa finalité » [5].

Différents théologiens ont adopté cette perspective, dans leurs commentaires des textes conciliaires ou leur traité d’ecclésiologie. Par exemple, après avoir rappelé, comme relevé ci-dessus, que l’Église est « instrumentum redemptionis », Peter Smulders poursuit en notant que cette instrumentalité n’est que l’effet de l’identité plus profonde de l’Église comme action de Dieu opérant le salut. Or, c’est ce que signifie, « dans la langue du christianisme primitif les deux termes de mysterion et de sacramentum ». Donc, « plus que simple instrument de salut, l’Église en est la forme terrestre [6] ». Et le théologien de citer Lumen gentium qui en fait « le germe et le commencement du Royaume [Regni […] germen et initium[7] ».

Dans un livre rédigé trois ans après la fin du Concile, un de ses experts, le père Marie-Joseph Le Guillou tente d’« en saisir l’esprit dans son jaillissement créateur [8] ». La sacramentalité est la notion qui « commande dans leur profondeur tous les schémas » et « fait l’unité de tous les documents conciliaires [9] ». Or, le sacrement doit s’interprèter à partir du mystère :

 

« De même que Jésus Christ dans son humanité est le screment de Dieu, de même l’Église est le sacrement de Jésus-Christ. Définir l’Église comme sacrement, c’est donc, dans la perspective de son lien avec le Christ, en revenant au sens générique fondamental de ce mot de sacrement, la comprendre dans la ligne même de l’économie du salut en fonction du sacrement par excellence qu’est l’humanité du Christ et comme sujet de tous les sacrements, ‘lieu total des sacrements chrétiens’ ou ‘sacrement des sacrements’ [10] ».

 

Un fait est d’ailleurs hautement significatif. Dans un ouvrage d’ecclésiologie publié une année après celui du dominicain, l’oratorien Louis Bouyer à la fois relit intégralement l’identité de l’Église en clé mystérique [11] – « l’Église elle-même est la propre plénitude du Christ [12] » cheminant vers « l’âge adulte du Christ » (cf. Ép 4,13) – et, bien que citant le dernier concile, évite systématiquement l’emploi du terme sacrement. Il a donné l’explication de cette attitude paradoxale à Jean Duchesne qui est son exécuteur littéraire et qui l’a répercuté à Roland Varin : il ne veut « pas entrer dans les distinctions habituelles de sacramentum tantum, res et sacramentum et res tantum qui lui paraissent oiseuses et sans issue appliquées à l’Église [13] ». Bouyer a donc sciemment opté pour la relecture mystérique du sacrement contre sa relecture instrumentale.

2) Évaluation critique

Une telle théologie de l’Église corrige les unilatéralismes de l’herméneutique instrumentale : par exemple, loin d’être seulement un moyen ou une cause de salut, l’Église en est aussi le bénéficiaire et l’accomplissement, et donc, à travers lui, la présence du dessein divin ; loin d’être seulement ou d’abord une institution visible, elle est une réalité de grâce, mais s’incarnant dans la chair de l’histoire et d’une structure ; loin d’être dialectiquement opposée au Royaume, elle en est aussi la concrétisation ébauchée.

Toutefois, alors que le père Varin n’a que des louanges à adresser à ce modèle mystérique, je me permets d’observer que, s’opposant polairement au modèle instrumental, il hérite de ses limites. En l’occurrence, et nous y reviendrons dans le prochain paragraphe, il n’affronte par exemple pas l’objection délicate de la distinction entre la cause et l’effet, entre le chemin et le terme ou, pour reprendre à nouveau le célèbre couple cullmannien, entre le « pas encore » et le « déjà là ».

D) Proposition d’intégration : l’Église comme but et chemin du dessein divin

1) Exposé

Même s’il ne fait que saluer l’herméneutique mystérique, le père Varin propose un paradigme intégrateur. Pour cela, il s’inspire une parole d’Henri de Lubac dans une conférence prononcée en 1966 et publiée en chapitre dans son livre significativement intitulé Paradoxe et mystère de l’Église : « Le mystère est en premier lieu quelque chose qui se rapporte au dessein de Dieu sur l’humanité, soit qu’il en désigne le terme, soit qu’il en vise les moyens de réalisation [14] ». Il se fonde encore davantage sur une phrase du Catéchisme de l’Église catholique : « L’Église est à la fois chemin et but du dessein de Dieu [15] ». Aussi, dans le dernier chapitre de sa thèse, va-t-il proposer une interprétation synthétique qui tresse ces deux aspects. D’un mot, l’Église est chemin en tant qu’elle est sacrement (plus précisément sacrement-instrument) et but (déjà réalisé dans ses membres) en tant qu’elle est mystère.

Pour clarifier le propos du théologien, nous le systématiserons dans un tableau qui en donnera les concepts principaux [16]. Cette synopse compare les trois ecclésiologies, compte tenu, rappelons-le, que notre auteur s’oppose presque uniquement à l’interprétation instrumentaliste et n’adresse aucune critique à son symétrique, l’interprétation mystérique.

 

 

L’interprétation instrumentaliste du sacrement

L’interprétation mystérique du sacrement

L’interprétation intégrative du sacrement

Thèse centrale :

L’Église…

… est sacrement parce qu’elle est le signe et l’instrument du salut

… est sacrement parce qu’elle est Mystère, la réalisation du dessein divin du salut (ou de communion de Dieu avec les hommes)

… est sacrement parce qu’elle est l’instrument du salut

et mystère parce qu’elle manifeste le salut de Dieu

Relation dynamique au salut

L’Église comme chemin ou moyen de salut

Le salut pas encore accompli

L’Église comme finalité du salut

Le salut déjà accompli

L’Église comme chemin et but du salut

Théologiens actuels l’illustrant

Küng, Congar, Schillebeeckx, Martelet, Pagé

Phillips, Le Guillou, Bouyer, Ratzinger, Balthasar [17]

Roland Varin

La structure de l’Église

Insistance sur la visibilité de l’Église

Conception plus dualiste

Insistance sur l’invisibilité de l’Église

Conception plus unitaire

Conjugaison du visible et de l’invisible

Conception vraiment unifiée

La référence théologique

La théologie sacramentaire

La christologie et la théologie trinitaire

La christologie et la théologie trinitaire

Dimensions mariale (sainteté subjective) et pétrinienne (sainteté objective) [18]

Primat de la dimension pétrinienne

Primat de la dimension mariale

Conjugaison des dimensions mariale et pétrinienne

Relation entre l’Église et le Royaume [19]

Distinction jusqu’à la séparation [20]

Royaume présent « en germe » sur la terre et parfaitement accompli dans la gloire [21]

Royaume présent « en germe » sur la terre et parfaitement accompli dans la gloire

L’universalité de l’Église (« Hors de l’Église, pas de salut ») [22]

Tendance à limiter l’extension de la médiation ecclésiale : « sacrement du salut universel »

L’Église est « sacrement universel du salut »

L’Église est « sacrement universel du salut »

2) Évaluation critique

Le travail de Roland Varin présente bien des mérites : il pose clairement le problème ; il déroule aussi avec rigueur et vigueur les conséquences de l’herméneutique instrumentale ; il propose une vision qui, au moins partiellement, évite la réaction et opine vers l’intégration.

La thèse présente toutefois au moins trois limites.

Tout d’abord, elle ne sauve pas assez précisément la part de vérité présente dans l’interprétation instrumentale issue de la théologie sacramentaire. C’est ainsi que l’élaboration, à mon sens la plus aboutie, celle du père de La Soujeole, mérite plus qu’un simple paragraphe et demande à être intégrée. Il nous faudra reprendre, dans une étude à part, la tripartition classique, sinon traditionnelle, sacramentum tantum, res et sacramentum et res tantum, et la relire à la lumière de la dynamique du don.

Ensuite, le théologien se propose de relire le sens de « sacrement » à partir du dipôle instrument-Mystère et, à partir de là, toute l’ecclésiologie, selon les deux catégories structurant le dessein divin, moyen et fin (chemin et but). Mais il les pose plus qu’il ne les expose, il les juxtapose plus qu’il ne les compose. Certes, ces notions possèdent une intelligibilité antérieure, universelle (tout acte humain conjugue fin et moyen). Mais elle demeure lointaine. Or, la cause n’est explicative que si elle est prochaine. Et la théologie est science parce qu’elle est connaissance certaine par les causes. Il aurait donc fallu expliquer en quoi ces deux concepts de « chemin » et « but » devaient être relus dans le cadre particulier de l’histoire du salut qui les transforment du dedans. Autrement dit, il était nécessaire d’au moins ébaucher une théologie de l’histoire, par exemple, à partir des catégories éminemment bibliques que sont la promesse et l’accomplissement, ou à partir des sens de l’Écriture qui sont aussi des sens de l’histoire.

Impensée, cette dualité reflue sur la constitution même de l’Église et reconduit au dualisme entre institution (visible) et communauté (invisible) reproché à juste titre aux ecclésiologies instrumentalistes. D’ailleurs, une ambivalence éloquente signale l’insuffisance de cette approche. D’un côté, le père Varin oppose les deux approches, instrumentale et mystérique, pour opter résolument en faveur de la seconde qu’il ne critique pas. De l’autre, sa détermination finale cherche à les intégrer en conjuguant le moyen (qui renvoie au sacrement-instrument) et la fin ou le lieu du salut (qui renvoie au sacrement-Mystère).

Enfin, cette nouvelle « définition » de l’Église comme « sacrement universel du salut » n’est pas confrontée avec d’autres définitions, comme celle, plus personnaliste, que nous évoquerons dans le prochain paragraphe. Certes, le père Roland Varin ne l’ignore pas ; mais, l’évoquant en passant, il ne montre pas en quoi son approche mystérique s’articule avec celle de l’Église comme « Épouse du Christ » (cf. Ép 5,21-33) et, par exemple, invite à l’interpréter.

Pascal Ide

[1] Gérard Philips, L’Église et son mystère au IIème concile du Vatican. Histoire, texte et commentaire de la Constitution Lumen gentium, Paris, Desclée, 2 vol., tome 2, p. 330.

[2] « par une analogie qui n’est pas sans valeur, elle est comparable au mystère du Verbe incarné [ob non mediocrem analogiam incarnati Verbi mysterio assimilatur] » (Lumen gentium, n. 8, § 1).

[3] Gérard Philips, L’Église et son mystère au IIème concile du Vatican, tome 1, p. 115.

[4] Michel Philipon, « La Très Sainte Trinité et l’Église », Guilherme Barauna et Yves Congar (éds.), L’Église de Vatican II. Études autour de la Constitution conciliaire sur l’Église, 2 vol., tome 2, coll. Unam sanctam » n° 51 b, p. 275-298, ici p. 275.

[5] Ibid.

[6] Peter Smulders, « L’Église sacrement du salut », Ibid., tome 2, p. 313-338, ici p. 331-332.

[7] Lumen gentium, n. 5, § 2.

[8] Marie-Joseph Le Guillou, Le visage du Ressuscité, Paris, Parole et Silence, 22012, p. 29.

[9] Id., « La sacramentalité de l’Église », La Maison-Dieu, 93 (1968) n° 1, p. 9-38, ici p. 15.

[10] Id., Le visage du Ressuscité, p. 146. Cite Pseudo-Denys, Hiérarchies ecclésiastiques, III, PG 3, 424c.

[11] L’on se souvient que Louis Bouyer a consacré un ouvrage entier, le premier de sa troisième trilogie, au mystère : Mysterion. Du mystère à la mystique, Paris, O.E.I.L., 1986.

[12] Louis Bouyer, L’Église de Dieu, corps du Christ et Temple de l’Esprit, Paris, Le Cerf, 1970, p. 302.

[13] Roland Varin, L’Église sacrement universel du salut, p. 357.

[14] Henri de Lubac, Paradoxe et mystère de l’Église, Paris, Aubier-Montaigne, 1967, p. 31. Cité et p. 619-620.

[15] Catéchisme de l’Église catholique, 8 décembre 1992, n. 778.

[16] Les thèses essentielles sont rassemblées pédagogique en gerbe dans la « Conclusion générale », p. 679-689.

[17] Préparés par Moehler, Scheeben, Newman (cf. Roland Varin, L’Église sacrement universel du salut, chap. 1 et 2).

[18] « Ce profil marial est aussi fondamental et caractéristique de l’Église – sinon davantage – que le profil apostolique et pétrinien, auquel il est profondément uni. […] La dimension mariale de l’Église précède la dimension pétrinienne, tout en lui étant étroitement unie et complémentaire » (Jean-Paul II, Allocution aux cardinaux et aux prélats de la Curie romaine, 22 décembre 1987. Avec référence explicite à Hans Urs von Balthasar) ; « on peut dire que l’Église est ‘mariale’ en même temps qu’‘apostolique’ et ‘pétrinienne’ » (Id., Lettre apostolique sur la vocation et la dignité de la femme Mulieris dignitatem, 15 août 1988, n. 27, § 2. Cf. aussi Catéchisme de l’Église catholique, 8 décembre 1992, n. 773).

[19] Cf. Roland Varin, L’Église sacrement universel du salut, chap. 7.

[20] Deux exemples. Selon Leonardo Boff, Alfred Loisy « a bien situé le problème lorsqu’il a écrit, avec un certain regret : ‘Le Christ avait prêché le Royaume de Dieu et c’est l’Église qui est venue’ » (Église en genèse. Les communautés de base réinventent l’Église, trad. Malley, coll. « Relais Desclée » n° 2, Paris, Desclée, 1978, p. 69). « L’Église, comme réalité historique, n’a pas le monopole des signes du Royaume : la grâce est offerte à tous les hommes selon des voies connues de Dieu seul. Dieu est plus grand que les signes historiques par lesquels il a manifesté sa présence » (Claude Geffré, Le christianisme au risque de l’interprétation, coll. « Cogitatio Fidei » n° 120, Paris, Le Cerf, 1983, p. 312).

[21] Pour mémoire : Lumen gentium, n. 5, § 2. Cf. aussi n. 3.

[22] Cf. Roland Varin, L’Église sacrement universel du salut, chap. 8.

8.2.2023
 

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