Le Cantique des Cantiques, un chemin de croissance dans l’amour 5/5

6) Le cinquième poème : l’automne des fruits ou la surabondance de l’amour (6,4-8,4).

Avez-vous déjà remarqué que la saison où les couleurs sont les plus resplendissantes est l’automne ? L’été indien est déjà l’automne. On y cueille les fruits par surabondance. Tel est le sens de cette dernière saison de l’amour, la plus belle.

Maintenant, l’amour est passé victorieusement par l’épreuve du péché d’infidélité ; aussi la Bien-Aimée est-elle unifiée, car elle tient son unité du pardon et le don nouveau, la communion prennent-ils une force et une fécondité toute nouvelles. Il est temps, maintenant de cueillir les fruits. Auparavant, il est important d’entendre le Bien-Aimé exprimer lui-même son pardon.

a) L’attitude du Bien-Aimé (6,4-12)

1’) Le pardon total (v. 4-7)

Le Bien-Aimé a tout pardonné. Je vais changer quelque peu l’ordre pour mieux le manifester.

a’) Le chant d’amour

En effet, il se pose une véritable question. Nous avons dit que la situation est toute nouvelle et que le passage par le péché et le pardon est une croissance qui ne peut que s’inscrire, se signifier. Or, nous voyons le Bien-Aimé reprendre la même litanie de métaphores que lors du troisième poème, dans l’ivresse de son amour. Serait-ce que l’histoire ne compte pas ?

En fait, il y a là une vérité profonde qui ne doit pas échapper à notre attention. L’attitude du Bien-Aimé est tout le contraire d’une amnésie ou d’un refoulement ; elle est le signe de l’immensité de sa miséricorde : chanter le même chant de noces, c’est se refuser à faire la moindre allusion ou à demander la moindre explication, c’est donc congédier toute amertume. C’est aussi montrer qu’il voit sa Bien-Aimée aussi pure que lorsqu’elle n’avait commis aucune faute, que le pardon lui redonne sa blancheur sans tache et toutes ses perfections : c’est « sa manière de lui faire comprendre que rien » n’est « changé [1] ».

b’) La nouveauté : « Tu es belle comme Tirça » et « charmante comme Jérusalem » (v. 4a)

Ensuite, il est faux de dire que rien n’a changé. En effet, deux nouvelles métaphores se sont ajoutées : « belle comme Tirça » (ou Tirsah) et « charmante comme Jérusalem » (v. 4a). Or, Tirça est au Nord comme Jérusalem est au Sud : ce rapprochement est symbolique de ce que le temps de la séparation, si douloureuse au cœur d’Israël, est révolue, que la division a vécu. Nous y reviendrons. Surtout, il est ajouté que la Bien-Aimée n’est pas seulement belle, mais que sa beauté est « redoutable comme les bataillons », comme une armée rangée en batailles (v. 4b). Or, ce qui caractérise une armée est sa capacité à résister aux assauts. Désormais, la beauté de la Bien-Aimée est invincible. Le péché qui l’a blessé, pardonné, maintenant, la fortifie. Elle peut dire, comme Paul : « Je peux tout en celui qui me fortifie » (Ph 4,13). Telle est la nouveauté de la situation de la Bien-Aimée.

c’) La vulnérabilité de l’amour : « Détourne de moi tes yeux, ils m’obsèdent » (v. 5a)

Et le Bien-Aimé avoue sa vulnérabilité d’une manière profondément touchante : « Détourne de moi tes yeux, ils m’obsèdent » (v. 5a). L’Époux avoue être totalement désarmé face à une personne qui s’attache à lui, qui l’aime. Voilà pourquoi la Bien-Aimée est « comme une armée rangée en batailles ». N’avait-il pas déjà avoué : « Son armée conter moi, c’est l’amour » (2,4) ? Si nous savions le pouvoir que notre amour a sur le cœur de Celui qui n’est qu’Amour (cf. 1 Jn 4,8.16) ?

2’) L’élection : « Il y a soixante reines […]. Mais unique est ma colombe, ma parfaite » (v. 8-9)

Peut-être l’évocation de toutes ces reines et concubines fait-elle allusion au fastueux harem de Salomon (1 R 11,3s). Surtout, elle veut montrer le contraste avec l’unicité de son amie. Et elle est unique parce que le Bien-Aimé l’a choisie et l’aime d’un cœur exclusif et sans partage (cf. Is 43,4). Cette élection d’amour est encore le signe du pardon. Origène commente :

 

« De toute la forêt de la terre et de tous ses arbres tu as choisi une vigne unique. De toutes les fleurs de l’univers tu t’es choisi un seul lis. De tous les oiseaux parmi les créatures tu en as appelé un seul pour toi : ‘Ma colombe !’ [2] ».

 

Et cette unicité est la qualité de l’amour adulte. L’adolescent, la « jeune fille » est celui qui aime sans doute le Bien-Aimé de tout son cœur, mais aussi quantité d’autres choses [3].

3’) La rencontre : l’union de la montée et de la descente

Une dernière preuve du pardon est la volonté manifeste d’union, ici exprimée sous une forme quasi géographique, complémentaire.

a’) La montée de la Bien-Aimée : « Qui est celle-ci qui surgit comme l’aurore ? » (v. 10)

D’un côté, la femme monte, « surgit ». Ce surgissement exprime qu’elle est accueillie, enfantée dans la grâce du pardon. D’abord, car le surgissement implique une nouveauté : l’épouse est celle qui est toujours nouvelle aux yeux de l’Époux. Or, c’est le pardon qui renouvelle. Ensuite, ce surgissement est une montée progressive. En effet, les images sont celles d’une élévation au-dessus de l’horizon : « aurore », « lune » et enfin « soleil ». Or, comment cette élévation n’évoquerait-elle pas le relèvement du péché qui aguerrit l’âme dans l’épreuve jusqu’à la rendre « redoutable comme une armée rangée en bataille » ?

b’) La descente du Bien-Aimé : « Au jardin des noyers je suis descendu » (v. 11)

A l’Épouse qui monte jusque dans les constellations répond, de manière antithétique, l’Époux qui descend. Il descend pour « voir », est-il dit, et voir les signes du printemps ; or, le printemps est la robe toute nouvelle, la pureté reconquise, donc le pardon. Et là encore, comment cette descente n’évoquerait-elle pas l’Incarnation du Fils de l’Homme qui s’approche, qui descend, selon le mouvement décrit dans l’hymne aux Philippiens (Ph 2,6-8), puisque cette Incarnation est, dans son obéissance même, amour salvifique ?

b) Les fruits de l’amour nuptial entre le Bien-Aimé et la Bien-Aimée (7,1-8,3)

1’) L’unification intérieure : « Reviens, reviens, Sulamite, reviens, reviens, que nous te regardions ! » (7,1)

Ce « reviens » répété avec insistance (pas moins de quatre fois) n’est plus une adjuration à la conversion, n’est plus une invitation à quitter le chemin de l’égoïsme et de l’idolâtrie, puisqu’elle est déjà accomplie. Alors que peut être le sens de ce cri ? La proposition complément donne la réponse : la Bien-Aimée est maintenant appelée à être donnée aux autres, donnée à voir, à contempler : « Eh quoi, nous n’osions même plus nous regarder, tant nous pensions être sans éclat et sans parure ; et Jésus nous appelle, et il veut nous considérer à loisir [4] ».

Or, elle est digne d’être contemplée car en elle resplendit l’œuvre de l’amour recréateur. Mais quel est le signe de son efficacité ? Le nom de « Sulamite » va nous le révéler : il s’agit d’un nom nouveau donné par le Chœur, terme qui n’apparaît que deux fois dans ce seul verset. C’est dire son importance. Il s’agit du « vrai nom » que la Bien-Aimée « trouve enfin », après le drame de l’exil. Or, dans Sulamite, vous trouvez Shalom, comme dans Salomon, le Roi de paix : Sulamite signifie donc la « Pacifiée ». Mais être pacifié, apaisé, c’est être unifié. Tel est le tout premier fruit de l’amour et du pardon. Maintenant, la Bien-Aimée fait l’expérience de cette unité qu’elle cherchait depuis longtemps.

C’est ce que confirme la suite du verset qui parle de la Sulamite « dansant comme en un double chœur ». En effet, nous l’avons dit, depuis le schisme de 931, le Peuple de Dieu s’est coupé en deux groupes de tribus qui sont Israël et Juda. Donc la Bien-Aimée de Dieu est séparé, divisé. Or, ne dansent ensemble que ceux qui sont réunis. La danse – qui est l’anti-guerre sans effacer les différences – des deux chœurs évoque donc la paix intérieure, la réunification :

 

« Le chœur contemple en la Bien-Aimée la danse, c’est-à-dire l’harmonie dynamique et rythmée des contraires réconciliés. Les deux camps hier ennemis – aux duretés de la séparation et de l’exil –, se réconcilient au reflet de l’amour triomphant. […] L’amour réconcilie les contraires. […] La Sulamite continue de porter en son sein deux camps désormais pacifiés au rythme nouveau de leur danse cosmique [5] ».

2’) La fécondité : « Ton nombril, une coupe où le vin ne tarit pas ; ton ventre, une meule de blé de lis environnée » (v. 3)

Dans la nouvelle description de la Bien-Aimée, ce qui prime est la fécondité. Le vin et le blé évoquent d’abord la Palestine, terre épousée (cf. Is 62,4-5) qui est aussi lieu de fécondité (cf. 2 R 18,32) ; d’ailleurs, le Jour du Messie connaîtra une surabondante, une fécondité exceptionnelle en froment et en vin (Jl 2,24) et ces deux aliments ont pour vocation d’épanouir les jeunes, les enfants (cf. Za 9,17 ; Ps 72,16). Enfin, il est excessivement suggestif pour le chrétien que soient nommés ici les deux réalités matérielles qui sont le sujet et le signe eucharistique ; or, l’Eucharistie est ce qui unit par excellence à Dieu ; et l’union à Dieu est source de toute fécondité durable : « Celui qui demeure en moi et moi en lui, celui-là porte beaucoup de fruit » (Jn 15,5).

D’autres métaphores confirment et précisent cette fécondité, comme celle, déjà rencontrée des « deux seins » (v. 4). En effet, ils donnent le lait ; et la dualité ici réconciliée dans l’image de la gémellité signifie l’unité réconciliée.

On retrouvera encore plus loin cette fécondité quand il est parlé des « seins » qui sont les grappes du palmier (v. 8), les « grappes de la vigne » (v. 9), mais aussi du « vin excellent » (v. 10) qui est toujours surabondance.

3’) La force et la vulnérabilité : « Ton cou, une tour d’ivoire […]. Un roi est pris à tes boucles » (v. 5-6)

Le paradoxe de l’amour est de rendre fort. Le cou de la Bien-Aimée n’est-il pas comparé à une « tour d’ivoire » (v. 5) ? Mais le Roi si puissant accepte, lui, de se laisser prendre aux boucles de la Bien-Aimée (v. 6). Les trois Docteurs mystiques carmélitains ne s’y sont pas trompés, captivés par cette fragilité, cette humilité de l’Etre aimé. Cela n’ôte pas l’initiative de Dieu, car c’est lui-même qui, décidant d’aimer jusqu’au bout, décide aussi de se laisser captiver et capturer. C’est ce qu’explique saint Jean de la Croix : « Parce que son amour est descendu à nous regarder et à provoquer et élever notre vol, donnant valeur à notre amour, pour cela il s’est laissé prendre lui-même à ce cheveu dans le vol [6] ». De même sa contemporaine sainte Thérèse de Jésus : « Cette toute divine prison de l’amour avec qui je vis a fait de Dieu mon captif [7] ». Et sa disciple sainte Thérèse de l’Enfant-Jésus en une phrase qui résume tout et nous rapproche tant de Dieu : « Comment craindre, dès lors, celui qui se laisse enchaîner par un seul cheveu qui vole sur notre cou [8] ? » Qu’il nous est bon de méditer ces mots qui exorcisent toute trace de crainte empêchant l’union totale à Celui qui désire ardemment nous épouser !

4’) L’émerveillement devant le mystère : « Je monterai au palmier, j’en saisirai les régimes ! » (v. 9)

C’est le Bien-Aimé qui parle ici. Ô paradoxe ! Désormais, c’est lui qui monte en grimpant. Le Bien-Aimé a une conscience très vive du mystère de sa Bien-Aimée : elle demeure comme inaccessible en sa liberté qu’il respecte infiniment.

5’) La fidélité pour toujours : « Nous verrons si la vigne a fleuri […], si les grenadiers sont en fleur […]. Je te ferai le don de mes amours ». (v. 13)

La parole de la Bien-Aimée répond ici à celle du Bien-Aimé, reprenant intentionnellement les mêmes images : « je suis descendu pour voir sir la vigne bourgeonne, si les grenadiers fleurissent » (6,11). Or, reprendre les mêmes mots, c’est faire siens les désirs et les paroles de l’autre et vouloir la réciprocité, la symétrie, donc la communion. Par conséquent, la Bien-Aimée consent et s’engage fidèlement.

On pourrait objecter que la Bien-Aimée a déjà fait bien des promesses qu’elle n’a encore jamais tenues. Pourquoi aujourd’hui serait-il un jour nouveau, pourquoi serait-elle plus fidèle qu’avant ? On l’a vu, elle a mûri dans les épreuves et les souffrances. En effet, les fruits ici nommés attestent que nous avons passé les orages de l’été et que nous sommes maintenant entrés dans l’automne des fruits mûrs. Or, cette saison est la dernière : elle ouvre donc à l’éternité commencée en elle. Le confirme la nouveauté de la formule unique et très forte prononcée par la Bien-Aimée : « faire don ».

Et d’ailleurs, à ce don pour toujours répond aussitôt des fruits, les « meilleurs » (v. 14). D’ailleurs, on accordait à la mandragore deux propriétés : exciter l’amour, donner la fécondité.

c) L’ultime progrès de l’amour

Il reste à la Bien-Aimée à accomplir et signifier un ultime progrès dans l’amour.

1’) Le désir du don total, sans réserve : « Les nouveaux comme les anciens [fruits], je les ai réservés, pour toi, mon Bien-Aimé ». (7,14)

Désormais, la communion est totale, car la Bien-Aimée est d’un cœur sans partage à son Bien-Aimé. Plus rien ne la sépare. En effet, on peut traduire réservé par consacré, donné totalement à toi. De plus, la Bien-Aimé offre tout son temps, donc toute sa vie, elle ne veut plus rien garder pour elle. Or, le propre de l’égoïsme, de l’amour impur est de, secrètement, garder quelque chose, un peu de son temps, un jardin secret pour toi, donc ne pas totalement se livrer. La Bien-Aimée est donc délivrée de tout égoïsme, de toute volonté propre, ce qui est le sommet de l’amour.

 

« L’épouse – écrit saint Jean de la Croix – dit qu’elle est totalement livrée à l’Époux, explique saint Jean de la Croix, sans rien se réserver à elle-même. […] Elle ne cherche plus ni son intérêt ni ses goûts. […] Je n’ai plus d’autres tâches que d’aimer. C’est comme si elle disait : toutes les puissances de mon âme et de mon corps, qu’auparavant j’employais quelque peu en des choses inutiles, je les ai mises en exercice d’amour […] faisant tout ce que je fais par amour, et souffrant tout ce que souffre par amour. […] Bienheureuse l’âme qui arrive là où tout lui est désormais substance d’amour [9] ».

 

Pour le Docteur mystique, donner les fruits anciens comme les nouveaux, c’est dire au Bien-Aimé qu’on lui offre tout. J’ajouterai volontiers que c’est aussi quitter tous les stériles regrets du passé, les culpabilités et se trouver guéri des blessures de naguère pour maintenant pleinement se donner.

2’) La communion plénière : « Ah ! que ne m’es-tu un frère » (8,1a)

La Bien-Aimée émet un désir de prime abord insolite : que son Époux soit pour elle un frère.

Or, le propre du frère à l’égard de la sœur est d’être son égal, son symétrique. Avec une audace extrême, la Bien-Aimée demande d’entrer dans un commerce, une relation « sinon d’égal à égal, du moins de semblable à semblable », selon l’heureuse expression de saint Bernard [10]. Plus encore, cette demande est nouvelle alors que le Bien-Aimé, à cinq reprises, l’a appelée « ma sœur » (4,9.10.12 ; 5,1.2). C’est dire l’immense progrès dans l’amour réalisée par la Bien-Aimée. Certes, elle avait émis le désir d’entraîner son Ami, son fiancé dans la chambre de sa mère (3,4), mais c’était encore un vœu fou de fiancée, non une réalité.

Et ce « désir d’identification absolue », comme dit Chouraqui [11], puisque nous savons qu’il est entre Dieu et sa créature, comment ne pas y lire la plus étonnante expression, par la créature de la proximité de Dieu, donc de son Incarnation ? Si l’amour désire une telle communion, une telle unité, comment Dieu ne prendrait-il pas tous les moyens pour la concrétiser ?

3’) L’unité face aux autres : « Te rencontrant dehors, je pourrais t’embrasser sans que les gens me méprisent » (v. 1b)

Le contexte oriental éclaire cette réflexion étonnante : « les mœurs orientales, explique le père Buzy, ne permettaient pas à une épouse de donner à son époux des marques publiques d’affection : elles les toléraient plus facilement d’une sœur à son frère [12] ». Mais plus encore, la Bien-Aimée émet son désir d’une communion totale avec tous les hommes : son amour s’élargit, devient universel, ce qui est un nouveau signe de sa fécondité.

4’) L’unité être-parole : « tu m’enseigneras » (v. 2a)

Là encore, combien cette parole étonne (d’ailleurs, certains veulent supprimer ces mots). Pourtant, déjà dans l’amour humain, l’autre est un tel mystère que l’on désire être toujours plus enseigné par lui, toujours plus le connaître, s’enrichir de son intelligence ; sans compter que l’amour est comme un moyen de connaissance : « Amor transit in conditionem objecti », disait Jean de Saint-Thomas.

Mais lorsqu’on sait que le Bien-Aimé est Dieu lui-même, cette demande la créature humaine (« tu m’enseigneras ») prend une toute autre ampleur : la Parole de Dieu, c’est sa Révélation ; or, la Bien-Aimée émet le souhait d’être enseignée car elle aime et se sait aimée. C’est donc que toute écoute, simple ou savante, de la Parole de Dieu est le fruit d’un amour : « L’Amour est l’abrégé de toute la théologie », disait saint François de Sales [13]. Plus précisément encore, l’amour est au principe et au terme de la théologie, de la science sacrée : plus on aime Jésus, plus on veut scruter la Parole, l’Écriture. De même, pour la morale qui est un enseignement reçu comme une parole d’amour.

5’) Unification toujours plus grande avec soi : « Je te ferais boire un vin parfumé, ma liqueur de grenades » (v. 2b)

La Bien-Aimée croyait vraiment avoir tout donné. Or, l’amour de l’Époux dévoile non seulement en lui mais en elle des espaces nouveaux, insoupçonnés. L’Ami l’enfante à son essence, au cœur de son cœur : c’est l’Autre qui nous dit qui nous sommes. En effet, cette essence si précieuse et si cachée est ce que l’Épouse nomme symboliquement son « vin parfumé » et sa « liqueur de grenades », autrement dit ce qu’il y a en elle de meilleur. C’est Dieu qui peut me révéler à moi, en me montrant combien je suis aimé, combien je suis aimable et d’un prix précieux. L’amour est donc une promesse sans fin de fruits toujours plus grands.

« Au calvaire, pendant les trois longues heures, tenant au pied de la Croix la place de l’Église, [Marie] recevait de son fils l’enseignement définitif, cet enseignement qui n’est plus en mots, mais en acte [14] ».

6’) La paix définitive : « N’éveillez pas, ne réveillez pas mon amour avant qu’elle le veuille » (v. 4)

Nous connaissons bien ce refrain. Mais, alors qu’auparavant, le sommeil signalait l’imperfection de l’amour, l’absence, voire l’oubli donc le péché, ici, il exprime la parfaite quiétude de l’âme pleinement abandonnée entre les mains de l’Ami. C’est le Bien-Aimé lui-même qui rend témoignage à cette sérénité et la sauve des obstacles extérieurs. Celui qui est l’Amour est aussi le gardien de la Paix. En effet, celle-ci est l’accomplissement, l’achèvement de tous les biens que Dieu donne et le fruit le plus désirable de la communion. C’est ce que montre, un verset plus haut, l’attitude dans laquelle la Bien-Aimée s’endort : « Son bras gauche est sous ma tête, dit-elle de son Bien-Aimé, et sa droite m’étreint ». (v. 3) Or, le bras signifie la puissance pleine de tendresse et cette proximité enveloppante l’amour. C’est donc que la Bien-Aimée dort, trouve la paix, entourée d’amour.

7) L’épilogue : l’achèvement de l’amour ou l’« arrière-saison dorée » (8,5-7)

Ce dénouement nous montre en quoi l’amour trouve son définitif accomplissement.

a) La communion réalisée : « Qui est celle-ci qui monte du désert, appuyée sur son Bien-Aimé » (v. 5a)

Cela fait la troisième fois que nous entendons cette exclamation du Chœur des Nations. Mais prenons bien garde aux différences. La première fois qui ouvrait le troisième Poème, l’image était attribuée au Bien-Aimé (3,6). La deuxième fois, au cinquième poème, l’image qualifiait la Bien-Aimée (6,10). Enfin, ici, les époux ne sont plus séparés, mais pleinement unis. Plus encore, l’allégorie décrit le couple sacré uni dans la diversité de ses rôles. Précisément, l’épouse s’appuie sur l’Époux, ce qui signifie tout à la fois qu’elle s’abandonne à lui (elle lui fait confiance) et qu’elle lui demande de conduire, de diriger. Il y a là toute une vision des différences homme-femme. Notons enfin que l’Épouse vient du désert (du péché, de la solitude de ce monde lorsqu’il n’est pas habité par Dieu) et qu’elle monte, car on ne fait jamais que monter vers Jérusalem : et là ce qui est dit du couple ne peut convenir qu’à Dieu et à l’être humain.

b) L’embrassement de l’origine et du terme : « Sous le pommier, je t’ai réveillée, là même où ta mère te conçut » (v. 5b)

Une des grandes lois bibliques et anthropologiques est qu’un progrès vers le terme, le but est toujours une réconciliation plus profonde avec les racines. De sorte que l’achèvement ultime ne peut qu’être un retour à l’origine première. Or, on ne peut dire de manière plus succincte et plus poétique cet embrassement des extrémités que cette très brève phrase : « Sous le pommier, je t’ai réveillée ». D’une part, en effet, le pommier évoque Eve, la mère charnelle, la mère première, ce que confirme la suite « là même où ta mère te conçut ». Or, nous sommes nés après la chute, dans la suite du péché (Gn 3,16) [15]. Mais d’autre part, le Bien-Aimé vient nous réveiller, c’est-à-dire nous ressusciter (car le terme grec est le même : Lc 7,14 et autres). Or, la Résurrection est le terme, l’aboutissement de notre vie terrestre, la sortie définitive du péché et la victoire sur toute vulnérabilité.

c) L’intime embrassement des deux époux dans l’être : « Pose-moi comme un sceau sur ton cœur » (v. 6a)

Un premier sens, le plus immédiat est la reconnaissance par l’épouse (c’est elle qui prononce ces paroles) de sa fragilité. Depuis l’épreuve du quatrième poème, elle sait bien qu’elle ne peut rien sans son Bien-Aimé : « Hors de moi, vous ne pouvez rien faire ». (Jn 15,5) Aussi décide-t-elle d’être absolument fidèle au Fidèle (Cf. Ap 19,11).

Mais un second sens, plus profond, plus ajointé à la logique de l’amour est le suivant. Alors, l’épouse ne se compare plus à un sceau (garde-moi avec toi pour que je ne sois pas séparé de toi), mais songe à celui, bien réel, que porte le Bien-Aimé : en effet, le propre du sceau est la marque, la signature constante de celui-ci, à la fois ce qu’il appose partout, ne cesse de voir en ses œuvres et ce qui l’engage, avec justice et prudence, bref, ce dont il ne peut jamais se séparer, car c’est l’indice de son action et de son être. Par conséquent, se comparer à ce sceau, cet anneau à cacheter, c’est prétendre être le chiffre même de son Époux.

Ce qui entraîne un certain nombre de conséquences admirables que Blaise Arminjon décline ainsi [16] : comme le sceau du Bien-Aimé, elle sera constamment à son doigt ou à son cou (le sceau était parfois retenu par un cordon), de sorte qu’elle l’accompagnera en tout lieu et qu’en retour, il ne cessera de penser à elle ; de plus, comme le sceau partout présent dans ses œuvres (création, rédemption), la Bien-Aimée demande donc à être associée à chacune de ses actions, participera ; enfin, comme le sceau, elle aura quelque chose de l’identité du Bien-Aimé, comme s’ils avaient même nom et même visage. Mais faut-il s’en étonner, nous qui avons été fait à son image (Gn 1,26) ? On se souvient d’un fioretti de la vie de sainte Thérèse d’Avila [17]. La Madre croise un jour un jeune garçon d’une dizaine d’années dans les couloirs du monastère : « Comment t’appelles-tu ?, lui demande-t-il. – Thérèse de Jésus ». Celle-ci, après avoir donné son nom de religion, s’avise de questionner ‘l’impertinent’ : « Et toi, comment t’appelles-tu ? – Jésus de Thérèse ». Même identité, même sceau, en miroir.

d) L’intime embrassement dans l’agir : « comme un sceau sur ton bras ! » (v. 6a)

Une conséquence de cette intime union des cœurs est la communion des actions. Le bras, en effet, est symbole de la puissance. Si donc l’apposition du sceau sur le cœur signifie la communion des êtres, des identités, c’est que celle du sceau sur le bras, exprime que « dès qu’on a gagné le cœur de Dieu, on dispose de sa toute-puissance – commente Robert de Langeac. […] C’est un fait constant dans la vie des saints que cette mise à leur service de la force toute-puissante de Dieu [18] ».

e) L’indestructibilité de l’Amour : « L’Amour est fort comme la Mort ». (v. 6a) « Les grandes eaux ne pourront éteindre, ni les fleuves emporter l’Amour ! » (v. 7)

Quels que soient les obstacles, et ils sont grands, comparés au Déluge, et même à la Mort et au Shéol (en effet, dans la littérature biblique, les grandes eaux sont synonymes d’angoisse et de détresse, celles du péril mortel), l’Amour demeure toujours. Non pas que l’Amour évite les obstacles – la tentation bouddhiste est justement disparition de l’obstacle mais aussi de l’amour –, mais permet de les franchir : « Si tu passes par les eaux, je serai avec toi » (Is 43,2) et « Passerai-je un ravin de ténèbres, tu es avec moi ». (Ps 23,4) Les deux formules, reprenant en miroir les deux obstacles majeurs relevés par le Cantique, sont aussi des confessions très intimes et confiantes parlant de Dieu ou à Dieu dans un tutoiement.

Cette force de l’amour fait exulter saint Augustin qui répète, comme un enfant qui a déniché un trésor le montre à tout le monde, à plusieurs reprises les paroles du Cantique et en mesure toute la révélation, paradoxale :

 

« L’amour est fort comme la mort : quelle parole admirable, mes frères ! L’amour est fort comme la mort. La force de l’amour ne peut trouver d’expression plus magnifique que celle-ci : l’amour est fort comme la mort. Frères, qui résiste à la mort ? Écoutez-moi : on résiste aux flammes, aux flots, à l’épée. On résiste aux tyrans et aux rois. Vienne la mort, qui lui résiste ? Rien n’est plus fort qu’elle. L’amour seul peut se mesurer à sa force. On peut dire que l’amour est fort comme la mort [19] ».

 

Or, qui peut vaincre la mort, sinon l’Amour rédempteur qui a triomphé en ressuscitant.

e) L’ultime Révélation qu’est le nom de l’Époux : « Ses traits sont des traits de feu, une flamme de Iah » (v. 6b)

Et voilà que, comme une pirouette de l’écrivain sacré ou comme l’ultime révélation de l’amour de communion, enfin, pour la première et la seule fois, le Bien-Aimé enfin livre son nom : non pas Yahvéh, mais seulement iah. Comme si cela n’était possible que lorsque la Bien-Aimée est définitivement unie à lui. Car seul l’amour est pleinement capable d’accueillir le mystère de l’autre, sans le profaner, sans le réduire. Et combien plus dans le cas de Dieu. Nous ne connaîtrons Dieu comme lui nous connaît que dans la vision. Alors, nous saurons son nom, sans pouvoir le prononcer. Cette unicité très remarquable est soulignée par l’image du feu, image là aussi unique (happax qui est de nouveau étonnant quand on sait combien la chaleur est une métaphore de l’amour). D’ailleurs, le feu est intimement lié aux théophanies bibliques, du désert de l’Horeb (cf. Ex 3) à la Pentecôte (cf. Ac 2), en passant par le sacrifice d’Élie sur le mont Carmel (cf. 1 R 18). C’est donc de Dieu qu’il est ici parlé, mais de Dieu comme un feu d’Amour dévorant. Le Cantique des cantiques s’achève donc par un hymne au Bien-Aimé dont le nom et l’être (ce qui est tout un dans la Sainte Écriture) sont dévoilés : l’Amour.

8) Conclusion

Le Cantique des Cantiques n’est donc qu’un unique conte de l’amour. Mais ce conte est aussi un drame, notre drame à nous qui aimons si peu et sommes appelés à aimer tant. Lisons un admirable passage de saint Bernard que l’on croirait écrit par Thérèse de l’Enfant-Jésus tant il chante la miséricorde infinie :

 

« Je vous ai fait voir que toute âme, même chargée de péchés, captive de ses vices, retenue par les plaisirs, emprisonnée dans son exil, incarcérée dans son corps, clouée à ses soucis, distraite par ses affaires, figée par ses frayeurs, frappée de multiples souffrances, allant d’erreur en erreur, rongée d’inquiétude, ravagée de soupçons, et finalement, selon le prophète, étrangère en pays ennemi […], toute âme, dis-je, en dépit de sa damnation et de son désespoir, peut trouver encore en elle-même des raisons, non seulement d’espérer le pardon et la miséricorde, mais encore d’aspirer aux noces du Verbe : pourvu qu’elle ne craigne pas de conclure un traité d’alliance avec Dieu et de se placer avec lui sous le joug de l’amour […]. Car cet Époux n’est pas seulement un amant : il est l’Amour ».

 

Et le saint abbé de Clairvaux ajoute pour ceux qui seraient tentés par le scrupule :

 

« Mais [vous direz], n’est-il pas aussi l’Honneur ? Certains l’affirment ; seulement, pour moi, je n’ai rien lu de tel. J’ai lu que Dieu est Amour [20] ».

Pascal Ide

[1] Blaise Arminjon, La cantate de l’Amour, p. 293.

[2] Origène, Homélies sur le Cantique des Cantiques, p. 13. Il cite le 4ème livre d’Esdras.

[3] Cf. Saint François de Sales, Traité de l’Amour de Dieu, L. X, chap. 4.

[4] Sainte Thérèse de l’Enfant-Jésus et de la Sainte Face, Lettre 165, p. 286.

[5] André Chouraqui, Le Cantique des cantiques, p. 71.

[6] Saint Jean de la Croix, Cantique spirituel, strophe xxiii. Souligné ar moi.

[7] Sainte Thérèse d’Avila, Poésies, dans Œuvres complètes, trad. Mère Marie du Saint-Sa­crement, Paris, Le Cerf, 1995, 2 volumes, tome 1, p. 1067.

[8] Sainte Thérèse de l’Enfant Jésus, Lettre 191, p. 347.

[9] Saint Jean de la Croix, Cantique spirituel, strophe XX, p. 622.

[10] Saint Bernard, Sermon 83e, p. 849.

[11] André Chouraqui, Le Cantique des cantiques, p. 76.

[12] Louis Pirot et Albert Clamer, « Le Cantique des Cantiques », trad. Denis Buzy, La Sainte Bible, tome 6, p. 198.

[13] Saint François de Sales, Traité de l’Amour de Dieu, L. VIII, chap. 1.

[14] Henri de Lubac, Méditation sur l’Église, Paris, Aubier, p. 298.

[15] Certains Pères voient dans cet Arbre, celui de la Croix à l’ombre duquel nous sommes réveillés, c’est-à-dire ressuscités, sauvés par le Bien-Aimé, notre Sauveur.

[16] Blaise Arminjon, La cantate de l’Amour, p. 351.

[17] Joseph Gicquel, Fioretti de sainte Thérèse d’Avila, Paris, Le Cerf, 1977, p. 14.

[18] Robert de Langeac, « Commentaire spirituel du Cantique des Cantiques », in Virgo fidelis, Paris, Lethielleux, 1931, p. 277-278.

[19] Saint Augustin, Ennarationes in Psalmos, 121,12, PL 37, 1628.

[20] Saint Bernard, Sermon 83e, p. 846-848. Souligné par moi.

1.8.2019
 

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