Le Cantique des Cantiques, un chemin de croissance dans l’amour 3/5

4) Le troisième poème (3,6-5,1) : l’été des épousailles ou le don dans la durée et la persévérance

Ce troisième poème marque un nouveau point de départ ou plutôt un nouveau progrès dans l’amour. Maintenant, nous sommes conviés au banquet des Noces de l’Époux et de l’épouse, donc de Dieu et de l’homme, de chaque homme. Désormais, l’amour se consomme dans l’union, ce qui ne signifie pas qu’il soit achevé, parfait, ainsi que le montrera le quatrième poème.

a) La présentation du Bien-Aimé par le poète

1’) Il apparaît d’abord caché : « Qu’est-ce là qui monte du désert ? » (v. 6)

Cette entrée en matière est bien mystérieuse. Le Bien-Aimé avance caché, masqué, on le l’aperçoit pas. Il demeure que les caractéristiques qu’on lui donne (colonne, nuée) font penser à Dieu (cf. Ex 13,21 ; 19,18), ce qui montre, s’il y en avait besoin, que c’est donc toujours de Dieu dont il s’agit. De plus, la question au neutre : « Qu’est-ce là ? » était déjà celle des Hébreux devant l’action de Dieu, comme l’apparition au Buisson Ardent (cf. Ex 3,3) ou le mystère de la manne (cf. Ex 16,4).

2’) Il apparaît ensuite en personne, comme un Roi

Il est même nommé comme le Roi Salomon.

3’) Or, sa Royauté est celle de l’Amour

Ce Roi est un roi vulnérable. C’est ce que montre déjà sa présentation. En effet, il porte « le diadème dont sa mère l’a couronné » (v. 11). Voici l’admirable commentaire qu’en donne saint Clément d’Alexandrie :

 

« C’est donc ainsi que l’a couronné sa mère. Or il appelle ‘mère’ la Judée pour ce qui est son humanité, elle qui involontairement lui a donné cette couronne. Elle, en effet, l’a couronné d’épines dans l’intention de le marquer d’infamie ; mais lui, il recevait par les épines la couronne de l’amour. Car c’est volontairement qu’il supportait l’infamie et qu’il s’avançait vers la Passion librement consentie. C’est pourquoi il a appelé ce [jour] ‘jour des épousailles’ et ‘jour de la joie de son cœur’. Car en ce jour-là la communion du mariage s’est réalisée. ‘Après le repas, il prit du pain…’ Par conséquent, ceux qui mangent le corps de l’Époux et qui boivent son sang ont part à la communion nuptiale. C’est pourquoi les serviteurs de l’Époux exhortent les filles de Sion et de Jérusalem : ‘Ô sortez et voyez la couronne de son amour dont l’a ceint, contrairement à ce qu’elle attendait, la Judée qui l’a enfanté, et dont elle l’a couronné au jour de ses épousailles’ [1] ».

 

C’est aussi ce que montrent ses paroles : le discours d’intronisation du Roi n’est pas un acte de pouvoir mais une déclaration d’amour, un cantique d’admiration éperdue pour celle qui est toujours présente à son cœur.

b) Le chant d’amour du Bien-Aimé (4,1-15)

Il prend presque tout le chapitre 4.

1’) La description

Disons un mot de la description qu’il fait. On peut être choqué du caractère si concret, si incarné de la description. Non pas que l’amour exclue toute incarnation – l’expérience intérieure nous guérit de tout docétisme, de tout spiritualisme –, mais parce que la description se présente comme la raison de l’amour. Ne doit-on pas aimer une personne pour ce qu’elle est, pour son intériorité ?

L’enjeu est ici toute la conception juive du corps, comme incarnation de la personne. On ne rencontre jamais l’autre qu’à travers ce qu’il donne à voir, à entendre, à toucher.

Plus encore, ce corps est le résumé du pays et de l’histoire d’Israël. C’est toute la terre de Palestine et sa palette de vives couleurs qui est convoquée pour chanter la magnificence de la Bien-Aimée. Ici se conjoint nature et liberté (donc histoire).

Remarquons enfin que la description se fait de haut en bas. Car le corps est donné et c’est le visage qui en fait la personnalité, qui en scelle l’originalité première.

a’) Description générale de la beauté : « Que tu es belle, ma Bien-Aimée, que tu es belle ! » (v. 1a)

Il est passionnant que, pour commencer, l’émerveillement du Bien-Aimé ne se fixe pas sur une partie du corps, mais en considère la totalité. On sait que les pulsions, lorsqu’elles s’expriment seules, portées par le désir et non par l’amour, sont multiples, éclatées, partielles et ne regardent jamais à la totalité.

Au plan spirituel, cela signifie donc que Dieu est émerveillé par notre beauté ; il ne cesse de répéter : « Que tu es belle ! » « Le Roi sera séduit par ta beauté ! » (Ps 45,12) Et cette beauté est celle même de Dieu dont nous participons, ainsi que le dit l’Écriture : « Ton Dieu lui-même sera ta beauté ». (Is 60,19) et que chante la petite Thérèse : « Face adorable de Jésus, seule beauté qui ravit mon cœur, daigne imprimer en moi ta divine ressemblance, afin que tu ne puisses regarder mon âme sans te contempler toi-même [2] ».

b’) Description particulière de la beauté

Je ne vais pas reprendre le détail des images [3]. Je relève juste quelques points.

– La description commence par les yeux, comme par la partie la plus importante du visage et du corps.

– Les dents très blanches ne sont visibles que parce que la Bien-Aimée sourit de bonheur. Si nous nous savions aimés, si nous vivions aimés, nous souririons en permanence.

– Les lèvres sont rouges sang, un « fil d’écarlate » car elles sont empourprées de son Époux de sang ou parce que nous l’aimons au point de communier à son sang versé, ainsi que nous y invite une sainte très incarnée, Catherine de Sienne : « Posez, posez les lèvres sur le flanc du Fils de Dieu ; sa blessure est une bouche qui jette du feu de charité et verse du sang pour laver nos iniquités [4] ».

– Les joues rondes évoquent la plénitude qui adopte la forme sphérique.

– Le cou, comme « la tour de David » signifie la force, la stabilité, sans pour autant oublier d’être gracieux, puisque cette tour de garde est élancée.

– Les seins évoquent la grâce et la paix. Car les jumeaux semblent suggérer les deux royaumes frères Israël et Juda, nés de la même mère, mais qui vivent séparés depuis le schisme de Roboam en 931.

c’) Conclusion-inclusion

Enfin, en inclusion, le Bien-Aimé finira par le même cri émerveillé, global, ajoutant à la beauté la perfection : « Tu est toute belle, ma Bien-Aimée, et sans tache aucune ! » (v. 7)

2’) Mais il demeure une imperfection, une distance

La conséquence de cette description de la beauté aimée est bien évidemment le désir de l’union : « j’irai à la montagne de la myrrhe, à la colline de l’encens ! » (v. 6) En effet, il s’agit d’une évocation de Jérusalem. Il y a un jeu de mots en hébreu entre myrrhe et Moriah.

Il demeure qu’il existe une distance. En effet, alors qu’on pensait que la description impliquait une proximité immédiate, il est dit que la Bien-Aimée ne laisse pas d’être distante : « Du Liban, avec moi, tu viendras ! » (v. 8) Elle est retenue au Liban. Or, même si ce pays évoque toujours la beauté dans la Bible, il demeure un pays étranger, donc lointain. Qu’il lui est difficile de rejoindre le Bien-Aimé. D’où le cri de celui-ci : « Viens ! »

3’) Le second chant d’amour

Aussi, lorsque la Bien-Aimée est venue, à partir du verset 9, ce chant devient une sobre ivresse, une douce passion. Désormais, il y a une véritable communion. Toutes les paroles disent cette proximité, cette liturgie de l’amour

a’) « Fiancée » (v. 9)

Remarquez le terme « fiancée » (v. 9) qui ne revient pas moins de six fois dans ce passage. Pourquoi ce terme ? D’abord, car la fiancée n’a pas encore atteint la perfection de l’union. Ensuite et aussi, car ce terme exprime une particulière tendresse ainsi que le montre le célèbre passage d’Osée 2,21-22. D’ailleurs, le livre de l’Apocalypse n’établit-il pas une équivalence entre fiancée et épouse (Ap 21,9) ?

b’) Ivresse : « Tu me fais perdre le sens » (v. 9)

Cette phrase prend un sens d’autant plus beau et inouï qu’on l’applique à Dieu. Dieu est fou d’amour (« Il est l’Amour fou », dit Nicolas Cabasilas), égaré de passion pour nous. D’une passion qui deviendra Passion. Si nous n’osons le dire, saint Paul le dit qui parle de la folie de la Croix (1 Co 1), donc de l’amour ou les Saints. Lisons Thérèse de Lisieux écrivant à Céline, le 19 août 1894 :

 

« Quel bonheur de souffrir pour Celui qui nous aime à la folie et de passer pour folles aux yeux du monde. […] Mais après tout, nous ne sommes pas les premières, le seul crime qui fut reproché à Jésus par Hérode fut d’être fou et je pense comme lui !… oui c’était de la folie de chercher les pauvres petits cœurs des mortels pour en faire ses trônes, Lui le Roi de Gloire qui est assis sur les chérubins… Lui dont la présence ne peut remplir les Cieux… Il était fou notre Bien-Aimé de venir sur la terre chercher des pécheurs pour en faire ses amis, ses intimes, ses semblables, Lui qui était parfaitement heureux avec les deux adorables personnes de la Trinité [5] ! »

c’) Paix de cette ivresse : « Tes lèvres distillent le miel. Le miel et le lait sont sous ta langue ». (v. 11)

Mais cette ivresse est douce et paisible, comme le sont le miel et le lait. De plus, c’est la Parole de Dieu qui est douce comme le miel. Il faut donc que la Bien-Aimée fasse sienne la parole du Bien-Aimée pour que sa langue en ait le goût, donc que la communion soit si grande qu’ils n’aient qu’une seule parole (Ez 3,3 ; Ps 119,103). Enfin, le lait et le miel ne sont-ils pas les attributs de la douce Terre promise (Ex 3,8) ?

d’) L’unicité de l’amour : « Elle est un jardin bien clos, une source scellée » (v. 12)

A noter que c’est toujours la source d’eau qui fait la beauté d’un jardin et cette eau vive est celle de l’amour. Or, la source est scellée. C’est donc que cet amour est unique. En effet, seul le Bien-Aimé a accès à ce jardin. Pour cela, Dieu garde ce jardin (Ez 44,2 ; Is 22,22).

e’) La fécondité de cet amour : « Tes jets font un verger de grenadiers […] Source de jardins, puits d’eaux vives, ruissellement du Liban! » (v. 13-15)

Tel est le paradoxe de l’amour : plus il est unique, jaloux, scellé, plus il est fécond. Le jardin bien clos donne des surgeons abondants, jusqu’aux extrémités de la terre.

L’image de la source évoque l’abondance. En effet, plus l’amour grandit et « plus son épouse lui est exclusivement consacrée [à son Bien-Aimé], plus universelle est aussi son ouverture au monde et sa fécondité [6] ». Loin de se replier sur elle, elle devient donnée à autrui. On pense à Jn 4,14 : « L’eau que je lui donnerai deviendrai source d’eau jaillissant en vie éternelle ».

c) La réponse de la Bien-Aimée est le désir de l’union : « Et que mon Bien-Aimé entre dans son jardin et qu’il en goûte les fruits délicieux » (v. 16)

Cette parole signifie donc tout le désir qu’a la Bien-Aimée d’être unie à son Bien-Aimée : elle lui ouvre son jardin. Et constatez combien la leçon est riche sur le plan spirituel. En effet, les fruits viennent de Dieu même ; pourtant, il nous demande de les lui offrir, de nous introduire à lui, de lui dire « Que mon Bien-Aimé entre ».

d) Conclusion du Bien-Aimé (5,1) : la réponse qui est l’acceptation totale de la communion

Désormais, par la réponse du Bien-Aimé, les noces sont consommées, la communion est réelle, même si, on va le dire dans un instant, elle n’est pas parfaite, définitive.

1’) L’acceptation : « J’entre dans mon jardin » (v. 1a)

Notez les huit possessifs : « mon jardin, ma sœur, ma myrrhe, mon baume, mon miel, mon rayon, mon vin mon lait ». Ils montrent à quel point le Bien-Aimé ressent tout le prix de l’offrande que lui fait la Bien-Aimée, à quel point il désire lui aussi cette intimité. Plus encore, l’œuvre de l’amour est de faire un : les amis n’ont qu’un seul cœur. Donc ces multiples possessifs manifestent combien la communion se réalise.

2’) Les fruits immédiats : « Mangez, amis, buvez » (v. 1b)

L’amour rejaillit toujours en surabondance. Telle est la loi du don que l’on ne reçoit jamais que pour recevoir toujours davantage, ainsi que Jésus le dit dans l’Évangile : « A celui qui a, on donnera encore ».

Sans parler de l’interprétation mystique qu’offre saint François de Sales :

« Boire, c’est contempler et cela se fait sans peine ni résistance, avec plaisir et coulamment ; mais s’enivrer c’est contempler si souvent et si ardemment, qu’on soit tout hors de soi-même pour être tout en Dieu. Sainte et sacrée ivresse, qui au contraire de la corporelle, nous aliène non du sens spirituel mais des sens corporels ; qui ne nous hébète ni abêtit pas, mais nous angélise et, par manière de dire, divinise [7] ».

Pascal Ide

[1] Saint Clément d’Alexandrie, In Cant. 3, II, PG 81, 125d-128b.

[2] Sainte Thérèse de l’Enfant-Jésus et de la Sainte Face, Histoire d’une âme, Lisieux, Carmel de Lisieux, 1953, p. 258.

[3] Cf. Jean-Louis Chrétien, Symbolique du corps. La tradition chrétienne du Cantique des cantiques, coll. « Épiméthée », Paris, p.u.f., 2005.

[4] Cité dans l’article « Catherine de Sienne » du Dictionnaire de spiritualité, Paris, Beauchesne, tome 2, c. 329.

[5] Sainte Thérèse de l’Enfant-Jésus et de la Sainte Face, Lettre 169, Œuvres complètes, p. 298.

[6] Blaise Arminjon, La cantate de l’Amour, p. 227.

[7] Saint François de Sales, Traité de l’Amour de Dieu, L. VI, ch. 6.

13.7.2019
 

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