La répétition biblique, ou comment le don manifeste l’être

Dans un essai aussi limpide que passionnant, l’exégèse jésuite Jean-Pierre Sonnet montre que les si fréquentes répétitions présentes dans les récits bibliques (notamment dans l’Ancien Testament) dévoilent un sens théologique [1]. Selon l’interprétation historico-critique (par exemple la Redaktiongeschichte), les répétitions sont analysées comme provenant de sources différentes. La méthode narrative, elle, suggère une autre lecture : elles exercent aussi et peut-être d’abord une fonction dans le récit.

Pour le montrer, partons de récits brefs. Mais la logique narrative de la Bible vaut bien évidemment pour les épisodes s’étendant à de longs récits, de « longue haleine », donc à la séquence des épisodes. Les trois épisodes en doublet sont : Saül est révoqué une première fois comme fondateur en dynastie, puis comme roi (cf. 1 S 13,13-14 ; 1 S 15) ; Hagar, mère d’Ismaël, est renvoyée deux fois (cf. Gn 16 ; Gn 21,9-21) ; Esaü est dépossédé à deux reprises par Jacob (cf. Gn 25,29-34 ; Gn 27). Comment comprendre théologiquement ce qui apparaît, de prime abord, comme une inutile réitération, voire une faute du rédacteur ? Voici comment un spécialiste israélien de la lecture littéraire de la Bible l’établit :

 

« Ce n’est nullement par hasard que cette triple paire se place à des points de l’histoire où Dieu fait des choix que l’humanité pourrait éprouver comme arbitraires, sinon injustes, tant ils vont à l’encontre des priorités sociales ou naturelles […]. Saül a perdu sa place dès son premier délit – une défaillance mineure, qui plus est ; Ismaël a perdu la sienne sans être lui-même en faute, et Esaü en raison de la complicité entre Rébecca et Jacob. Mais une série de deux permet au récit de renforcer, de diversifier ou d’équilibrer les motivations conduisant au retournement, et de prolonger son exécution. Ismaël n’est pas responsable du mauvais comportement de sa mère, mais il est responsable du sien. Esaü a été dépouillé de la bénédiction par tromperie, mais seulement après avoir vendu son droit d’aînesse à Jacob pour une bouillie. Saül, ayant reçu une première mise en gare en matière de désobéissance, aggrave son cas et souffre proportionnellement. Partout, le redoublement le long de l’axe du temps amplifie le choix divin et le fait passer de l’acte au processus – deuxième chance incluse – tout en atténuant le coup imparti au non-élu, en délivrant le coup par étapes, et s’il le faut en ordre ascendant. Et au moment où le second round réalise ou mène à terme la chute du personnage, le premier nous y avait déjà préparés [2] ».

 

Ainsi, le redoublement articule concrètement liberté humaine et liberté divine, mais aussi conditionnements et liberté, acte et effet, etc. Mais, surtout, elle peut se comprendre à partir de la loi du don : elle conjugue la donation par le donateur et l’appropriation par le bénéficiaire. Autrement dit, la deutérose (la répétition) est la projection sur l’axe diachronique de la hiérarchie dynamique, causale, sur l’axe synchronique : elle manifeste et effectue l’articulation des causes hiérarchisées, première et seconde. Ainsi, le temps montre, dit et donne l’être. Ou, mieux, selon la logique de l’amour, l’être se montre, se dit et se donne par et dans le temps.

Pascal Ide

[1] Jean-Pierre Sonnet, « Un drame au long cours. Enjeux de la ‘lecture continue’ dans la Bible hébraïque », Revue théologique de Louvain, 42 (2011), p. 371-407.

[2] Meir Sternberg, La grande chronologie. Temps et espace dans le récit biblique de l’histoire, trad. Christine Leroy et Jean-Pierre Sonnet, coll. « Le livre et le rouleau » n° 32, Bruxelles, Lessius, 2008, p. 89-90.

29.12.2019
 

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