La douceur, un doublet de l’humilité ou son complément ? Une relecture de la béatitude des doux (Mt 5,4)

1) Statut de la question

Selon l’interprétation assez consensuelle des exégètes, d’une part, la béatitude des doux est un simple doublet de la béatitude des pauvres en esprit. Autrement dit, pauvreté et douceur se confondent. En effet, pour Jacques Dupont que suivent un certain nombre d’auteurs, « la première béatitude contient un rappel de la prophétie messianique d’Is 61,1, où il est question de la Bonne Nouvelle apportée aux ‘pauvres’ [1] » et la deuxième fait allusion au Ps 37,11. Or, dans les deux textes vétérotestamentaires, on trouve un unique terme hébreu, ‘anâwîm. Par conséquent, dérivant d’un terme unique, les termes « pauvres » et « doux » convergent aussi en leur signification. Les termes grecs ptôkhoi et praéis ne présentent qu’une différence de nuance, les deux aspects étant présent dans l’hébreu ‘anâwîm.

D’autre part, et c’est une conséquence, la béatitude des doux devrait occuper non pas le deuxième, mais le troisième rang, ce qui accroît sa relativisation. Cette hypothèse se fonde toujours sur la référence à Is 61 ; or, les versets 1-3 présentent la séquence « pauvres » – « affligés ». Dès lors, la béatitude des affligés doit suivre celle des pauvres, repoussant celle des doux à la troisième place. De fait, en Lc, les macarismes sur les pauvres, les affamés et les affligés se succèdent. Cette opinion est si bien reçue que, dans la nouvelle tradition liturgique, la béatitude des doux a migré en troisième position…

2) Évaluation critique

Une thèse, intégralement consacrée à la deuxième béatitude (« Bienheureux les doux, ils possèderont la terre »), s’est attaquée à cette interprétation consensuelle des exégètes [2]. Instruisant à frais nouveaux le dossier, elle démontre d’abord que le substrat sémitique n’est nullement univoque. Les deux termes grecs employés par la Septante comportent en fait un substrat différent : ‘anâwîm pour praéis et ‘aniyyîm pour ptôkhoi. De plus, la signification est elle-même divergente : les ‘anâwîm / praéis sont toujours décrits comme, en creux, des non-violents, en plein, des bien-faisants (des personnes faisant le bien) ; les ‘aniyyîm / ptôkhoi, eux, sont présentés comme des malheureux dépouillés de leurs biens (par exemple par la captivité, la blessure) qui se tournent vers Dieu afin qu’il intervienne en leur faveur. Il faut donc en conclure que la décision des traducteurs de la LXX est motivée par une authentique polysémie, même si l’on ne peut nier des recoupements (notamment en Is 61,1).

La conséquence en est que, si la référence au substrat sémitique (Is 61) n’est plus attestée, la seconde hypothèse (une translocation de la béatitude des doux en troisième position) n’est plus assurée. Talbot joint à cette argumentation une preuve tirée de la structure chiastique du texte.

3) Nouvelle proposition

Loin de se contenter de critiquer, la thèse de Michel Talbot propose l’interprétation suivante : la béatitude des pauvres concerne l’attitude à l’égard de Dieu, alors que la béatitude des doux concerne l’attitude à l’égard des autres. Pour cela, il se fonde sur les autres occurrences de l’adjectif praus, « doux », qui s’avère être extrêmement rare, en l’occurrence trois. La première est l’auto-révélation que Jésus fait de lui-même : « Je suis doux [praus] et humble de cœur » (Mt 11,29). La deuxième est la citation d’Is 62,11 et Za 9,9, appliquée au Christ le jour des Rameaux : « Voici que ton roi vient à toi, doux [praus] » (Mt 21,5). La troisième est un passage de l’épître de Pierre : « dans l’incorruptible d’un esprit doux [praéôs] et paisible » (1 P 3,4). En revanche, les occurrences du substantif « douceur, prautès » sont plus fréquentes dans le Nouveau Testament. En l’occurrence, on les trouve dans le corpus épistolaire : les grandes épîtres pauliniennes (cf. 1 Co 4,21 ; 2 Co 10,1 ; Ga 5,23 ; Ga 6,1), les épîtres de captivité (cf. Col 3,12 ; Ep 4,2), les épîtres pastorales (cf. 1 Tm 6,11 ; 2 Tm 2,25 ; Tt 3,2) et les épîtres catholiques (cf. Jc 1,21 ; Jc 3,13 ; 1 P 3,16).

Or, toutes ces mentions de prautès présentent le même sens, à savoir le soin de l’autre. Plus précisément, il se dégage deux significations ou plutôt deux nuances d’une même attitude fondamentale : une première, que l’auteur qualifie de « négative », s’identifie à la non-violence ; une seconde, « positive », qui est la conformité religieuse à l’égard de la volonté de Dieu ; or, la Loi et la Loi accomplie par Jésus (Mt 5,17) demandent non seulement de « ne pas porter atteinte aux autres », mais de « vouloir et accomplir le bien du prochain [3] ». Quoi qu’il en soit de ces nuances, la douceur est une disposition de l’âme concernant le prochain et non pas Dieu ; l’attitude à l’égard de Celui-ci, elle, est l’humble soumission, qui fait l’objet de la première béatitude [4].

4) Conclusion

Sans compétence d’exégèse, nous sommes incapable d’évaluer les résultats de l’exégète canadien, mais nous les enregistrons avec joie. D’abord, le travail la double qualité que le Christ s’attribue confirme la distinction entre douceur et humilité. De fait, pour fonder sa recommandation de douceur pour les femmes vis-à-vis de leur mari, la Prima Petri part du Christ, modèle de douceur (cf. 1 P 3,4). Ensuite, il retrouve l’interprétation que, sans aucun outil exégétique, saint Thomas d’Aquin (qu’il ne cite jamais) proposait dans son commentaire sur le premier Évangile :

 

« Toute la loi nouvelle consiste en ces deux choses : dans la douceur et l’humilité. Par la douceur, l’homme s’ordonne au prochain, selon la parole du psaume : ‘Souviens-toi, Seigneur, de David et de sa grande douceur’ (Ps 131,1). Par l’humilité, il s’ordonne à soi et à Dieu : ‘Sur qui repose mon Esprit si ce n’est sur l’homme de paix et d’humilité’ (Is 66,2) [5] ».

 

En revanche, se pose une autre question : si la deuxième béatitude se caractérise par ce souci de l’autre ou cette bienveillance, quelle différence y a-t-il avec les béatitudes qui, elles aussi, concernent la relation à autrui ? Ne faudrait-il pas introduire un autre principe de distinction ? C’est là qu’une autre hypothèse intervient qui fait jouer la dynamique ternaire du don – et requiert une autre étude.

Pascal Ide

[1] Jacques Dupont, Les béatitudes. Tome 1. Le problème littéraire, les deux versions du Sermon sur la montagne et des Béatitudes, coll. « Études bibliques », Paris, Gabalda, 21969, p. 252. Cf. Tome 3. Les Évangélistes, 21972, p. 545.

[2] Michel Talbot, « Heureux les doux, car ils hériteront la Terre » (Mt 5,4[5]), coll. « Études bibliques », Paris, Gabalda, 2002.

[3] Ibid., p. 378.

[4] Sur cette claire détermination, cf. les ultimes remarques conclusives de la thèse (Ibid., p. 379-381).

[5] « Tota enim lex nova consistit in duobus: in mansuetudine et humilitate. Per mansuetudinem homo ordinatur ad proximum. Unde ps. Cxxxi, v. 1: memento, Domine, David, et omnis mansuetudinis eius. Per humilitatem ordinatur ad se, et ad Deum. Is. Lxvi, 2: super quem requiescet spiritus meus nisi super quietum et humilem? Unde humilitas facit hominem capacem Dei » (S. Thomas d’Aquin, Super Évangelium S. Matthæi Lectura, éd. Raphaelis Cai, Torino-Roma, Marietti, 51951, n. 970, p. 150). « Apprenez de moi, dit-il, que je suis doux et humble de cœur. L’humilité nous perfectionne envers Dieu, et la douceur envers le prochain » (Saint François de Sales, Introduction à la vie dévote, L. III, ch. 8, § 1, éd. André Ravier, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », Paris, Gallimard, 1969, p. 152).

13.12.2022
 

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