Jésus de Bethléem, Neil Armstrong et Pierre Rabhi

Dans l’opuscule qui est paru juste avant son décès, Pierre Rabhi s’attriste et s’alarme du sort que l’humanité fait à Gaïa, « mère de toutes les créatures vivantes » et « elle-même » vivante [1]. Oui, pour l’éthique de sobriété heureuse et l’énergie d’amour à laquelle exhorte le fondateur de Colibri ou de la Coopérative Oasis avec patience et endurance depuis des décennies. Oui pour la critique de l’athéisme et du matérialisme. Non pour la critique unilatérale des religions et du monothéisme, critique qui, ingénument, ouvre la voie à la troisième possibilité, celle du panthéisme : l’adoration de la Terre nourricière, personnalisée en déesse païenne – même si, assurément, Pierre Rabhi était un homme spirituel qui croyait à une vie après la mort, vénérait celui qu’il appelle le Nazaréen et parle du « divin » sans l’identifier à une instance immanente.

 

Le 20 juillet 1969, Neil Armstrong devenait le premier homme à marcher sur la Lune. Quelques années plus tard après son voyage spatial, l’astronaute américain, qui était un fervent chrétien, s’est rendu en Terre Sainte où il fut guidé par le grand archéologue israélien Meir Ben-Dov. Quand ils sont arrivés à la Porte de Hulda, qui se trouve en haut de l’escalier menant au Mont du Temple, Armstrong a demandé à Ben-Dov si Jésus avait marché à cet endroit.

 

« Je lui ai dit : ‘Regardez, Jésus était Juif. Ce sont les marches qui menaient au Temple, alors il a dû souvent marcher ici.’

– Alors Jésus a bel et bien marché ici ?, a demandé Neil Armstrong.

– Absolument, répondit l’archéologue israélien.

– Je dois vous avouer quelque chose, a déclaré Armstrong. Je suis plus excité de marcher sur ces pierres que je l’ai été de marcher sur la Lune [2] ».

 

La naturalisation de la personne humaine [3], qui tente aujourd’hui tant de disciplines (les neurosciences, la philosophie animale, etc.), tient à une raison fondamentale : seule, de toutes les créatures corporelles, elle est capable de Dieu. En effet, ce qui vient de Dieu retourne à Dieu (cf. Is 55,10-11) [4]. Si enchanteur soit-il, un monde matériel qui aurait (seulement !) inventé Bryce Canyon et les orchidées aurait suscité la louange émerveillée des anges, mais eût manqué sa finalité. C’est ce qu’Armstrong a compris : la nature ne trouve pleinement son sens que dans sa capacité à héberger son Créateur ; mais cet accueil requiert la présence de l’homme. « L’homme passe l’homme », affirmait Blaise Pascal [5]. Et la nature passe la nature, mais en passant par l’homme.

 

En ce jour de Noël, deux chemins s’ouvrent devant nous entre lesquels il nous faut choisir. D’un côté, une admiration qui confine à l’adoration pour notre planète considérée comme la bienfaitrice et l’instance suprême. De l’autre, une Terre qui reçoit le Fils de Dieu et se prosterne devant lui dans et par la médiation de l’homme. Un homme qui plie le genoux devant le Dieu créateur et rédempteur de la Terre, puis (chronologiquement) l’homme, de l’homme, puis (ontologiquement) la Terre.

Une antique tradition liturgique veut que, si l’eau avec laquelle le célébrant baptise provient du Jourdain, elle n’a pas besoin d’être bénite. « Par son Incarnation, le Fils de Dieu s’est en quelque sorte uni Lui-même à tout homme [6] ». En touchant l’eau du Jourdain, il a touché toute eau et s’est ainsi en quelque sorte uni Lui-même à toute la Terre pour la purifier par le soin que l’homme prendra d’elle (cf. Gn 2,15).

La « troupe céleste innombrable » qui apparaît aux bergers de Bethléem, loue Dieu en chantant : « Paix sur la terre aux hommes, qu’Il aime » (Lc 2,13-14). Notre monde a un besoin ardent de paix. Multiples sont les tentations de division : au sein des familles (par exemple, à cause du comportement à adopter concernant la vaccination) ; en notre Église (par exemple, à cause des récentes déclarations du Saint-Père), en particulier en France et à Paris ; avec notre Terre que nous exploitons de manière cupide et aveugle. Que le Christ, « notre paix » (Ép 2,14), nous donne de préférer en toutes choses le chemin de l’unité, qui est aussi le chemin de la charité et de la vérité.

Pascal Ide

[1] Pierre Rabhi, La tristesse de Gaïa. De l’effondrement à l’émerveillement, coll. « Manifestes », Paris, Actes-Sud, 2021, p. 47.

[2] Extrait du livre du journaliste américain Thomas Friedman, From Beyrouth to Jerusalem, cité et traduit par Éric Petrosino, JSSNews. Souligné par moi. Posté le 29 août 2012 et consulté le 27 juin 2020 : http://www.upjf.org/fr/5265-neil-armstrong:-«-je-suis-plus-excite-de-marcher-à-jerusalem-que-sur-la-lune-».html Je remercie le père Jean-Rodolphe Kars de m’avoir fait connaître ce beau témoignage.

[3] La naturalisation est la réduction de l’homme à la nature. Cf. le livre emblématique de Jean-Marie Schaeffer, La fin de l’exception humaine, coll. « Essais », Paris, Gallimard, 2007.

[4] Cf. Pascal Ide, « Bonum diffusivum sui et exitus-reditus selon Balthasar. Une relecture à partir de l’amour de don », Rivista di teologia di Lugano, 18 (2013) 2, p. 167-186.

[5] Blaise Pascal, Fragment Contrariétés n° 14 / 14, dans Pensées, éd. Brunschvicg n. 434, éd. Le Guern n. 122, éd. Lafuma n. 131.

[6] Concile Œcuménique Vatican II, Constitution pastorale Gaudium et spes sur l’Église dans le monde de ce temps, 7 décembre 1965, n. 22, § 2.

24.12.2021
 

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