Un dialogue guérissant (3e dimanche de Pâques, 1er mai 2022)

Pourquoi donc saint Jean, qui ouvre son Évangile par son splendide prologue (Jn 1,1-18), l’achève-t-il par ce simple échange entre Jésus et l’Apôtre Pierre ? J’évoquerai trois raisons parmi d’autres.

 

  1. Pour bien comprendre ce dialogue, il est nécessaire de rappeler que, si le français comporte un seul mot pour dire « amour », le grec, lui, dispose d’une panoplie de quatre termes. Ici, deux nous seront nécessaires : agapè et philia. Les interlocuteurs les utilisent à tour de rôle. Concrètement, cela donne l’échange suivant :

Première demande de Jésus : « Pierre, m’aimes-tu d’amour-agapè ? » Réponse de Pierre : « Oui, je t’aime d’amour-philia ». Il en est de même pour la deuxième demande. En revanche, la troisième demande est différente. Désormais, Jésus demande : « Pierre, m’aimes-tu d’amour-philia ? » Et Pierre répond invariablement : « Oui, je t’aime d’amour-philia ».

L’évangéliste est précis. Il ne cède pas aux besoins littéraires de changer les mots en conservant la même idée pour ne pas lasser le lecture. Alors, que veut-il dire ? On traduit souvent le mot agapè par « charité » et le mot philia par « amitié ». Mais cela ne vaut pas ici ni d’ailleurs dans le reste du quatrième évangile. Le consensus des exégètes est le suivant : la philia signifie une affection simplement humaine, alors que l’agapè est un amour proprement divin [1]. De ce fait, celle-ci est un amour plus intense que celle-là. On pourrait ainsi traduire : « m’aimes-tu d’agapè ? » par « m’aimes-tu ? » ou par « m’aimes-tu vraiment ? », et « m’aimes-tu d’amour-philia ? » par « m’aimes-tu bien ? » ou par le minimaliste « j’ai de l’amour » ou de « l’affection pour toi ».

Ajoutons un autre élément significatif. Dans sa première requête, Jésus ajoute : « [m’aimes-tu] plus que ceux-ci ? », ce qui doit se comprendre non comme une comparaison jalouse entre les personnes aimantes (« plus que ceux-ci, les autres Apôtres, ne m’aiment ? »), mais comme une comparaison hiérarchique entre les personnes aimées (« m’aimes-tu plus que tu n’aimes ces autres personnes que sont les Apôtres ? »). Or, dans la deuxième demande, Jésus laisse tomber cette précision pour s’enquérir simplement : « M’aimes-tu ? »

Dès lors, le sens du dialogue apparaît. Jésus passe de : « M’aimes-tu vraiment plus que ceux-ci ? » par « M’aimes-tu vraiment ? » tout court, pour arriver à : « M’aimes-tu bien ? » Alors que Pierre ne varie pas dans son degré d’amour, Jésus, lui, abaisse son niveau d’exigence. Autrement dit, il s’abaisse. Certes, l’amour de Jésus, lui, demeure toujours le même, aussi intense et transformant, puisque, nous allons le voir, il pardonne et guérit. En revanche, il montre qu’il accepte les miettes de notre amour. Le moindre signe le réjouit. Quand sainte Thérèse de Lisieux dit que « le propre de l’amour, c’est de s’abaisser », cela vaut donc pas seulement pour le don, mais aussi pour la réception. Considérez l’enfant prodigue : sa motivation est pour le moins ambiguë, sinon utilitaire. Il n’est pas retourné vers son Père par amour pour lui, mais parce qu’il mourrait de faim. Et comment son Père l’a accueilli ? De manière bouleversante et bouleversée. Il lui met l’anneau au doigt (cf. Lc 15,22). Or, l’anneau est ce qui servait à sceller les contrats. Autrement dit, son père lui fait aussi confiance qu’au premier jour. Face à cette quasi-imprudence, on en arriverait à comprendre la colère du fils aîné !

Ainsi, ce dialogue entre Jésus et Pierre nous montre deux choses : Jésus espère et aspire bien à une communion d’agapè où nous lui rendrons le même amour que le sien ; mais il accueille avec grande gratitude toute marque venue de notre part. Si indigne de son amour que nous puissions nous juger. Dès aujourd’hui. Ne tardons pas, dès maintenant, frères et sœurs, à répondre dans le silence de notre cœur à Jésus : « Oui, Jésus, je t’aime tellement », ou « je t’aime vraiment », ou « je t’aime bien ». (silence)

 

  1. La scène de l’Évangile contient un autre enseignement. Pierre, lui qui a assuré que, si tout le monde abandonnait Jésus, il ne l’abandonnerait pas, il a fait pire que (presque) tous : il a trahi Jésus. Mais il a croisé le regard de Jésus traver­sant la cour du prétoire et il a lu la miséricorde infinie de celui qui est à l’image (cf. Co 1,15) du Père « riche en miséricorde » (Ep 2,4). Il regrette amèrement son péché. Il est pardonné. Voilà pourquoi il ne s’est pas pendu par désespérance.

Mais, si le péché n’est plus, il demeure la blessure qui est conséquence du péché, la blessure d’avoir trahi son Maître bien-aimé. En recevant sa mission, être la pierre sur laquelle Jésus bâtirait son Église, « Simon, fils de Jonas » a reçu rien moins que son identité nom (cf. Mt 16,18 s). Voilà pourquoi Jésus a changé son nom (je rappelle que, à l’époque, Pétros, « Pierre », n’était pas plus un prénom que ne l’est aujourd’hui le mot « caillou » !). Donc, à ses propres yeux, l’apôtre qu’il était est devenu un renégat et a perdu, avec sa raison d’être, son être même. Quand Simon-Pierre se jette à l’eau pour rejoindre Jésus, il ne pense plus à tout cela, tant il est heureux de le re­voir. Mais, arrivé sur le rivage, il voit le feu. Or, le feu allumé par Jésus ne peut pas ne pas lui rappeler un autre feu, celui de la cour du prétoire auprès duquel il a renié le Seigneur (Jn 18,18). Alors, remon­tent en lui, amertume, tristesse, anxiété, culpabilité, autant de signes qui accompagnent et révèlent la blessure. Le poisson n’a pas dû très bien passer…

Par le repas qui, dans l’évangile selon saint Jean, symbolise les noces de l’Agneau et donc l’amour que Dieu porte aux hommes, Jésus prépare et ouvre le cœur du disciple qu’il a élu. Il peut maintenant opérer la guérison. D’abord, il appelle Pierre par son nom d’origine : « Simon, fils de Jonas », comme pour lui signifier qu’il le recrée. Ensuite, la triple demande d’amour de Jésus est certes confirmation du pardon déjà donné ; surtout elle est guérison du triple reniement. D’ailleurs, seul l’amour guérit définitivement. Voilà pourquoi Jésus montre à Pierre qu’il est toujours capable d’aimer, même si, nous l’avons dit, cet amour peut encore progresser. Plus, Jésus l’assure en sa fécondité pastorale et en sa primauté apostolique : « Pais mes agneaux ». Enfin, Jésus opère cette guérison publiquement, non point pour humilier Pierre, mais pour s’assurer de leur témoignage et lui signifier, à lui et aux autres, sans doute possible, que la réparation est totale et le rétablissement de la mission passée inconditionnel : « Les dons et l’appel de Dieu sont sans repentance » (Rm 11,29). À l’image du Bon Berger ressuscité dont les plaies glorieuses désormais indolores chantent l’amour livré « jusqu’à l’extrême » (Jn 13,1), Pierre est le pasteur dont les blessures inté­rieures désormais guéries proclament l’amour médicinal qu’il a accueilli. La blessure guérie par le Christ devient dès lors source de vie pour les frères de Pierre, et pour l’Église qu’il a mission de paître.

Et nous, croyons-nous que l’Amour de Jésus guérit et seul guérit définitivement ? Lui demandons-nous de venir nous guérir de nos tristesses démesurées, de nos colères démesurées, etc., qui sont des signes de blessure ? Guérison qui a parfois, souvent, besoin d’une aide, d’un psychothérapeute qui, lui aussi, est un don de Dieu.

 

  1. Ce dialogue dit encore plus. En effet, un doute pourrait encore étreindre notre cœur. Certes, Jésus pardonne et guérit tout. Néanmoins, il sait la défaillance passée et il voit le peu d’amour présent que Pierre peut lui porter. Pourra-t-il donc un jour être à la hauteur de sa mission ?

 

« Yannick Noah a été aimé par ses parents, Zacharie et Marie-Claire. Eux-mêmes très amoureux, ils ont accueilli et choyé le petit Yannick. Ce dernier est âgé de onze ans lorsqu’il rencontre le joueur de tennis Arthur Ashe, alors quatrième mondial, à l’occasion d’une de ses tournées en Afrique et de son passage à Yaoundé, au Cameroun. Il a la chance d’échanger quelques balles avec le champion. Surpris par la qualité du jeu de l’enfant, Arthur Ashe lui offre sa raquette à la fin de la partie. Le lendemain, alors qu’il s’apprête à prendre son avion du retour, il voit débouler le garçonnet essoufflé dans le hall de l’aéroport, tenant entre ses mains un poster du champion. Yannick Noah lui demande de le signer. Arthur Ashe fait plus qu’un autographe, il écrit : ‘Rendez-vous à Wimbledon !’ Comme Yannick Noah le racontera quelques années plus tard après sa victoire à Roland-Garros, ces quelques mots furent le plus beau des cadeaux. Ils l’ont électrisé, accompagné durablement. Ils lui ont permis de croire à son étoile, l’ont aidé à devenir un tennisman du niveau d’Arthur Ashe [2] ».

 

Certes, nous pouvons lire en cette anecdote une belle histoire où la confiance dans l’autre fait naître la confiance en soi. Mais ce n’est pas sonder la profondeur de ce qui se joue. Les mots du chrétien Arthur Ashe ont jailli de son cœur ; ils étaient préparés par la gratuite admiration de la veille ; ils ont été suivis par une espérance dénuée de toute jalousie. « Les regards qui nous sauvent sont les regards qui nous espèrent », aimait répéter le père Paul Baudiquey, le spécialiste de Rembrandt. En fait, saint Paul avait tout dit : « La charité espère tout » (1 Co 13,7). Or, Jésus est l’Amour en personne. Tel est le regard qu’il a porté sur Pierre. Quand il le regarde avec toute sa miséricorde pardonnante, il ne le fige ni dans le passé ni même dans le présent. Il le voit dans sa pleine dignité de pasteur de ses brebis. Ce qu’il a déposé en lui par son appel, comme une semence, il le fait déjà germer en lui disant sa confiance.

Et moi-même, quel regard est-ce que je porte sur moi-même et sur l’autre ? Un regard de découragement pour ses fautes répétées ou un regard d’espérance pour ce qu’il est appelé à devenir et qui est déjà présent en germe ? « Les regards qui nous sauvent sont les regards qui nous espèrent ».

 

Ainsi, le terme de l’Évangile de Jean n’est pas qu’un écho à son terme, il nous en montre le plus radical accomplissement. En sa forme, car le prologue qui était monologue contemplatif est devenu dialogue. En son contenu : « le Verbe s’est fait chair » pour que nous lui répondions amour pour amour ; il a dissipé « les ténèbres » de nos trahisons et apporté « la lumière » du pardon et de la guérison ; il nous a donné le pouvoir de « devenir enfant de Dieu » pour nous rétablir dans notre dignité et notre mission. En cette fête de saint Joseph artisan qui est aussi le premier jour du mois de Marie, que notre « charité espère tout ».

Pascal Ide

[1] Pour le détail, cf. Ceslas Spicq, Agapè dans le Nouveau Testament. Analyse des textes III, coll. « Études bibliques », Paris, Gabalda, 1959, p. 230-237. Cf., plus généralement, le chap. vii : « Philéin, philos et agapan dans les Écrits johanniques ».

[2] Charles Pépin, La confiance en soi. Une philosophie, Paris, Allary Éd., 2018, p. 23-24.

1.5.2022
 

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