Un amour, deux ou trois ? (30e dimanche du temps ordinaire, 29 octobre 2023)

Combien y a-t-il de commandements de l’amour ? Un, semble-t-il, puisque la question est : « dans la Loi, quel est le grand commandement ? ». Ne serait-ce pas plutôt deux, puisque Jésus répond en parlant de « deux commandements » (Mt 22,36-40). Pourtant, la charité est une seule vertu et que les vertus se distinguent par la différence de leur objet : la foi a pour objet Dieu-vérité ou -lumière (cf. 1 Jn 1,5) et la charité Dieu-amour (cf. 1 Jn 4,8.16). Alors, un ou deux ? En fait, trois ! Dieu (« Tu aimeras le Seigneur ton Dieu »), le prochain (« Tu aimeras ton prochain ») et soi-même (« comme toi-même »). Avouons-le, on oublie souvent le troisième, voire on le suspecte.

Pourtant, ces trois commandements ne font qu’un, ils sont « semblables », comme dit Jésus. Notamment parce qu’ils sont unis dans un même mouvement. Pour cela, conjuguons le verbe « aimer » aux trois modes, passif, pronominal et actif : être aimé par Dieu, s’aimer soi-même, aimer mon prochain et, par là-même, aimer Dieu.

 

  1. D’abord, Dieu m’aime. Rappelez-vous ce que dit saint Jean dans sa première épître : « Voici en quoi consiste l’amour ». On s’attend à une définition. L’Apôtre continue : « ce n’est pas nous qui avons aimé Dieu, mais c’est lui qui nous a aimé » (1 Jn 4,10). Et quelques versets plus loin : « Quant à nous, nous aimons parce que Dieu lui-même nous a aimés le premier ». L’amour se caractérise toujours par l’initiative. Un mari me disait : « Je trouve que c’est toujours moi qui prend l’initiative dans mon couple. Sans rien dire à ma femme, j’ai décidé d’arrêter de poser des petits actes d’amour et d’attendre qu’elle me montre qu’elle m’aime ». Je lui ai alors demandé : « Quand vous avez pris cette décision, votre cœur s’est-il ouvert et fermé ? » Le mari eut alors un sourire un peu gêné. Honnête, il avoua : « En vérité, j’ai bien senti que je me fermais légèrement, comme si je me mettais en grève ou boudais. De plus, j’ai bien vu qu’en me mettant en attente, je prenais une position de surplomb ». Certes, si nous sommes seuls à aider, pardonner, cette asymétrie nuit à l’amour qui requiert la réciprocité. Mais la juste attitude consiste alors à demander à l’autre, sans suspendre les initiatives d’aimer qui sont l’essence même de l’amour, comme nous dit saint Jean.

Cela est a fortiori vrai de Dieu. Il a pris l’initiative d’aimer en nous créant personnellement. Avons-nous conscience que nous avons tous une âme spirituelle et immortelle ? Et comme la matière est impuissante à tirer d’elle-même cette âme, Dieu a donc pris l’initiative de la créer, comme il l’a fait pour le premier homme et la première femme. Il s’est personnellement penché sur le berceau qu’est le ventre de chacune de nos mères pour infuser cette âme qui est à son image. Nos âmes n’ont pas toutes été créées d’un coup, au commencement, elles ne sont pas en attente, au Ciel, d’être introduites dans un corps, comme des manteaux attachées à un porte-manteau. Pour chaque embryon conçu, Dieu pose sur lui un regard d’amour infini, et comme ce regard est créateur, il crée cette âme. Il a eu hâte de me donner le jour.

Le Bon Dieu prend aussi l’initiative d’aimer en intervenant dans nos vies. Hier, à un mariage, une personne me dit qu’elle est de Clermont-Ferrand. Je réponds « Ah, la ville de Pascal ! » (et pas seulement de Michelin !). Et la personne me révèle spontanément: « Moi aussi, j’ai eu ma nuit de feu ». Et là de me raconter l’histoire suivante : « Mon père est mort récemment, brutalement. Comme il était portugais, je me suis aussitôt rendu au Portugal pour l’enterrement. J’étais accablé par cette séparation si soudaine. Et, pendant que je portais le cercueil, je répétais cette parole de la messe, à l’offertoire, qui nous a été rendue dans son intégralité et qui me marque beaucoup : ‘Que le Seigneur reçoive de vos mains ce sacrifice à la louange et à la gloire de son Nom, pour notre bien et celui de toute l’Église’. Soudain, j’ai senti qu’une infinie douceur m’envahissait et m’enveloppait. J’ai eu la certitude que mon père était heureux et que Dieu prenait l’initiative de me le montrer. J’ai regardé autour de moi et je vis que les visages étaient toujours aussi tristes. J’ai donc compris que cette initiative était pour moi, mais que j’avais à en témoigner ». Et l’homme me parlait, très ému, les larmes dans les yeux. Cette expérience qui l’avait transformé était toujours aussi vivante. Oui, je suis aimé personnellement, infiniment, intimement, de Dieu depuis mon origine. Que je le sente ou non.

 

  1. Dieu m’aime pour que j’apprenne à m’aimer. L’auteur du Siracide observe : « Celui qui est dur pour soi-même, pour qui serait-il bon ? Il ne jouit même pas de ses propres biens » (Si 14,5). Plus loin, il conseille positivement cet amour de soi : « Mon fils, si tu as de quoi, traite-toi bien » – ajoutant une précieuse indication sur le but : « et présente au Seigneur les offrandes qu’il demande » (v. 11). Dans le même passage, Ben Sirac exhorte également : « Ne te refuse pas le bonheur présent, ne laisse rien échapper d’un légitime désir » (v. 14).

Une personne célibataire me racontait qu’après sa conversion, à l’âge de 34 ans, elle avait vécu une vie riche, pleine d’engagements dans son travail, en Église, bénéficié de nombreux enseignements, aidé beaucoup de personnes. « Mon existence était très chargée, mes journées bourrées comme des valises, d’activités professionnelles, ecclésiales, culturelles. Mais je me sentais comme un mille-feuille. Toutes les couches superposées ne faisaient par une véritable unité. En prenant ma retraite, il y a deux ans, j’ai décidé de me poser, de relire ma vie et de faire une psychothérapie. Grâce à cette aide, j’ai commencé à faire des liens et donc à opérer l’unité dans ma vie. J’ai par exemple compris que, si j’étais célibataire, pendant des dizaines d’années, j’avais cherché à être aimé plus qu’à aimer. Si j’aidais, c’était secrètement pour donner une bonne image de moi, comme personne serviable. Je remplissais un vide intérieur, lié à mon histoire. Aujourd’hui, je ne veux plus de ces fusions-confusions. Je sais mettre une bonne distance, j’apprends à décevoir les attentes de l’autre auxquelles je ne peux pas toujours répondre. Je découvre aussi la joie de la solitude qui n’est pas l’esseulement. J’ai aussi compris que j’ai fait beaucoup de retraites de guérison. Mais c’était cautère sur jambe de bois. En fait, elles me servaient à refouler mes problèmes plutôt qu’à les résoudre. J’ai saisi que les psychothérapeutes sont, comme les médecins, une invention de Dieu, pour nous aider à guérir ». Voilà un sain et juste amour de soi ! Mais n’est-ce pas tout concéder au narcissisme ambiant ?

 

  1. Nous sommes aimés et nous nous aimons nous-mêmes que pour aimer l’autre, et ainsi montrer notre amour de Dieu (cf. 1 Jn 4,20). Nous entendons parfois dire : « Pendant longtemps, je me suis trop occupé des autres. J’ai enfin compris, à cinquante ans, soixante ans, que je devais être moins altruiste et plus égoïste ». Assurément, certains manques d’amour de soi sont destructeurs, pour soi et d’ailleurs aussi pour l’entourage. Mais que la vie serait triste si son unique horizon était de se préférer, de n’aimer que soi ! Si Jésus parle de l’amour de soi à propos de l’amour de l’autre, au point que nous avons tendance à oublier le premier, ce n’est pas pour les confondre, mais pour rappeler qu’il est finalisé par le second. On devrait parler de juste amour de soi. « Juste » parce qu’il est finalisé par autrui.

Comment reconnaître cette charité que Jésus nous commande ? Saint Paul nous donne deux critères : « La charité est serviable ; la charité est patiente » (1 Co 13,4). Ce sont les deux actes résumant les treize autres qui suivent. En effet, explique saint Thomas dans son commentaire : en rendant service, j’accomplis le bien ; en patientant, je supporte le mal. Soulignons seulement ce dernier point, là encore par le bref témoignage d’un homme vivant une forte relation d’amitié : « Quand je suis en colère contre l’autre, l’objet de ma colère m’obnubile. Je ne vois plus que ce que je trouve injuste. Je réduis l’autre à son acte injuste. Et si je vide mon sac, je deviens injuste à mon tour, car je me focalise sur le préjudice et prononce des mots qui enferment l’autre. J’ai compris que, pour sortir de cette colère et éviter qu’elle ne devienne une rumination intérieure qui prépare une amertume, je devais faire un coup de zoom arrière, élargir mon champ de conscience : mon ami ne se réduit pas à cet acte d’égoïsme, il a plein de qualités, il est habituellement délicat. D’ailleurs, même s’il a été injuste, il poursuivait une bonne intention ». Aimer de charité, être patient, c’est comme Dieu, entrer dans un regard d’espérance. Il est significatif que, à la parole initiale « La charité est patiente », réponde la parole finale : « La charité espère tout » (v. 7).

 

  1. Nous avons vu les trois objets et les trois actes de l’amour : se laisser aimer par Dieu, s’aimer soi-même et aimer son prochain. Mais comment vivre cette unité de l’amour ? Comment aimer Dieu en retour ? Dans sa récente exhortation apostolique inspirée sur sainte Thérèse de l’Enfant-Jésus, le pape François cite la petite Thérèse qui elle-même cite le Cantique des Cantiques :

 

« “Attirez– moi, nous courrons à l’odeur de vos parfums”. […] Seigneur, je le comprends, lorsqu’une âme s’est laissée captiver par l’odeur enivrante de vos parfums, elle ne saurait courir seule, toutes les âmes qu’elle aime sont entraînées à sa suite ; cela se fait sans contrainte, sans effort, c’est une conséquence naturelle de son attraction vers vous. De même qu’un torrent, se jetant avec impétuosité dans l’océan, entraîne après lui tout ce qu’il a rencontré sur son passage, de même, ô mon Jésus, l’âme qui se plonge dans l’océan sans rivages de votre amour, attire avec elle tous les trésors qu’elle possède [1] ».

 

Commentant, le pape parle d’une « évangélisation par attraction, et non par pression ou prosélytisme ». Il ajoute : « Ce qui est frappant, c’est que Thérèse, consciente d’être proche de la mort, ne vit pas ce mystère refermée sur elle-même, dans un sentiment de seule consolation, mais avec un esprit apostolique fervent [2] ». En aimant sincèrement Jésus et en le manifestant dans nos actes, nous attirons les autres à Lui. Nous leur offrons le plus grand des biens et donc posons le plus haut acte de charité.

Pascal Ide

[1] Sainte Thérèse de l’Enfant Jésus et de la Sainte Face, Œuvres complètes, Ms C, 34 r°, Paris, Le Cerf, 1996, p. 281.

[2] François, Exhortation apostolique C’est la confiance sur la confiance en l’amour miséricordieux de Dieu à l’occasion du 150e anniversaire de la naissance de sainte Thérèse de l’Enfant Jésus et de la Sainte Face, 15 octobre 2023, n. 10 et 11.

29.10.2023
 

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