Le thème Excelsior (jeu d’échecs), symbole de l’humilité ?

On se souvient de l’histoire. Samuel Lloyd est le plus fameux et peut-être le plus créatif des compositeurs de problèmes au jeu d’échecs. L’un de ses amis lui dit être prêt à parier qu’il trouvera toujours la pièce qui permet de résoudre le problème principal d’un problème d’échecs. Relevant le défi, Loyd décide d’en maximiser la difficulté en l’inversant : il compose un mat en cinq coups et parie à son ami qu’il sera incapable de choisir la pièce dont l’improbabilité d’être impliquée dans le mat sera la plus grande [1]. Son ami regarde le jeu et identifie immédiatement le pion b2 comme étant le moins susceptible de mate. Or, contre toute attente, c’est lui qui donne la victoire !

Mais il y a encore plus étonnant, plus réjouissant, voire esthétiquement plus époustouflant : pour arriver à accomplir ce tour de force, le pion ne se contente pas d’être l’unique acteur de la réussite (chacun des coups lui revient), mais il traverse tout l’échiquier pour se transformer en dame (ou en fou) [2]. Depuis, Excelsior désigne le thème d’un problème d’échecs dont la solution consiste dans le déplacement d’un pion de sa case initiale à une case de promotion.

Mais, si ce singulier problème d’échec est aussi fameux et aussi attirant, n’est-ce pas pour une autre raison, plus cachée et plus décisive, aussi éthique que théologique ? Ce pion ou plutôt son chemin est le symbole même de l’humilité. En effet, de toutes les pièces, il est tout à la fois la plus petite, la plus éloignée (du roi à mater) et la moins alerte (il est voué à ne franchir qu’une case à la fois, hors le premier saut, et à avancer unidirectionnellement vers la bande opposée). Bref, il est la plus impuissante, voire la plus méprisable de toutes les pièces, au point que, tout de suite, l’ami de Lloyd l’a exclue.

Toutefois, une telle conception de l’humilité ne la confond-elle pas avec la modestie, voire la négation de soi ? Ne lui substitue-t-elle pas cette caricature grimaçante qui affirme : « Je ne suis rien, je ne vaux rien » au lieu de célébrer : « Toi, Dieu, Tu es tout » ? Ne conduit-elle pas à la démission au lieu de doper la mission ?

En fait, les trois caractéristiques ci-dessus épinglées ne sont pas tant trompeuses que partielles. Car cette petitesse est tout au service d’autres traits qui sont autant d’actions. Le vaillant petit soldat va : résolument se mettre en marche dès le premier coup ; avancer graduellement vers son but ; multiplier les pas avec persévérance, sans jamais se relâcher ; se transformer dans la plus puissante des pièces ; et, par cette métamorphose, accomplir la plus haute des missions : vaincre le roi adverse.

Mais n’est-il pas alors paradoxal d’affirmer que le plus petit est le plus grand, le plus inapte devient le plus efficace ? Oui, si l’on continue à comprendre l’humilité comme la vertu qui modère notre désir d’excellence et de reconnaissance. Non, si on l’interprète, beaucoup plus radicalement et presque théologalement, comme la vertu de l’origine, la porte d’entrée dans la vie divine, donc la capacité de la plus grande réception. Or, la fécondité généreuse de la donation se mesure (librement et non pas automatiquement) à la radicalité de la réception. C’est la profondeur de la source qui détermine la hauteur de son jaillissement et la largeur de sa diffusion. N’est-ce pas au fond cette tension qu’héberge l’adjectif excelsior ? S’il évoque le français « excellent », en réalité, il s’agit du comparatif de l’adjectif latin excelsus de sorte qu’il signifie « plus haut » ou « plus élevé ». Dès lors, excelsior rime avec humilior. Il déplace ainsi la question de la statique et stérile petitesse, vers la dynamique et féconde élévation. La plus humble des créatures ne chantait-elle pas : « Il élève les humbles » ? Celle qui s’est appelée « Servante du Seigneur » n’osait-elle pas affirmer quelques jours plus tard en vérité : « Le Puissant fit pour moi des merveilles » ? Humble « servante », parce qu’elle reçoit tout et la servante, elle l’est « du Seigneur » qui, en et par elle, accomplit tout.

Pascal Ide

[1] Sam Loyd, London Era, janvier 1861.

[2] Pour le détail, cf., par exemple, l’excellent historien François Le Lionnais, Le jeu d’échecs, coll. « Que sais-je ? » n° 1592, Paris, p.u.f., 1974, p. 97 et 120-121.

31.10.2023
 

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