Les intuitions nodales générales de Beauchamp peuvent se ranger sous au moins cinq grands chefs.
1) Un « net mais pacifique antimarcionisme [1] »
On le sait, le marcionisme est cette hérésie, vigoureusement combattue notamment par saint Irénée, mais toujours renaissante, ainsi que le notait le Cardinal Ratzinger dans Ciel et terre tu les créas [2], établit une opposition fontale entre les deux Testaments, ce qui non seulement ampute l’Écriture de toute une partie et mutile son unité canonique, mais rend inintelligible la partie restante.
Or, Paul Beauchamp tient l’unité des Écritures. C’est ce qui apparaît depuis sa thèse sur le premier chapitre de la Genèse, éditée en 1969, jusqu’aux multiples cours et articles qu’il a consacrés à la littérature sapientielle ; or, l’on sait combien celle-ci est négligée par les études historico-critiques de l’époque. D’abord, il la reçoit comme vérité de foi : le canon. Ensuite, elle est abondamment illustrée par les Pères. Enfin, l’étude attentive de l’Écriture montre bien que Deus, unus auctor utriusque Testamenti. C’est ainsi que Paul Beauchamp réintègre la présence de la Sagesse.
De plus, en théologien, il essaie de penser ce fait, d’en rendre compte rationnellement. Il fait pour cela appel à différents principes. Le plus important est peut-être le grand principe de l’exégèse figurative mis en œuvre par les Pères et que l’adage augustinien a systématisé dans le fameux : novum in vetere latet, vetus in novo patet. C’est ainsi que Paul Beauchamp va montrer notamment la première partie du principe que, depuis le commencement, tout l’Ancien Testament est orienté vers un achèvement, un sens qui ne se trouve pas en lui. Mais Paul Beauchamp reprend aussi cette question à frais nouveaux avec l’aide qu’offrent aujourd’hui les sciences humaines, comme l’étude des structures. A cette fin, il convoque trois notions, dont deux sont classiques – le canon et la figure – et la troisième, originale, désormais passée dans le vocabulaire théologique de « deutérose » : il montre ainsi que ce phénomène de répétition court dans toute l’Écriture et en assure l’unité. Si le Canon nous garantit l’existence de l’unité, c’est la deutérose qui permet d’en penser la nature.
Sur la place unique du Christ, on peut lire la superbe page finale de Psaumes nuit et jour qui est un commentaire du psaume 22.
2) Une « sensibilité génuinement catholique [3] »
Cette sensibilité se caractérise par différents traits que l’on peut dessiner en positif comme en négatif : l’importance accordée à la création, la nature, les plantes, les animaux, le corps humain, les passions (comme la violence), la différence homme-femme, les relations de filiation, bref l’incarnation, versus une attention plus exclusivement tournée vers la théologie de la parole et de l’histoire du salut. Or, dès son premier ouvrage, portant sur ce le texte qui sans cesse répète : « Dieu vit que cela était bon », Beauchamp s’est passionné pour ces sujets ;: on songe aussi à ses différentes études sur la violence dans la Bible. Ce n’est pas un hasard si ceux qui se réclament ses disciples ont prolongé dans ce sens : par exemple André Wénin s’est penché sur la question du statut de l’aliment dans l’Écriture dans Pas seulement de pain…
On pourrait aussi noter un intérêt particulier pour le canon des Écritures et pour la littérature sapientielle que l’on rencontre peu chez les biblistes luthériens (hormis Gehrard von Rad que Paul Beauchamp admirait beaucoup, ou W. Zimmerli). Cet intérêt pour la forme catholique du canon l’invite à assumer non seulement les écrits de Sagesse, mais aussi les écrits plus tardifs, appelés deutérocanoniques, comme le livre de la Sagesse.
3) Une méthode originale
On l’a vu, Paul Beauchamp cherche à comprendre l’Écriture dans son unité. On a cherché à rendre compte de cette unité sous différents points de vue. Un premier est celui d’un concept théologique central auquel on pourrait reconduire toute la richesse et la complexité des autres thèmes. On a ainsi proposé l’alliance [4], la promesse [5], l’élection [6], la révélation du nom même de Dieu à Moïse, YHWH [7], etc. Une variante au sein de ce premier groupe est la suivante : la notionalité unifiante serait non pas un concept, mais un couple de concepts opposés, comme « Form-Reform » ou « Vision-Revision » [8], ou Deus absonditus atque praesens [9]. Une seconde perspective est plus historique. C’est ainsi que Gehrard von Rad tente de comprendre la riche unité des traditions bibliques à partir de la reconstruction de leur histoire [10]. D’autres biblistes envisagent l’unité de l’Écriture dans sa réalité d’unité reçue d’une Tradition, autrement dit dans son unité canonique [11].
Beauchamp n’a jamais été inféodé à une seule méthode. De fait, aussi, on ne le voyait pas chercher des chiasmes, des inclusions, etc. Même s’il s’intéressait à l’histoire du texte, à la structure, à la narrativité. En revanche, il estimait que le Canon, autrement dit l’ordre des livres, présentait une réelle intelligibilité. À celui qui sait le lire, il fait sens. D’abord, car le tout présente une signification : un livre renvoie à un autre. Par exemple, si la Tradition a tâtonné avant de proposer l’ordre des quatre évangiles, ce fait a un sens. Donc, si j’étudie la Passion, il importe de commencer par Mt et non par Mc qui, de fait, est plus proche de Q.
Paul Beauchamp envisage l’unité de l’Écriture sur un mode différent et original, plus formel : il cherche cette unité dans la relation entre l’un et l’autre Testament, autrement dit il veut articuler unité et pluralité. Se méfiant de toute interprétation simplifiante qui prétendrait stabiliser et soumettre l’intégralité du contenu de l’Écriture à un contenu unique, si globalisant soit-il, Paul Beauchamp préfère une voie plus complexe. Sa méthode est à la jonction d’une double conviction. D’une part, il est habité par la certitude que chaque page de la Bible, sans s’opposer à la précédente, la dépasse en en montrant la limite. Il a traversé les affirmations sur la multiplicité des traditions, des styles, des Sitz im Leben, et assume cette multiplicité qui est le signe de l’historicité mais aussi de la complexité de la vie. D’autre part, il se refuse à nier qu’une attention à la totalité soit possible, donc, inversement, qu’une vue unifiée soit impossible : le Canon des Écritures nous garantit que la Révélation est close, finie, achevée. Sans ignorer les autres approches, par exemple l’histoire des formes, il veut donner droit au texte lui-même, dans sa cohérence. À côté du Sitz im Leben, il laisse place à un Sitz im Wort. Donc, Paul Beauchamp va chercher à cerner l’unité de l’un et l’autre Testament dans le jeu de leur différence. [12]
4) L’exégèse figurative
Paul Beauchamp a porté une grande attention à la notion de figure [13]. Mais, dans les textes ultérieurs au premier tome de L’un et l’autre Testament, il préfère parler de « lecture christique », pour délimiter et souligner le type de lecture qu’il propose des textes de l’Ancien Testament, sans pour autant exclure d’autres types d’interprétation [14].
La notion de figure (figura en latin, typos en grec) fut développée par les Pères pour répondre à la tension constatée entre l’humilité de la lettre et le poids excessif de gloire, de Révélation qu’elle contient. Elle est empruntée à la philosophie platonicienne pour qui ce monde corruptible, matériel est la figure incomplète, multiple et changeante d’un monde incorruptible, spirituel, achevé, unifié et stable.
L’importance que Paul Beauchamp donne à la notion de figure est la conséquence de son attention aux acquis du structuralisme. Systématisant l’approche de notre auteur, Guido Benzi propose cinq critères pour identifier une figure biblique [15] :
- La centralité : une figure polarise le récit autour d’elle ; elle est un point de convergence. Dans le récit en général, cette figure fixe la mémoire et constitue un point d’attraction du récit. Ici, la figure a pour finalité de faire l’unité de l’Écriture.
- La répétition : ce qui ne se répète pas n’est pas une figure. En effet, dans le récit en général, la figure subit une éclipse, un silence entre le moment où elle est énoncée et le moment où elle s’accomplit. Et cette répétition permet, plus que la connaissance, la re-connaissance.
- La corporéité : qui dit figure, dit incarnation dans une réalité sensible. Mais, pour Benzi, cette corporéité est l’inscription dans une marche en avant, un « en plus » qui libère le désir de l’accomplissement.
- Le manque ou la différence : ce critère, le plus utilisé à l’époque patristique, vient de ce que les promesses de l’Ancien Testament sont en attente de leur accomplissement dans le Nouveau ; or, la promesse est en écart vis-à-vis de ce qui est promis et n’est pas encore présent.
- Un choix de liberté : la figure présente aussi une dimension éthique. En effet, toute figure pose une question à son lecteur ou à l’interprète : es-tu prêt à t’ouvrir à la foi.
Benzi donne, en parallèle, les cinq signes d’accomplissement de la figure dans le Nouveau Testament qu’est le mystère de Jésus-Christ :
- La concentration des figures sur l’unique événement du Christ.
- L’arrêt de la répétition : l’événement de l’Incarnation est « une fois pour toutes ».
- Le « en plus » qui échappe à la corporéité sensible et devient ainsi le signe du mouvement vers l’accomplissement et la manifestation.
- Le maintien de la différence qui devient ainsi le paradoxe du Christ ressuscité qui est à la fois en possession de son corps mais pourtant demeure invisible.
- L’attente de la manifestation plénière de l’accomplissement comme source de vigilance et de patience.
5) L’importance accordée au télos
Paul Beauchamp regarde toujours en direction des figures d’accomplissement. De là se déduit la fameuse loi de la deutérose : l’Écriture ne cesse de se relire, constamment, de sorte que l’on voit, dès l’Ancien Testament, des figures qui s’accomplissent. C’est ainsi que, au début du livre de l’Exode, on retrouve les mots du tout début du livre de la Genèse : « Croissez », « Multipliez ». Ceci est porteur d’un sens profond : en effet, la Gn est la création ; c’est donc que l’Ex est une recréation. De même, Joseph reprend en l’inversant l’exemple de Caïn dont il devient l’anti-type ou la figure contraire ; d’ailleurs, Joseph est la figure la plus proche du serviteur souffrant. Enfin, sans figure, celui-ci peut assumer ainsi toutes les figures des justes passés, d’Abel à David.
En effet, l’exégète parisien a mis en évidence l’importance d’une autre catégorie, celle de télos [16]. Le texte de la Sainte Écriture comporte un télos. En effet, le télos se distingue de l’archè comme l’origine (qui est plus que le commencement) de l’achèvement (qui est plus que le terme). Or, il existe un hiatus, une distance, et non seulement une continuité, entre archè et télos. Et l’Écriture ne cesse de marquer la différence, l’altérité entre l’origine et son achèvement. Par exemple, le Deutéronome qui pourtant achève tout le cycle de la Torah, tout le Pentateuque se termine à la mort de Moïse, juste avant l’entrée en Terre Promise. Plus généralement, on sait combien le couple promesse-accomplissement traverse toute l’Écriture ; or, par définition, la promesse n’est pas l’accomplissement (l’exemple de la Terre justement qualifiée de promise l’illustre bien) ; et celle-là est à celle-ci ce que l’archè est au télos. L’Écriture est donc tout entière scellée par cet écart, cette rupture où le lecteur est invité pour être introduit dans la tension vers le télos.
En quoi consiste le télos ? Pour l’Ancien Testament, le contenu est déterminé par les trois types de deutérose et celle-ci est tournée vers son application à la fois universelle et quotidienne. La finalité, l’achèvement de la Loi est sa praxis dans l’obéissance aimante.
Peut-être enfin le primat accordé au terme a-t-il sauvé Beauchamp d’une fascination pour les penseurs de la généalogie, de la déconstruction au nom de l’archéologie, penseurs qui, à son époque, exerçaient une véritable fascination.
Pascal Ide
[1] Roberto Vignolo, « Leggere Beauchamp. Leggere con Beauchamp », Teologia, 27 (2002) n° 1, p. 3-10, ici p. 5.
[2] C’est ainsi que l’exégète catholique J. L. McKenzie écrit dans une étude : « L’étude de l’Ancien Testament ne demande pas que Jésus Christ en émerge » (A Theology of the Old Testament; New York, Doubleday Garden City, 1974, p. 29) ; autrement dit, la question des relations entre les deux Testaments ne concerne que le Nouveau.
[3] Roberto Vignolo, « Leggere Beauchamp. Leggere con Beauchamp », p. 7.
[4] Cf. par exemple Walther Eichrodt, Theologie des Alten Testaments, Leipzig, Hinrichs, 3 vol., I. Gott und Volk, 1933 ; II. Gott und Welt, 1935 ; III. Gott und Mensch, 1939.
[5] Cf. Walter C. Kaiser Jr., Toward an Old Testament Theology, Grand Rapids, Academie Books, 1978.
[6] Cf. Horst Dietrich Preuss (éd.), Theologie des Alten Testaments, Stuttgart-Berlin-Köln, Kohlhammer, 2 vol., I. JHWH erwählendes und verplichtendes Handeln, 1991 ; II. Israels Weg mit JHWH, 1992.
[7] Cf. Walther Zimmerli, Grundriss der Alttestamentlichen Theologie, coll. « Theologische Wissenschaft » n° 3, Stuttgart, Kohlhammer, 21985. L’auteur dit en effet que le noyau de la théologie de l’Ancien Testament est le nom de Dieu, « YHWH, Dieu d’Israël, le Vivant et le Libre » (p. 9).
[8] Cf. Paul D. Hanson, The Diversity of Scripture. A Theological Interpretation, coll. « Overture to Biblical Theology » n° 11, Philadelphia, Fortress Press, 1982.
[9] Cf. Samuel Terrien, The Elusive Presence. Toward a New Biblical Theology, coll. « Religious Perspectives » n° 26, San Francisco, Harper & Row, 1978. Toward a New Biblical Theology. vol. 26,
[10] Cf. Gehrard von Rad, Theologie des Alten Testaments, München, Christian Kaiser, 2 vol. 1. Die Theologie der geschichtlichen Überlieferungen Israels, 1957 ; 2. Die Theologie der prophetischen Überlieferungen Israels, 1960.
[11] Cf. Brevard S. Childs, avant tout Biblical Theology in Crisis, Philadelphia, The Westminster Press, 1970 ; Old Testament Theology in a Canonical Context, Philadelphia, Fortress Press, 1986 ; Biblical Theology of the Old and New Testament. Theological Reflection on the Christian Bible, London, SCM Press, 1992.
[12] Pour ma part, je voudrais trouver un Sitz im Begriff…
[13] Cf. Paul Beauchamp, Le récit, la lettre et le corps. Il y reprend deux articles des Recherches de Sciences religieuses : « La figure dans l’un et l’autre Testament », 59 (1971), p. 209-224 ; « L’interprétation figurative et ses présupposés », 63 (1975), p. 299-312.
[14] Sur cette question, cf. avant tout Paul Beauchamp, « Lecture christique de l’Ancien Testament », Biblica, 81 (2000), p. 105-115. Pour une étude systématique, cf. l’introduction d’Angelo Bertuletti à l’édition italienne du second tome de L’un et l’autre Testament : « Introduzione. Un modello di teologia biblica », L’uno e l’altro Testamento. 2. Compiere le Scritture, trad. Maisa Milazzo, Milano, Glossa, 2001, p. ix-xxxiv.
[15] Cf. Guido Benzi, « L’esegesi figurale in Paul Beauchamp », Teologia, 27 (2002), p. 35-51, ici p. 48-49.
[16] Cf. Paul Beauchamp, « Proverbes et paraboles », Le temps de la lecture. Exégèse biblique et sémiotique. Recueil d’hommages pour Jean Delorme, éd. L. Panier, Paris, Le Cerf, 1993, p. 374.