Louis Bouyer, La décomposition du catholicisme Présentation et plan 2/3

[69] II) La cause

Louis Bouyer propose ici une critique du progressisme exposé dans le premier chapitre par sa conséquence, le retour de l’intégrisme. Or, celui-ci est aussi la cause, puisque le progressisme a lui-même réagi contre l’intégrisme. Nous assistons donc à une oscillation entre les deux pôles de décomposition du christianisme.

A) Existence de l’intégrisme

Le progressisme enendre comme son contraire réactif, l’intégrisme.

1) Énoncé

a) Première conséquence du progressisme : la perte de la foi
1’) Exposé

On me dira : « Vous exagérez ! » Pardon ! si je n’ai pas donné mes références, il n’est pas un fait, pas une idée (?) que j’aie cités et pour lesquelles je ne puisse les fournir. « Mais encore, cela ne représente pas toute l’Église, mais seulement une fraction ! Si bruyante qu’elle soit, elle ne peut parler que pour elle-même, et ce qu’elle fait n’engage que ceux qui le font… » J’en suis moi-même plus persuadé que personne. Dans l’Église comme dans la nation française, aujourd’hui, une presse criarde et « l’opinion » qu’elle prétend exprimer ou « former » – il suffirait que la masse puisse, un jour, dire ce qu’elle en pense pour qu’on découvrît soudain l’abîme entre ce que veut le peuple et ce qu’on lui faisait dire. Il reste dans l’Église, de France et d’ailleurs, et dans le clergé, le « bas » comme le « haut », et peut-être même plus dans le « bas » que dans le « haut », des réserves inen[70]tamées de foi solide, et tout simplement de bon sens. À supposer qu’une consultation véritable pût avoir lieu (pas de ces « enquêtes » où l’on ne pose que des questions qui reviennent à dire : « Êtes-vous de ces ‘inéduqués’ qui ne comprennent pas que ?… ») on serait surpris, comme on l’a été récemment à propos d’autre chose, par la violence de la réaction. Mais c’est très précisément ce qui m’inquiète et le motif qui m’a décidé à parler. Si pitoyables que soient tant de déformations parodiant les réformes nécessaires, leur excès est aussi leur cure.

2’) Confirmation par les Églises protestantes

Les Églises protestantes l’ont appris de longue date : les tendances négatives y trouvent leur propre extinction dans leur succès apparent. Quand des clercs ont perdu la foi (à plus forte raison les mœurs) leur influence s’éteint bientôt d’elle-même, car les laïcs qui les suivent cessent vite de fréquenter des églises qui n’ont plus rien de l’Église. Un historien américain du début de ce siècle, né dans cette Église unitarienne qui avait déjà réalisé alors toutes les « réformes » supposées si nouvelles dont on nous rebat les oreilles dans le catholicisme post-conciliaire, écrit dans son autobiographie : « Quand nous atteignîmes l’âge adulte, mes frères et sœurs et moi, nous convînmes spontanément que cela ne valait pas la peine de perdre plus longtemps une heure tous les diman[71]ches pour écouter des pasteurs qui n’avaient plus rien à nous dire… »

b) Deuxième effet : l’intégrisme
1’) Le fait

Seulement, que font alors ceux qui ne se résignent pas à perdre la foi ? Ils se tournent vers une forme quelconque d’intégrisme. Et plus excitée fut la négation, plus crispée sera la réaction.

2’) Son importance

a’) Énoncé

C’est là que me paraît être le plus grand danger. Et nous en sommes peut-être déjà tout près, quand nous n’y pensons même pas, tout absorbés encore que nous sommes pas le tumulte de « contestations » qui se consument très bien toutes seules, sans avoir besoin qu’on rallume des bûchers pour cela. Hélas ! un bon vent de folie, comme celui qui souffle en ce moment, saurait bien en ranimer les cendres, qui ne sont pas aussi froides qu’on pourrait le croire.

b’) Exposé historique comparatif

1’’) L’ingravité avant le Concile

Jusqu’au Concile, l’intégrisme n’était inquiétant ni par le nombre ni par la qualité de ses représentants. Les appuis même dont il pouvait se prévaloir en haut lieu ne devaient pas faire illusion. On l’a bien vu quand on a vu, le vent ayant paru virer, ses plus illustres garants se bousculer, à peu d’exceptions près, au premier rang des nouveaux docteurs. Mais l’explosion inattendue d’un « progressisme » chaotique lui a rendu ses chances.

2’’) La gravité depuis le Concile

a’’) Première raison : la profondeur des effets, à savoir l’absence de gouvernement

Ce qui est inquiétant, ce n’est pas que tant de gouvernails se soient révélés des girouettes, du jour au lendemain. Certes, il ne faudrait pas grand-chose [72] pour que ceux qui se sont retournés une fois si facilement se retournent de nouveau. Mais le plus sûr effet de leurs palinodies, c’est que le navire, pour l’instant, ne répond plus aux commandes. Ceux d’entre eux qui s’en avisent et qu’une sourde angoisse commence à poindre auraient bien tort de s’imaginer qu’il leur suffirait de pivoter une fois de plus pour reprendre la barre. Ils réussiraient peut-être à tout casser de ce qui tient encore. Ce n’est pas cela qui rétablirait le cap.

b’’) Deuxième raison : l’extension

L’intégrisme qui nous menace aujourd’hui n’est pas celui de chefs qui ont dévoilé leur inconsistance. C’est celui de la masse des braves gens ulcérés qui, faute de chefs dignes et capables de les conduire, pourraient se coaguler en un simple refus rageur de plus bouger. On cesserait peut-être alors de dériver, mais pour couler à pic. Cet intégrisme-là, il est à nos portes.

2) Exposé

Autrement dit, quels sont les mécanismes de renversement du progressisme en intégrisme ?

a) Première cause : confondre la foi et l’intégrisme
1’) Exposé

a’) Induction (les faits)

Comment voudrait-on qu’il en fût autrement ? Une large part de la presse dite « catholique », les guides improvisés qu’elle a salués comme autant de phares des temps nouveaux ne s’accordent-ils pas pour présenter au peuple de Dieu, comme l’expression même de l’intégrisme, la profession de foi de Paul VI – autrement dit le Credo paraphrasé dans un langage à la fois plus biblique et plus facilement compréhensible à nos contemporains ? La réaction dudit peuple pourrait-elle être [73] autre chose que de s’écrier : « Si c’est là l’intégrisme, nous en sommes tous » ?

Si les bons prêtres qui croient encore en Dieu et en Jésus-Christ, et qui n’ont pas de petite amie, sont tous des intégristes, quels bons catholiques ne voudraient pas se serrer derrière eux ? Et si tous les fidèles qui ont l’audace de vouloir que la messe demeure la prière de l’Église, et tout bonnement une prière, plutôt qu’une réunion de bourrage de crâne où on leur inculque les idées politiques, les divagations morales ou amorales, et toutes les autres billevesées qui peuvent remplir aujourd’hui les cerveaux laiteux d’une partie du clergé et de ses « militants », – si tous ces gens-là sont traités eux-mêmes d’intégristes, comment le mot ne deviendrait-il pas un terme d’honneur ?

b’) Détermination (la cause)

Rien n’est plus dangereux que de redire sur tous les tons que croire ce que l’Église a toujours cru, faire ce qu’elle a toujours fait, c’est cela l’intégrisme. Car, à force de l’entendre seriner, les gens pourraient bien en venir à le croire.

On y marche à grands pas. On peut dire que chaque progrès clamé sur les toits d’un certain « progressisme » a comme premier et plus sûr effet d’étendre en profondeur un intégrisme latent, qu’un mot de trop, une sottise qui passe les bornes suffirait à précipiter. On mesurera l’étendue des dégâts, quand une situation, encore fluide [74] aujourd’hui, demain ne le sera plus. Alors, adieu les réformes espérées ! Déjà trop tardives quand elles ne faisaient que s’esquisser, quelles possibilités en restera-t-il quand la tempête aura passé, que la poussière de démolitions qu’elle soulevait sera retombée, et qu’en fait du dégel qui s’annonçait on retrouvera simplement la banquise, plus dure et plus compacte que jamais ?

Nous avons conquis chèrement la liberté sans laquelle l’Église ne pouvait revivre. Si cette liberté, aujourd’hui, nous ne nous en servons que pour détruire, demain, quand il faudra bien enfin tâcher de reconstruire, nous l’aurons perdue. Et, cette fois, ne nous y trompons pas, ce n’est pas « la curie romaine » qui nous la retirera, ni Pierre, Paul ou Jacques, qui aujourd’hui se glorifient tous de nous l’avoir rendue, eux qui hier encore nous la refusaient tout autant qu’elle, ce sera le peuple chrétien en colère, voyant le peu que nous étions capables d’en faire, qui la vomira en nous vomissant.

2’) Première objection

a’) Exposé

« Allons donc ! » vont nous dire cette fois, recouvrant toute leur assurance, les docteurs-tant-mieux : « Une telle réaction ne nous menace pas ; elle est devenue impossible ; d’ailleurs, elle serait la ruine définitive de l’Église ! Une nouvelle Contre-Réforme, une nouvelle encyclique Pascendi, n’auraient d’autre effet que de la réduire, peut-être pour toujours, à un petit groupe de fanatiques [75] dérivant toujours plus loin d’un monde qu’ils devraient perdre tout espoir, s’ils en conservaient encore le désir, de jamais rejoindre ! »

b’) Réponse

Comme vous dites ! Mais faites bien attention que je ne parle pas ici tant de nouveaux coups de barre, non qu’ils ne demeurent possibles, quand bien ce ne seraient plus que des coups de gaffe dans l’eau, mais d’un de ces soubresauts des masses, qui sont les plus dangereuses des réactions parce que les plus incoercibles. Et si celle-ci peut vous paraître encore improbable, c’est décidément, non seulement que vous avez les yeux bouchés, mais que vous n’avez plus d’yeux !
L’intégrisme n’avait pas attendu le Concile pour avoir sa presse et ses publications. À combien d’exemplaires tiraient-elles ? Qui les lisait ? Aujourd’hui, quel tirage atteignent Les Nouveaux Prêtres et leur misérable séquelle ? Une presse d’une bêtise à couper au couteau, d’une aigreur repoussante, a beau suer la débilité mentale, étaler à tous les regards des difformités plus encore pathologiques que morales, elle est arrivée malgré tous ces handicaps à se faire lire largement. Elle n’est peut-être déjà plus loin de rejoindre la diffusion de la presse de l’autre bord, elle-même en baisse rapide ces derniers temps, malgré tous ses procédés accrocheurs.

3’) Deuxième objection

L’on objecte implicitement que la réaction intégriste ne touche que la masse et pas l’élite, donc qu’elle n’influence pas la pensée et la pratique en profondeur.

Et le pire, c’est qu’il n’y a pas là qu’un phéno[76]mène de masse !

a’) Première réponse : touche l’élite intellectuelle

1’’) Premier exemple

Je viens de faire une allusion à Michel de Saint-Pierre. Je suis bien loin de le confondre avec les microcéphales qui ont été trop heureux de mettre la main sur lui. Qu’un homme de sa sorte, venu d’un milieu, certes, des plus traditionnels, mais qui avait montré qu’il y était de ceux qui se rendaient compte des adaptations inévitables et les acceptaient de bon cœur, se soit finalement laissé embarquer sur cette galère, est déjà suffisamment significatif.

2’’) Second exemple

Si cet exemple n’est pas jugé par tous convaincant, que dira-t-on d’une lettre à l’épiscopat français qu’un universitaire de mes amis a récemment convaincu à grand peine ses signataires de mettre au panier ? Elle rejetait en bloc toutes les traductions liturgiques en usage officiel actuellement, et demandait le retour pur et simple à la situation anté-conciliaire. Ces gens-là étaient-ils des « inéduqués » ? On trouvait parmi eux des universitaires catholiques les plus justement réputés de l’heure actuelle, et certains suffisamment connus pour être des « hommes de gauche » comme on dit.

b’) Seconde réponse : touche l’élite spirituelle

Mais l’élite catholique n’est pas toute une élite intellectuelle. Un bon test des réactions des meilleurs catholiques, intellectuels ou pas, et des plus jeunes, est la situation actuelle des ordres religieux quant à leur recrutement. On peut distinguer en gros trois cas : ceux où l’on a cru opportun de [77] pratiquer l’aggiornamento le plus radical, en courant au-devant et, si possible, au-delà de toutes les nouveautés ; ceux où l’on s’est efforcé de promouvoir des réformes réalistes, solidement appuyées sur la tradition, et appliquées avec le moins de heurts possibles ; ceux enfin où l’on s’est claquemuré dans une attitude renfrognée, méprisante, face à toutes les réformes. Si surprenant que cela soit au premier abord, les premiers, non seulement sont ravagés par les défroquages en série, mais ne recrutent pratiquement plus personne. Les seconds parviennent à maintenir leurs noviciats tant bien que mal, mais plutôt mal que bien. Seuls les troisièmes ont un afflux de vocations. L’un de ceux-ci, spécialement connu pour son conservatisme exacerbé, ne sait plus que faire des novices. On m’avait dit qu’il n’y avait là que de jeunes excités, d’anciens O.A.S., etc. J’y suis allé voir moi-même (en me gardant soigneusement de révéler mon identité). J’ai pu constater qu’il s’agissait, dans l’ensemble, tout au contraire, de jeunes gens parfaitement sains et normaux… Mais, évidemment, quand on pense fixer sa vie dans une institution, on comprend que les jeunes les plus généreux y désirent quelque assurance de stabilité, et que les plus intelligents n’aient pas les moyens de distinguer, en fait de solidité doctrinale, les roseaux peints en fer d’un bon acier trempé, ferme et souple !

b) La cause profonde

Le second mécanisme est la raison profonde des relations entre progressisme et intégrisme.

1’) Énoncé

[78] Mais c’est bien ici qu’est l’erreur fatale ! Ennemis, notre « progressisme » et notre « intégrisme » ? Tout au plus frères ennemis. Mais, bien plutôt, tout simplement ce que les géomètres appellent des énantiomorphes : comme une figure et son image renversée dans la glace, où tout est à l’envers, mais où, substantiellement, à part cela, tout est pareil. Que les lecteurs d’Alice dans le miroir se rappellent Tweedledum et Tweedledee : ce sont nos deux bonshommes !

2’) Exposé

a’) Relation dynamique : la génération mutuelle

Il est une évidence première, et c’est qu’ils vivent et se développent l’un par l’autre. Le manichéisme puéril que j’ai décrit, et qui apparut si nettement dès les premiers rapports de presse sur le Concile, trouve ici son explication. Chaque manifestation de progressisme délirant donne un coup de pompe à l’intégrisme. Chaque clameur intégriste suscite un « Nous vous le disions bien ! » jubilant des progressistes. Leur idéal commun serait de persuader tout le monde qu’eux seuls existent, qu’eux seuls sont possibles. Et le tragique est qu’ils y arrivent petit à petit. Ce n’est pas la marée du progressisme destructeur qui est le plus préoccupante. C’est la polarisation croissante qu’elle provoque sur ces deux axes symétriques, qui ne vont l’un et l’autre que du néant au néant. Ainsi on perd de vue de plus en plus les vrais problèmes, et les [79] possibilités de les résoudre s’estompent de jour en jour.

b’) Relation statique

1’’) Premier degré : la proximité

Encore ne faudrait-il pas croire que le progressisme et l’intégrisme passent tout leur temps à se combattre. Ils ne cessent, en fait, de se rejoindre et de confondre leurs poussées, qui ne divergent qu’en apparence, pour tout stopper, en attendant de tout faire craquer. J’ai parlé déjà des rencontres de votes singulièrement révélatrices, déjà dans le Concile, davantage en Synode, plus encore aux commissions épiscopales post-conciliaires. Les nouvelles prières eucharistiques, les nouvelles préfaces qui les accompagnent, et bien d’autres réformes liturgiques essentielles qui n’ont pas encore pu voir le jour, étaient prêtes il y a plus d’un an. Publiées alors, elles eussent pu remédier à un chaos qui s’annonçait mais que, maintenant, elles risquent fort de ne même pas affecter. Pourquoi ce retard ? Des manoeuvres tortueuses de la curie, vous diront les informateurs professionnels ! En fait, la raison principale en est qu’à chaque vote, une majorité constructive s’est avérée introuvable, ceux qui voulaient que tout change volant régulièrement au secours de ceux qui ne voulaient rien changer. Et ce que je dis de la liturgie vaut pour tout le reste.

2’’) Radicalisation : l’assimilation

a’’) Exemple

Encore n’est-ce pas assez dire. Les mêmes se révèlent trop souvent capables de sauter d’un bord à l’autre, dès qu’il s’agit simplement de bloquer [80] la machine. J’ai vu un prélat voter non à main levée à la question : « Tel texte doit-il être modifié ? » Le résultat du vote ayant paru incertain, le cardinal-président décide de voter une seconde fois, en inversant la question : « Le texte en question doit-il être maintenu tel quel ? » Mon vis-àvis, sans hésiter, vote « non » derechef !

b’’) Image

Nous en sommes au dernier chapitre, dirait-on, de L’Île à hélices de Jules Verne. Les babordais et les tribordais sont d’accord dans le désaccord pour faire tourner les hélices, les uns dans un sens, les autres dans l’autre sens. Du coup, l’île n’avance plus et ne fait que tourner sur elle-même comme un toton au gré des courants, avant d’éclater et de se désagréger.

3’) Objection et réponse

Les intégristes, et plus encore ces bons chrétiens qui sont tentés, aujourd’hui, de rejoindre leurs rangs, nous diront, il est vrai : « Mais la seule possibilité de réagir efficacement contre la marée d’incrédulité qui menace aujourd’hui de nous engloutir n’est-elle pas une orthodoxie renforcée ? » A cela il faut répondre d’abord que l’orthodoxie ne connaît pas de degrés. Croire en l’existence de deux dieux n’est pas deux fois plus orthodoxe que de croire en l’existence d’un seul. C’est une hérésie non moins grave que de croire qu’il n’y en a aucun.

B) Nature de l’intégrisme

L’intégrisme est un extrinsécisme.

1) Première cause : Lamennais ou l’école traditionnaliste

a) Énoncé

Mais cette réponse ne suffit pas. L’intégrisme est un phénomène relativement nouveau dans l’his[81]toire de l’Église et il faut, pour en surmonter la tentation, analyser son développement historique. Sa collusion avec le progressisme désaxé qui en est contemporain s’éclaire alors. Il devient manifeste qu’il n’est pas juste une forme banale d’orthodoxie étroite et intolérante, comme on en a vu à d’autres époques. Il ne suffit pas de dire qu’il est incapable de résister efficacement au progressisme qui s’oppose à lui. Il en porte en lui les germes et c’est lui qui l’engendre, tout comme, inversement, celui-ci le régénère, dans un cercle auquel il n’y a plus moyen d’échapper lorsqu’on s’y est laissé une fois enclore. Tous deux peuvent en effet se réclamer du même père : Lamennais, et plus généralement l’école dite « traditionaliste », mais qui, en fait, a vicié irrémédiablement l’idée même de tradition dont elle se réclamait. C’est ce qu’il convient d’examiner de près, car là et non ailleurs gît la source du mal, ou des maux principaux dont nous souffrons à l’heure actuelle.

b) L’évolution de Lamennais
1’) Première phase : traditionaliste

a’) Exposé

1’’) Principe de tradition

On sait que, dans une première phase, Lamennais, aux applaudissements de Joseph de Maistre et de Louis de Bonald, a voulu réagir contre ce qu’il appelait « l’indifférence » moderne. Il entendait par là un état d’esprit engendré par le rationalisme et l’individualisme qui lui paraissaient (et leur paraissaient) avoir produit tous les excès de la Révolution française, et plus particulièrement [82] sa tentative d’éviction du christianisme hors de la société. À cette « indifférence » à laquelle aboutit, croyait-il, l’individu qui ne voit plus d’autre source de la vérité que dans l’exercice de sa raison séparée, il opposait la « tradition ». Mais comment, à la suite de ces deux prédécesseurs, et plus spécialement Bonald, l’entendait-il ? Pour eux, la vérité, toute vérité, ne pouvait être connue que par une révélation extérieure à la conscience individuelle. De cette révélation primitive, comme des révélations historiques de l’Ancien et du Nouveau Testaments, où ils ne voyaient d’ailleurs guère qu’une réduplication de la révélation primitive obscurcie par le processus de l’histoire humaine, le dépositaire était la société. Mais encore faut-il préciser : la société, non telle que l’homme usant de sa raison peut la refaire ou simplement l’élaborer, mais la société essentiellement patriarcale, que les traditionalistes supposaient être elle-même une création primitive, tout comme la révélation. D’où, non seulement ce qu’on a appelé « l’alliance du trône et de l’autel », mais le germe au moins d’une confusion radicale entre les deux.

2’’) Conséquence : principe d’autorité

Plus profondément, l’horreur que ces penseurs avaient conçue pour ce qu’ils considéraient comme les fruits inévitables d’un rationalisme individualiste les persuadait que la vérité se transmet, dans la société telle qu’ils l’envisageaient, comme un [83] pur objet qu’on se passe de mains en mains. L’instant même où cette vérité, toute vérité, quelle qu’elle fût, devenait l’objet d’un effort de critique rationnelle, ou tout simplement d’assimilation personnelle, et elle entrait dans un processus irréversible de désintégration. L’autorité, l’autorité de type patriarcal, dans leur système, devenait donc non seulement la pièce essentielle, mais le seul élément moteur. En face d’elle, il n’était d’autre attitude possible, pour conserver la vérité, comme la société avec laquelle elle était supposée faire corps, qu’une pure et absolue passivité.

Un tel système se prêtait évidemment à merveille à soutenir la Restauration des « ultra ». Mais il était encore plus, s’il est possible, un défi à l’esprit chrétien qu’à l’esprit humain tout simplement.

b’) Évaluation critique

1’’) Exposé

À la même époque, un Möhler essayait, de son côté, de redécouvrir la tradition authentique. Mais les admirables analyses de son grand livre L’Unité dans l’Église, appuyé sur l’Écriture et les Pères, en traçaient une image toute différente. Il y montrait comment la tradition proprement chrétienne, loin de se transmettre ainsi en demeurant extérieure à ses transmetteurs, parce qu’elle est la tradition d’une vérité de vie, ne pouvait être transmise que dans la vie elle-même, et la vie la plus personnelle, encore que vécue nécessairement en communion. [84] L’autorité n’y perdait aucunement son rôle, mais au lieu d’y être naturellement répressive ou oppressive pour la conscience individuelle, elle en devenait l’éducatrice par excellence. Gardienne, et plus que gardienne, stimulatrice de la communion des personnes, elle devait être pour autant, si elle demeurait fidèle à son rôle, le guide naturel d’un exercice de la raison qui ne fût jamais divorcé de l’expérience humaine à la fois la plus intime et la plus ouverte… Rien de tout cela, hélas ! ne paraît jamais avoir effleuré l’esprit de Lamennais et de ses séides, pas plus que de ses précurseurs.

2’’) Confirmation par l’évolution du traditionalisme

L’irréalisme de leurs positions était tel, cependant, que même des gouvernements aussi chimériques que ceux de Charles X ne pourraient jamais arriver à les suivre jusqu’au bout. D’où le conflit inévitable qui amènerait Lamennais au plus extraordinaire des retournements : de l’absolutisme royaliste et ultramontain le plus exaspéré à un « populisme » et un christianisme antiecclésiastique non moins absolus. Car même un pape aussi réactionnaire que Grégoire XVI, et Dieu sait s’il l’était, ne pouvait pas plus canoniser un tel doctrinarisme que des hommes politiques comme Villèle ou Polignac n’étaient susceptibles de l’appliquer.

Il est bien révélateur de noter l’occasion du premier clivage entre l’« ultra-royalisme » de Lamennais et la royauté de la Restauration. Ce fut [85] la loi la plus invraisemblable que celle-ci ait jamais sanctionnée : la loi sur le sacrilège, qui le punissait, dans les cas les plus graves, de la peine des parricides (l’exécution capitale du condamné, la tête recouverte d’un voile noir et le poing droit tranché avant la décapitation). Lamennais et ses sectateurs en furent consternés, non parce qu’elle leur paraissait une démesure, mais parce qu’ils la jugeaient trop bénigne ! Ce qui excitait au plus haut point son indignation, cependant, c’était qu’elle s’appliquerait, en principe, aussi bien aux profanateurs éventuels d’un temple ou d’une synagogue qu’à ceux d’une église. Ce qu’il eût voulu, c’était une loi plus inexorable encore, mais qui concernât seulement la défense de l’Église catholique, et que toute protection, voire même autorisation de l’Etat, fût refusée en même temps aux autres cultes !

Une autre cause de conflit avec le gouvernement de Charles X se trouvait dans la situation de l’Université. Tout en y maintenant les facultés de théologie, les aumôniers dans les lycées, le gouvernement de la Restauration se refusait à y pratiquer une épuration qui en eût évacué tous les esprits plus ou moins imbus des idées héritées de la Révolution. Là encore, le reproche des Mennaisiens et leur déception provenait de leur philosophie du « tout ou rien » qu’aucun gouvernement doué [86] d’une once de réalisme n’aurait pu songer sérieusement à mettre en application.

2’) Deuxième phase : renversement libéral

C’est dans ces conditions que Lamennais allait avoir ses premiers contacts avec les catholiques libéraux de Belgique. On ne pouvait guère imaginer des esprits plus différents du sien. Leur position s’inspirait d’un simple pragmatisme : leur accord avec les libéraux non chrétiens, dans un effort commun qui allait aboutir à l’indépendance de la Belgique, était en train de rendre à l’Église des possibilités de libre développement dont la suite n’allait pas tarder à montrer qu’elles étaient autrement réalistes que les chimères de l’« ultraroyalisme ». Au moment où celui-ci vacillait, pour des raisons tout opposées, dans l’esprit de son principal coryphée, ce rapprochement, après quelques tergiversations, devait aboutir à déterminer une conversion apparente, qui ne serait en fait, il faut le répéter, qu’un retournement. L’idée germerait soudain dans l’esprit de Lamennais, préparée par tout ce qu’il avait absorbé de Jean-Jacques Rousseau au cours de son éducation d’autodidacte, que le régime patriarcal de l’ancienne société avait décidément fait son temps. Les rois n’étaient plus capables d’exprimer la conscience des peuples. C’était au peuple lui-même, atteignant l’âge adulte, d’exprimer directement ce « sens commun » de l’humanité de toujours dont ses chefs traditionnels [87] paraissaient avoir renoncé à être les oracles. D’où la soudaine et tout inattendue exaltation, d’abord seulement au plan politique, de la « liberté » substituée à l’autorité jugée décidément défaillante.

Mais de quelle liberté s’agirait-il ? Non pas de la liberté rationnelle, confondue toujours avec le rationalisme et l’individualisme, mais de la liberté instinctive, jaillie de la conscience des masses. Ainsi l’instinct populaire serait-il substitué en un tour de main à l’infaillibilité antérieurement attribuée aux princes, mais dont leur peu de disposition à suivre les interprètes de la « tradition » supposée les avait dépouillés. « Vox populi, vox Dei », jamais la formule n’a été appliquée plus littéralement que dans cette seconde phase de la philosophie de Lamennais. La tradition catholique n’ayant jamais été conçue par lui autrement que comme une simple reviviscence de la « tradition primitive » et du « sens commun » son héritier, il lui paraîtrait naturel et inévitable que le sentiment populaire, libéré du poids d’une structure morte, revînt de lui-même à un accord spontané avec le christianisme catholique. Ainsi serait scellé l’accord de la « liberté » avec l’Église ! Le malheur était que ce renversement des alliances ne serait pas facile à faire admettre à l’autorité pontificale ! Déjà profondément défiante à l’égard de présupposés qui, tout en l’exaltant au-delà de toute mesure, la [88] liaient à une conception aussi peu traditionnelle que possible de la tradition, on ne pourrait lui reprocher de se prêter de mauvaise grâce à ce demi-tour à gauche qu’on lui dictait soudain au nom d’une équivoque « liberté », jaillie comme un diable hors de sa boîte, là précisément où l’on pouvait le moins s’y attendre.

Il est trop vrai que le conservatisme politique, particulièrement aveugle, de Grégoire XVI et de son entourage, tout comme la réaction d’un épiscopat resté foncièrement gallican, et qui n’avait pas digéré de se voir dicter sa conduite au nom d’un ultramontanisme extravagant, n’arrangeraient en rien les choses. Le malaise des uns, brusquement accru par une volte-face aisément explicable mais tout de même stupéfiante, la trop belle occasion de revanche âprement saisie par les autres se conjugueraient sans peine pour amener la ruine quasi instantanée du système et de son promoteur. Mais, si même aucun de ces facteurs n’avait joué, il ne faut pas se dissimuler que le « traditionalisme », et la forme particulièrement outrancière qu’il avait trouvée dans le mennaisianisme, première ou seconde manière, ne pouvait être qu’expulsé tôt ou tard de l’Église catholique, comme un corps étranger. Résorber la tradition catholique dans la « tradition primitive », et spécialement conçue et décrite comme elle l’était dans les derniers volu[89]mes de L’Essai sur l’Indifférence, que ce fût pour en placer l’organe dans la hiérarchie héréditaire d’une société patriarcale, ou dans une hypothétique conscience des masses libérée de celle-ci, c’était travestir de fond en comble la foi chrétienne traditionnelle.

3’) Troisième phase : le messianisme humanitaire

La meilleure preuve en est dans le messianisme humanitaire auquel celle-ci en viendrait si vite à se réduire, à partir des Paroles d’un croyant, dans la troisième et dernière phase de la pensée de Lamennais. Un christianisme de l’avenir, sans autre dogme défini que l’infaillibilité maintenant attribuée à la conscience des masses, y a pris la place de l’Évangile.
Une particularité, à première vue paradoxale, de cette dernière phase du mennaisianisme mérite encore qu’on s’y arrête. Et c’est l’exaltation qui s’y fait jour du nationalisme, d’abord du nationalisme polonais, puis de tous les nationalismes. On aurait pu s’attendre au contraire, avec l’effondrement du culte voué précédemment aux structures traditionnelles, et la montée en flèche d’un populisme non moins idolâtre, à l’apparition d’un internationalisme. Mais c’est qu’ici intervient un transfert de l’idée messianique. C’est bien la « liberté » de tous les peuples, de la masse humaine tout entière, qui reste l’objectif ultime. Mais cette « liberté » doit se trouver de nouveaux pilotes, les anciens ayant fait défaut. À la place des « oints du Sei[90]gneur » on aura donc les « peuples élus ». La seule chose qui ne paraisse pas avoir été dans les prévisions, c’est que ces consciences nationales chauffées à blanc, loin d’aboutir spontanément à une harmonie fraternelle entrent en rivalité, et précipitent de ce chef les peuples « libérés » dans des carnages sans merci auxquels les pires tyrans du passé n’eussent pas rêvé de les conduire… Mais ceci est une autre histoire !

c) Causes du succès de Lamennais

Quand on examine froidement le système de Lamennais, à travers ses avatars successifs, on a peine à concevoir qu’un tel tissu de flagrantes absurdités, retournables à volonté, ait jamais pu être pris au sérieux, non seulement par une grande partie du clergé et des fidèles, mais d’abord par son créateur lui-même.

1’) Au dehors : l’inculture théologique

Pour le comprendre, il faut s’aviser de l’effondrement quasi total de la culture théologique que la Révolution avait provoqué, en France au moins, en fermant les séminaires et les facultés de théologie, et en anéantissant les grands ordres religieux. Lamennais lui-même, malgré son génie indéniable, était à cet égard un complet autodidacte, et la plupart de ses lecteurs en étaient là. Ce n’est guère que dans le dernier quart du siècle que la situation commencerait à se modifier. (La crise moderniste, hélas ! avec ce qu’il faut bien appeler sa répression sauvage, reviendra presque aussitôt tout stopper !)

2’) Au-dedans : ses idées vraies et bonnes

[91] Mais il faut aussi observer quelles intuitions, non seulement chaleureuses, mais souvent lumineuses, dans les écrits de Lamennais, entourent un noyau central qui n’est malheureusement qu’une coque vide.

a’) La dignité des pauvres

1’’) Exposé

La plus profonde est ce sens, si vraiment évangélique, de la misère et de la dignité des pauvres, des humbles, qu’il a su exprimer dans des termes d’une puissance et d’une pure beauté dignes des grands prophètes et qui n’ont pas d’équivalent à son époque. Il ne faut pas croire, d’ailleurs, que ce sentiment n’apparaisse qu’avec sa période libertaire. Il s’exprime déjà, dans toute sa force, à travers son absolutisme monarchique et ultramontain. Et ce serait une erreur de penser que Lamennais fût isolé à cet égard dans son groupe. Les historiens démocratiques modernes dissimulent généralement le fait qu’à l’époque de la Restauration le seul organe qui défendît le suffrage universel n’était pas une feuille républicaine, pas plus qu’aucune de celles des royalistes libéraux, mais bien le Drapeau blanc, le journal des « ultras » ! Il est bien vrai qu’il le faisait, persuadé, sans doute à juste titre, que la masse du peuple restait profondément attachée au roi et aux institutions traditionnelles, et que ceux-ci eussent eu tout avantage à s’appuyer sur elle, plutôt que sur une noblesse qui n’avait pas encore compris ce qui lui était arrivé, ou une bourgeoisie enrichie et [92] hissée au pouvoir par la Révolution et l’Empire. Encore faut-il aussitôt ajouter que c’est dans le même parti « ultra » que se recrutèrent, bien avant qu’on parlât de « socialisme », les premiers défenseurs d’une législation du travail et d’institutions sociales, qui non seulement soutinssent la paysannerie mais arrachassent le prolétariat urbain à la condition d’esclave où la technocratie commençante était en train de le plonger. Ces théoriciens du pouvoir absolu des rois, il faut le reconnaître, voyaient en eux les défenseurs-nés du peuple et ne craignaient pas d’en tirer les conséquences, lesquelles n’étaient pas une des moindres raisons de la haine que leur vouait le libéralisme bourgeois, républicain aussi bien que conservateur.

2’’) Corruption

Le malheur sera que ces idées généreuses, et, pour une fois, bien plus réalistes qu’elles ne pouvaient le paraître, seront irrémédiablement compromises, par Lamennais et les siens, soit avec un paternalisme archaïque, soit avec un collectivisme de masses également ennemis de la vraie liberté ou de l’autorité véritable qu’ils défendraient tour à tour, mais, hélas ! jamais ensemble.

b’) Le besoin de la culture

Le christianisme a besoin de la culture.

1’’) Chez les clercs

Une autre intuition mennaisienne est celle de la naturelle implication des développements religieux authentiques et des développements culturels. Si ses réalisations ne dépassèrent jamais l’amateurisme, il avait pleinement compris et il sut dire, [93] souvent avec bonheur, que le christianisme ne pouvait vivre à l’écart de la culture, et non seulement d’une survivance des cultures où il était né et s’était lui-même développé, mais tout au contraire en s’efforçant d’inspirer et de féconder à son tour leur propre développement, bien loin d’y rester à la traîne. Il formulerait des programmes qui, aujourd’hui encore, paraissent d’une lucidité étonnante, où les renouvellements philosophiques et scientifiques qui s’imposent, non pas simplement à l’apologétique mais à la théologie, sont esquissés avec vigueur, et en particulier où l’importance à accorder aux nouvelles méthodes historiques et philologiques semble non moins prophétique que ses meilleures idées sociales. Malheureusement, ce ne sont là que des programmes, et, s’ils avaient eu à la Chesnaye le moindre commencement de réalisation, il va sans dire que le système de M. Féli s’y serait fracassé plus sûrement même que sur le roc de Pierre !

2’’) Chez les laïcs

De même, et sur le clergé séculier, le renouveau de sa formation et de son genre de vie, et plus encore sur le rôle des laïcs, en particulier d’une élite intellectuelle, et pas seulement intellectuelle, en coopération avec les clercs, on comprend que ses vues aient pu paraître exaltantes à la jeunesse de son temps, car on a là-dessus tout juste marqué [94] le pas depuis, si même on est réellement parvenu où lui-même s’était avancé.

c’) Le style

Le malheur est que tout cela, qui restait d’ailleurs à l’état d’esquisses, avec le prestige d’un style qui est le plus sobre et le plus ferme de son époque, sans rien des boursouflures de Chateaubriand, mais d’une musique peut-être plus prenante encore, et le romantisme d’une personnalité qui évoque l’Empédocle de Holderlin, n’était qu’au service ou qu’à la remorque d’une pensée incroyablement falote, mais que son simplisme lui-même prédisposait à imprégner durablement des esprits sans plus de racines que le sien. Le système mennaisien, encore qu’il ne cessât de se transformer, était mort bien avant la triste fin de son auteur. L’influence mennaisienne a laissé jusqu’ici une marque ineffaçable sur le catholicisme français, et, grâce au rayonnement mondial de celui-ci, sur une part considérable du catholicisme moderne. Les ornières dans lesquelles s’est enfoncée de plus en plus la pensée de Lamennais, et dont elle n’est jamais sortie, même si elle a pu les suivre tantôt dans un sens tantôt dans l’autre, restent celles où le catholicisme, aussi bien post-conciliaire que préconciliaire, continue à se mouvoir. Suivant une imperturbable cadence pendulaire nous oscillons obstinément entre le progressisme et l’intégrisme, persuadés que rien n’existe en dehors de cette alter[95]native, qui n’en est pas une. De notre progressisme et de notre intégrisme, en effet, tout comme du pseudo-traditionalisme et du pseudo-libéralisme mennaisiens dont ils procèdent directement, les pièces maîtresses sont les mêmes, l’agencement est le même ; la seule différence est que la même machine fonctionne à volonté tantôt dans un sens tantôt dans l’autre. Mais son plan de rotation est aussi invariable que celui du meilleur gyroscope, et c’est un plan qui ne rejoint nulle part la réalité, ni humaine ni chrétienne.

2) Deuxième cause : la contre-Réforme

a) Énoncé

En disant cela, je ne prétends pas que Lamennais, ou plus généralement l’école traditionaliste, soit la seule source, ni même la source première de nos maux. Le corps d’idées factices des traditionalistes, et spécialement des mennaisiens, qu’ils se soient bloqués sur la première phase de leur maître ou l’aient suivi au moins jusqu’à la seconde, n’a fait que précipiter une cristallisation. Les vues qu’ils ont définies et propagées étaient latentes dans le catholicisme au moins depuis la Contre-Réforme. Et d’abord le rôle démesuré donné à l’autorité, mais plus encore la fausse notion qu’ils s’en faisaient, et qui n’y voyait plus qu’une négation de la liberté, elle-même identifiée à ses formes négatives (la liberté contre, éclipsant la liberté pour).

b) Exposé
1’) Avant la Contre-Réforme : l’union entre autorité-vérité

L’ancienne théologie, celle des Pères, celle encore des plus grands scolastiques reconnaissait dans [96] l’Église un double « ministère », profondément un d’ailleurs : celui d’enseigner la vérité divine et celui d’en proposer le mystère vivifiant dans la célébration sacramentelle. L’autorité, conçue comme essentiellement pastorale, n’apparaissait pas comme proprement distincte de la fonction d’enseignement. Ceci tenait non seulement au fait qu’on n’oubliait pas alors que la vérité évangélique est vérité de vie, mais à la conception même qu’on se faisait de la loi. Saint Thomas l’a exprimée avec une telle maîtrise que l’exposé qu’il en a donné reste une des pièces les plus durables de son système. D’après lui, en effet, en tout domaine, surnaturel aussi bien que naturel, il n’est de loi digne de ce nom qui soit autre chose qu’une application concrète aux circonstances de cette loi éternelle qui est incluse dans la nature de Dieu et de ses œuvres. Faire des lois justes, par suite, et veiller à leur application n’est donc qu’une conséquence de la capacité d’enseigner la vérité. Si, comme les anciens philosophes le pensaient déjà, les seuls « politiques » dignes de l’être ne peuvent être que des sages, à fortiori, dans l’Église, la fonction de régir le peuple de Dieu n’est donc qu’un appendice de la fonction de l’instruire des choses divines.

2’) Fin du Moyen Âge : la rupture de l’autorité et de la vérité

Elle provient de la théorie de la puissance absolue, c’est-à-dire déliée de la vérité.

a’) Le point de départ : le primat du pouvoir

Mais, dès le Moyen Âge, se fait jour la tendance à changer tout cela. On commencera par vouloir trouver dans l’Église les trois fonctions royale, [97] doctorale, sacerdotale attribuées au Christ, et déjà des esquisses apparaîtront d’une tentation de résorber dans la fonction royale les fonctions doctorale et sacerdotale. Le scotisme, et les nominalistes après lui, dans leur conception de Dieu lui-même introduiront cette notion fatale de la potentia absoluta, par laquelle Dieu pourrait faire, si seulement il le voulait, que le mal devînt le bien, et le bien le mal. Dans la réaction contre l’anarchie ecclésiastique de la Réforme, une nouvelle ecclésiologie, qui, jusque-là se cherchait encore, apparaîtra soudain comme la seule ecclésiologie possible. Cette ecclésiologie qui est l’élément peut-être le plus typique du catholicisme post-tridentin ne sera pratiquement plus qu’une ecclésiologie de « pouvoir ». On a souvent cité, ces derniers temps, pour la réprouver, la célèbre formule de Bellarmin : « L’Église catholique est visible comme est visible la république de Venise. » Mais, chose singulière, ce dont on semble s’être le plus scandalisé, dans cette parole, c’est de son affirmation de la visibilité de l’Église. Ce qu’elle a de scandaleux, cependant, ce n’est pas d’affirmer que l’Église, son unité en particulier, soit visible, si même tout n’en est pas visible, mais bien de concevoir cette visibilité comme celle d’un pouvoir politique, et qui plus est d’une première espèce de dictature policière.

b’) Application : la primauté de l’autorité sur la vérité

À partir du moment où on s’est engagé dans [98] cette voie, on peut bien proclamer que l’autorité est la gardienne de la tradition, et même le croire et le vouloir sincèrement, et pour cela l’exalter – en fait on l’a substituée à elle. Une autorité, en effet, qui n’a plus d’autre norme qu’elle-même, puisqu’on en a fait un absolu, tendra invinciblement à dire : Stat pro ratione voluntas. De servante de la vérité, elle sera devenue ou sera sur le chemin de devenir sa maîtresse. À l’interprète fidèle, l’oracle qui prononce et tranche selon son bon plaisir est en passe de se substituer.

3’) Situation actuelle : oscillation intégrisme-progressisme à la lumière de la relation vérité-autorité

Louis Bouyer va reprendre les deux pôles, vérité et autorité, dont la dialectique doctrinale (et pratique) est, selon lui, l’explication la plus profonde de la dialectique ecclésiale entre intégrisme et progressisme. Et il va montrer combien chacun se retourne dans son contraire et donc s’auto-détruit.

a’) La vérité

1’’) Exposé général du mouvement de balancier

a’’) L’intégrisme

À cette conception tout irrationnelle et despotique de l’autorité, ce n’est pas la tradition des traditionalistes et moins encore le « sens commun » de Lamennais qui pourrait apporter quelque contrepoids. Leur tradition, nous l’avons vu, comme cette forme d’autorité, de par sa nature absolue, avec laquelle ils continuaient de la bloquer, ne transmet qu’une « vérité » inassimilable. Elle n’est reconnue comme vérité, en effet, que pour autant qu’elle s’impose du dehors, en s’opposant à la raison individuelle. L’assimiler, de la part de celle-ci, reviendrait à la dissoudre. Et le « sens commun » mennaisien, lors même qu’il aura rejeté le support de l’autorité, en restera là. S’il ne se réduit plus à transmettre une hypothétique « révélation primitive », immuable, indéveloppable, son développement, maintenant adoré à l’instar des oracles [99] déchus, n’est que celui d’un instinct des masses, et celui-ci, comme ces oracles avant lui, n’a toujours d’autre règle qu’une « liberté » essentiellement irrationnelle. L’esprit personnel est sommé de s’y rallier sans discuter, comme il était auparavant prosterné sous le Jaggernaut de l’autorité déifiée. On nous parlera bien de l’irrésistible progrès humain auquel il faut concourir. Mais quel autre progrès authentiquement humain pourrait-il y avoir que le progrès de la conscience, c’est-à-dire un progrès où la personne est foncièrement engagée, même s’il est vrai qu’elle ne peut s’y épanouir que dans une communion universelle ? Une telle communion, d’autre part, peut-elle être jamais autre chose qu’un rêve irréalisable si la conscience divine, dans sa révélation, ne s’ouvre elle-même à nos consciences? Et comment celles-ci, en retour, la rejoindront-elle, sinon à travers l’unique communion véritable dont cette révélation devient la source, c’est-à-dire l’authentique tradition chrétienne ?

b’’) Le retournement dans le progressisme

Au lieu de cela, qu’on cède sans résistance à tous les mouvements de masse ou qu’on démissionne devant une autorité simplement autocratique, le réflexe reste fondamentalement le même et les résultats se rejoignent. Ce n’est pas seulement l’étiolement et le dépérissement de toute vie personnelle, et aussi bien collective (car que [100] peut être une collectivité qui n’est qu’une somme de zéros ?). C’est ou la dessication ou l’évaporation de la tradition chrétienne.

La « libération » apportée par ces ouvertures au monde qui ne sont que prostrations devant les flux ou reflux de la psychologie des foules est tout illusoire. Quand « le monde », « le peuple », « les masses » deviennent des idoles, la démocratie n’est plus que démagogie. Et toute démagogie n’est jamais autre chose qu’une tyrannie collective, avant même qu’elle secrète, par une réaction aussi peu évitable qu’effective, les tyrans proprement dits. Mais ces tyrans, à leur tour, ne peuvent que réexciter l’anarchie, et nous sommes au rouet.

c’’) L’erreur commune

Comme l’intégrisme, c’est-à-dire l’absolutisation de l’autorité, ou la pétrification de la tradition, engendre le progressisme, celui-ci, qui rejette la tradition et l’autorité parce qu’il les identifie à l’image que l’intégrisme lui en a imposé, est un pur extrinsécisme. Sa « vérité » est reçue du dehors et demeure tout extérieure à qui l’accepte, ou plutôt s’y soumet passivement. Mais si l’on s’effraie de voir toute vérité stable se dissoudre dans le déferlement accéléré de sa vérité essentiellement fuyante, qu’on s’épuise en vain à poursuivre comme un insaisissable Protée, c’est bien en vain qu’on refluerait sur l’intégrisme et son apparente fermeté. L’arbitraire de son autorité absolue n’a pas plus [101] de stabilité véritable que l’effervescence où s’épuise le progressisme. Et la fixité de sa pseudo-tradition n’est que la rigidité du cadavre qu’il a fait de la tradition vivante.

À dire vrai, dans un catholicisme intégriste ou intégrisant, la vérité, qu’on voit s’en aller à vau l’eau comme un arbre mort dans le progressisme, avait déjà perdu ses racines et la sève n’y coulait plus. Ce n’était plus qu’un fantôme de vérité, qu’on avait beau avoir cru enchaîner ; ce ne sont pas tous ces carcans accumulés à son entour qui pouvaient l’empêcher de se dissoudre. Quand la tradition n’est plus que la transmission de formules ou de comportements supposés dictés, à l’origine ou à quelque moment que ce soit, par une autorité tout extérieure à la conscience, et que celle-ci n’a qu’à recevoir sans pouvoir les faire siens, à moins de les adultérer, la tradition n’est de fait déjà plus qu’une routine sclérosée. Quand vient le moment où on la rejette, on ne rejette en fait que ce qu’on avait depuis longtemps cessé de posséder réellement.

2’’) Preuve à partir d’exemples d’extrinsécisme

a’’) Premier exemple

Je me rappelle à cet égard une réflexion inconsciemment révélatrice que me faisait, il y a quelques années, un prêtre auquel je parlais de tous les éléments de la tradition la plus vraiment catholique que tant d’anglicans ont récupérés, et auxquels ils paraissent bien plus profondément atta[102]chés que bien des catholiques. « Mais, me répondit-il, cela n’a pas de valeur, car ils ne le font pas pour obéir à l’autorité légitime. » Autrement dit, ce qui lui paraissait (et à combien d’autres !) le propre du catholicisme, ce n’est pas la vérité, attestée et maintenue par l’autorité, mais l’autorité, censée être la source même d’une « vérité » qui n’a pas de valeur en soi mais seulement par le dictamen qui la consacre. Avec une mentalité de ce genre, on en viendra par exemple à pratiquer la communion fréquente, uniquement parce qu’un pape l’a prescrite, mais eût-il prescrit de se mettre un anneau dans le nez, on le ferait exactement dans le même esprit, sans plus se préoccuper dans un cas que dans l’autre de comprendre le sens du précepte, sans du tout y adhérer intérieurement, et donc sans se soucier d’y correspondre.

b’’) Deuxième exemple

Dans le même ordre d’idée je citerai encore cette autre phrase d’un autre prêtre, découvrant avec stupéfaction qu’un laïc pieux de nos amis récitait le bréviaire : « Pourquoi fait-il cela ? Comment a-t-il pu se mettre dans la tête qu’il devait le faire ? » Qu’il pût le faire par simple dévotion, l’idée ne l’effleurait pas, et, la lui eût-on suggérée, je ne suis pas sûr qu’elle ne l’eût pas choqué. Il va de soi que ce prêtre, très correct d’ailleurs, pour son propre compte (et, encore une fois ils étaient légion à agir, ou plutôt réagir, comme lui) lisait le bréviaire très régulièrement, [103] mais juste comme un pensum (le mot n’était-il pas employé par les canonistes eux-mêmes à ce propos : pensum divini officii ?) prescrit par l’autorité, sans même songer qu’il eût pu, et bien moins encore qu’il eût dû, y chercher quelque édification. En mettant les choses au mieux, il se disait qu’il le récitait « par députation », comme « la prière officielle de l’Église ». Mais c’était à l’Église d’en faire sa prière, si elle y tenait (que, de l’Église, il en fût, apparemment il n’y pensait guère) ; lui, il n’avait qu’à lui prêter passivement ses lèvres.

c’’) Extension à tout le catholicisme

On n’en finirait pas d’accumuler les exemples de ce genre. De la sorte, la liturgie n’était plus qu’une affaire de rubriques, le droit canon une chicane de prescriptions incongrues, entre lesquelles on vous demandait seulement de vous mouvoir en évitant de renverser les quilles, la morale une interminable liste de « cas » triés et classés, en fonction du point de moindre résistance de la loi, le dogme lui-même un puzzle dont Denzinger-Bannwart vous livrait les morceaux en vrac : à vous de les agencer comme vous pourriez ; on exigeait que vous n’en laissiez tomber aucun, mais peu importait que l’ensemble présentât un sens ou pas. Rien, à dire vrai, dans tout cela ne paraissait plus avoir de sens. N’en était-on pas arrivé à définir (sérieusement !) les mystères comme des choses qu’il faut [104] croire sans chercher à les comprendre ? En toute chose, il n’y avait qu’à faire ce qu’on vous disait, qu’à répéter les formules correctes, qu’à reproduire les comportements estampillés. Comme l’autorité, ou la tradition (cette tradition dont elle pouvait dire maintenant : « lo sono la tradizione ! »), était la source de tout, le tout était de lui obéir, et il semblait que l’obéissance idéale fût la plus parfaitement inintelligente et la plus totalement inintéressée. Comme me le disait un de mes vieux confrères peu après mon entrée à l’Oratoire : « On voit bien que vous n’avez pas toujours été catholique : vous vous intéressez beaucoup trop à des choses comme l’Écriture sainte ou la liturgie ; les vrais catholiques n’y attachent pas cette importance. » Comme il avait raison ! L’Écriture sainte, bien sûr, depuis les protestants, et plus encore les modernistes, sentait le fagot. On ne pouvait en dire autant de la liturgie, mais la liturgie tout comme l’Écriture, si on lui prêtait une attention qui ne fût pas exclusivement rubricale, trahissait trop clairement une conception, ou plutôt une réalisation, de la religion chrétienne qui n’avait rien de commun avec le « vrai catholicisme ». Entendez par là, naturellement, celui des gens qui étaient catholiques simplement parce que leurs parents l’avaient été avant eux et pour qui tout le problème était de le garder intact, et pour ce [105] faire d’y toucher aussi peu que possible, mais pas d’en vivre, tout au plus d’y vivre.

b’) L’autorité : l’obéissance passive

À cette vérité toute extérieure qu’est l’autorité correspond une obéissance toute passive, c’est-à-dire un dressage psychologique. Bouyer le montre dans le double domaine, pratique, illustré par la dévotion, et doctrinal, illustré par la dépersonnalisation.

1’’) La dévotion

a’’) Preuve

Car les « vrais catholiques » pouvaient être des gens pieux, et même fervents. Leur dressage à l’obéissance passive, à l’acceptation également passive de tout ce qui était étiqueté « traditionnel » se combinait assez facilement avec une sorte de stoïcisme moral, étroit peut-être, mais respectable, sinon admirable. Chez les âmes de tournure plus mystique il était égayé par les dévotions (pas la mais les dévotions). C’étaient comme les primes du système, qui en rachetaient quelque peu la sécheresse et le vide en les garnissant de religiosité sentimentale. Il y avait le Sacré-Cœur, N.-D. de Lourdes (ou de Fatima), le bon saint Joseph, le petit Jésus, la petite sœur Thérèse, ou, tout simplement, pour les âmes plus prosaïques, saint Antoine de Padoue ou bien sainte Rita. Les âmes en deuil pouvaient leur préférer les âmes du purgatoire. Les divers scapulaires étaient particulièrement pratiques, car ils vous garantissaient de tout et contre tout, sans que vous en contractiez d’obligations onéreuses, pas même celle d’y penser : il suffisait de les porter.

b’’) Confirmation : la suspicion vis-à-vis de la dévotion nouvelle d’incorporation au Christ

Une dévotion nouvelle, la mystique d’incorporation au Christ, propagée par des bénédictins comme Dom Marmion ou Dom Vonier, n’était pas positivement déconseillée. Le paulinisme de [106] l’un comme de l’autre les eût douteusement recommandés, mais les tartines de saint Thomas que Dom Thibaut avait beurrées largement sur le premier, le thomisme plus foncier du second les blindaient contre les attaques de front. Les bons juges cependant, comme ce bon Père qui recensait l’un et l’autre dans Les Études à la veille de la guerre, y signalaient tout de même une menace de quiétisme que les dévotions plus traditionnelles (sic) ne présentaient pas. Tolérables chez des bénédictins ou des fidèles du genre artiste, ou intellectuel converti, hantant leurs églises, on devait veiller à ce que de telles spiritualités un peu fantaisistes ne se répandent pas parmi la masse des fidèles. Chez un séminariste, ce pouvait être une affectation blâmable à décourager positivement, comme de s’acheter une chasuble « gothique » pour le jour de sa première messe.

2’’) La doctrine : abstraite et impersonnelle

La doctrine n’est pas seulement une illustration de ce processus de dévitalisation intégriste, mais le fondement le plus profond, ainsi que l’affirme un développement aussi bref que percutant au terme du paragraphe : le fondement trinitaire. À un Dieu devenu impersonnel répond une spiritualité elle-même impersonnelle.

a’’) Induction. Différentes illustrations

Si l’Écriture et la liturgie, la première surtout, mais la seconde également, ne pouvaient nourrir une spiritualité sûre mais devaient être limitées strictement à un rôle simplement décoratif, la première de l’éloquence sacrée, la seconde du culte extérieur de l’Église, c’est qu’elles s’écartaient de la pure abstraction qui fait la saine doctrine, et du dressage psychologique qui est le tout d’une piété solide. L’une comme l’autre se prêtaient à être saupoudrées d’émotion par les dévotions qui avaient [107] fait leur preuve, pour que leur ingestion en fût facilitée. Mais on subodorait à juste titre dans les textes bibliques et liturgiques un vitalisme, jugé immanentiste, comme chez Newman et Blondel, qu’il était difficile de condamner, mais qu’il eût été plus qu’imprudent de laisser infecter le catholicisme des « vrais catholiques » : c’en eût été fini de sa rigidité, qui, croyait-on, faisait toute sa force. Si la spiritualité d’incorporation au Christ devait être fermement tenue en lisière, et concédée tout au plus à des cercles ésotériques archaïsants, la dévotion au Saint-Esprit était qualifiée de pur non-sens par les théologiens patentés. Un maître incontestable du thomisme le plus sûr, puisque c’était celui de l’université grégorienne, même si ce n’était pas tout à fait celui de saint Thomas, accumulait article sur article, livre sur livre pour démontrer que le Saint-Esprit n’avait rien à faire avec la présence de la grâce en nous. Son nom n’était rapproché de celle-ci dans l’Écriture ou chez les Pères que par une appropriation, où il ne fallait voir rien d’autre qu’une sorte de fiction poétique, privée de tout contenu réel par la doctrine sacro-sainte de la communauté indifférenciée de toutes les actions ad extra aux trois personnes de la Trinité. Encore n’était-ce pas assez dire : en bonne doctrine, c’est à l’essence divine, et non aux personnes, que la grâce se réfère quant à sa causation efficiente.

b’’) Détermination

Ici, nous [108] touchons du doigt le fond de tout : si ce catholicisme-là, le seul « vrai », rappelons-le, n’avait en fin de compte rien à faire en nous avec une « religion personnelle » (en dépit de la timide mais courageuse défense de cette expression par un autre jésuite de marque), c’est qu’en Dieu même il ignorait aussi bien la vie des personnes. Saint Thomas ne l’a-t-il pas dit ? Nous ne sommes pas les fils du Père à proprement parler, mais de la Trinité dans son indifférenciation à l’égard des personnes, c’est-à-dire de l’essence divine.

c’’) Conséquence : le desséchement

Il est vrai que la doctrine étant réduite à ce genre d’abstractions, ses formules n’étaient plus guère nourrissantes. L’acceptation des seules formules de ce genre, déclarées seules sanctionnées ou sanctionables par l’autorité, en faisait en revanche un shibboleth idéal. Moins on voyait ce que tout cela pouvait vouloir dire et plus facile y serait la souscription imposée sans discussion, ni réflexion, possible.

c’) La conception du salut

Le salut joint les deux pôles de la vérité et de l’autorité. Bouyer en analysera donc les interprétations intégriste et progressiste, observant le renversement de la première dans la seconde.

1’’) La sotériologie intégriste

a’’) Chez les fidèles

Mais pouvait-on maintenir que l’assentiment à des formulations de cette espèce fût « nécessaire au salut » ? On avait grand soin de le maintenir dans les mots, mais on se prêtait, mieux encore, ou allait au-devant d’une complète évacuation du sens naturel de ces mots. Grâce à cela, on pourrait raffiner toujours plus sur le byzantinisme d’une super-orthodoxie. Dès lors qu’elle ne s’imposait [109] comme effectivement « nécessaire au salut » qu’à ceux qui pouvaient la connaître, la comprendre, ou du moins comprendre qu’ils devaient y adhérer sans chercher à rien y comprendre, il n’y avait plus à se faire de scrupules ni à se gêner pour en raréfier encore la quintessence.

b’’) Le salut des infidèles

1’’’) Énoncé

En effet, parallèlement à cet avènement d’une super-orthodoxie dont l’extrinsécisme croissant paraissait être, à ses propres yeux, la garantie de sa pureté, nous voyons apparaître et grandir à vue d’œil une curieuse « théologie du salut des infidèles ». Il est bien caractéristique que les mêmes penseurs aient produit simultanément l’une et l’autre. Le nom du cardinal Billot peut leur servir à toutes deux de patronage, et c’est tout dire.

2’’’) Exposé

Qu’est donc cette théologie, et surtout qu’est-ce que ce « salut des infidèles » ? Au bon vieux temps, on avait toujours cru que les infidèles, normalement, devaient venir au salut par la prédication de l’Évangile. Même les théologiens les plus rigoristes, comme un saint Augustin après l’affaire pélagienne, admettaient d’ailleurs que si les infidèles n’avaient pu entendre cette prédication, ou ne l’avaient entendue que dans des conditions telles qu’ils ne pussent la comprendre, Dieu pouvait de son côté, dans sa miséricorde et sa puissance infinies, user d’autres moyens, connus de lui seul, pour toucher leur cœur et les convertir. Plus précisément, [110] s’il se trouvait des « païens », ou même des athées, dont les vertus fussent authentiques : qui fussent des chercheurs de la vérité, à plus forte raison des chercheurs de Dieu, il y avait tout lieu de penser que tel avait été le cas et qu’ils pouvaient donc parfaitement être sauvés… tout comme, inversement, bien des chrétiens apparents, infidèles intérieurement à leur profession de foi extérieure, ne le seraient pas. « Il y en a beaucoup qui semblent être en dehors [de la Cité de Dieu] et que nous y trouverons finalement, comme il y en a beaucoup qui semblent y être déjà et qui, en fin de compte, manifesteront qu’ils ne lui appartenaient pas » : c’est la sentence d’Augustin sur ce point, qui n’était certes pas enclin à trop d’optimisme à cet égard.

2’’) Le renversement dans la sotériologie progressiste

a’’) Exposé

Mais nos nouvelles « théologies du salut des infidèles » se distinguent dès le départ de ces vues traditionnelles, tout en s’abritant derrière elles, par un renversement total du point de vue. On veut maintenant tirer de la révélation chrétienne elle-même une théologie du salut qui l’étende à tous les hommes, sans qu’ils aient plus besoin d’avoir foi en cette révélation, ni donc évidemment de la connaître. Les innombrables systèmes élaborés dans ce but depuis le début de ce siècle n’ont pas à être exposés ici. Disons seulement qu’ils se distinguent tous par le même byzantinisme, les mêmes manipulations arbitraires de toutes les notions tra[111]ditionnelles, et finalement le même verbalisme qui caractérisait le seul type de théologie jugé pleinement orthodoxe à cette époque. Le sens ésotérique qu’on y arrive à donner à des expressions aussi transparentes que « désir du baptême » ou « appartenance à l’Église catholique » est tellement éloigné du sens naturel des mots que seuls des gens longuement ployés à ce dernier genre de gymnastique intellectuelle pouvaient s’en accommoder. À tout autre, la lecture de ces spéculations fait un effet irrésistible de non-sens confinant à la pure bouffonnerie. Mais quand on s’est habitué à appeler le noir blanc et le blanc noir, tout cela paraît parfaitement naturel, et on s’étonne que les autres s’étonnent !

b’’) Conséquence : la multiplication des systèmes

On comprend fort bien, d’autre part, que le type de théologie que nous avons décrit en soit venu à faire pulluler ces systèmes. Sa conception de base d’un surnaturel totalement inconscient, plaqué du dehors sur la réalité humaine, en arrivait à rendre les énoncés de la foi d’une gratuité si arbitraire, si vide de toute vitalité, qu’en faire une condition du salut aboutissait immanquablement à faire apparaître le Dieu Sauveur comme une divinité de cauchemar : il fallait donc à tout prix trouver une porte de sortie. Seulement, dès que cette porte fut ouverte, il devint inévitable qu’un système qui [112] n’était que du vent s’y engouffrât et qu’il n’en restât bientôt plus rien.

c’’) Évaluation

L’erreur fondamentale de ces théories du salut est qu’elles n’ont rien à faire avec le salut, au seul sens chrétien du mot. Elles supposent, au point de départ, un homme non chrétien déjà sauvé, et le considèrent comme l’homme normal. Mais s’il l’était, il n’y aurait jamais eu besoin du christianisme. « Je ne suis pas venu appeler les justes, mais les pécheurs », dit le Christ. Toutes ces théories ne sont, au contraire, que des théologies du salut des justes, qui, précisément, s’ils sont déjà des justes, de quelque manière qu’ils le soient devenus, et qui reste le secret de Dieu si ce n’est pas la prédication de l’Évangile qui les a rendus tels, n’ont plus besoin d’être sauvés, puisqu’ils le sont déjà.

c’) Les conséquences de cette sotériologie intégriste. D’abord vis-à-vis du surnaturel, sur la foi elle-même

Avec lucidité, profondeur et radicalité, Louis Bouyer déroule toutes les conséquences de l’extrinsécisme intégriste et y lit la raison profonde de la perte de la foi.

a’’) Chez le non-croyant, le rejet de la foi

1’’’) Énoncé

L’effet en retour, sur la théologie qui a engendré ces monstres, est nécessairement annihilateur. Ce qui est plus grave, et nous le découvrons aujourd’hui, bien qu’on eût pu aisément le prévoir depuis longtemps, c’est que la théologie en question s’étant fait admettre comme la seule « vraie théologie », ou la seule théologie « vraiment catholique », on en vient à croire que le christianisme réellement traditionnel doit être liquidé avec elle.

2’’’) Exposé

En effet, si la foi, le baptême, l’Église ne sont « nécessaires au salut » qu’en ce sens qu’ils sont [113] nécessaires pour ceux-là seuls qui connaissent et acceptent la superstructure de dogmatisme factice qu’on y a accolé, il va de soi, ou il paraît aller de soi, que cette nécessité n’en est pas une car elle est évidemment tout artificielle. Si la foi explicite, si la pratique sacramentelle effective, si l’appartenance, visible, consciente et voulue comme telle à l’Église catholique, ne nous apportent rien pour être sauvés que nous n’ayons déjà sans elles, comment l’Église et tout ce qui y est lié, surtout dès lors que l’attention se concentre exclusivement sur ce qu’on y a lié et qui est si éloigné de lui être essentiel qu’il n’en est qu’une déformation caricaturale – comment tout cela pourrait-il sembler autre chose qu’un énorme poids mort ? Alors, ceux qui ne le supportent pas, soit qu’ils l’aient rejeté en partie, comme les protestants, soit totalement comme les athées modernes, soit, mieux encore, qu’ils n’en aient jamais entendu parler, comme tous les païens, semblent évidemment dans une bien meilleure condition que les catholiques.

b’’) Chez le croyant

1’’’) Ad extra : disparition de l’esprit missionnaire

Comment ceux-ci pourraient-ils encore envisager de propager leur foi ? A quoi servirait de parcourir le monde entier pour faire un seul prosélyte, s’il est vrai qu’on n’en ferait, dans ces conditions, qu’un esclave de plus de tant de casse-tête, d’interdits, de rubriques, de subtilités casuistiques, de chinoiseries canoniques, et finalement d’une « tradition » [114] mort-née et d’une autorité simplement paralysante ?

2’’’) Ad intra : disparition de l’identité catholique

a’’’) Exposé

Mais, dans ces conditions aussi, pourquoi donc restera-t-on catholique ? A ce catholicisme foncièrement extrinsèque à la vie de la personne, et où ne sont mises en relief que toutes les accrétions historiques qui y sont devenues oppressives, on ne peut justifier son appartenance que par des motifs également extrinsèques. Ce n’est donc pas un hasard si la théologie de nos « vrais catholiques » s’est développée dans une si étroite alliance avec le nationalisme d’Action française qu’elle en parut longtemps inséparable. Et, ajouterons-nous, ce n’est pas un hasard non plus si, quand un pape comme Pie XI eut compris que le moment était venu de dissiper cette équivoque mortelle et de trancher les liens, après une courte embardée dans une « primauté du spirituel » (qui, d’après leurs propres principes, ne pouvait plus être en fait qu’une primauté de l’abstrait et de l’irréel), le marxisme leur est apparu à point nommé comme l’espoir d’une incarnation de remplacement.

b’’’) Confirmation historique

C’est l’équivalent exact de ce qui s’était déjà passé avec Lamennais. On réduit le catholicisme à une idéologie toute conçue pour justifier ou bien une tradition réduite elle-même à un conservatoire de formules mortes ou bien (ou ensemble) une autorité déifiée, et cette idéologie sollicitera de [115] celle-ci en retour sa propre canonisation. Ayant perdu la corporéité, vraiment humaine et vraiment surnaturelle, de l’authentique tradition de vie de l’Église catholique, ce catholicisme-là ne peut humainement subsister qu’en parasite ou bien d’institutions temporelles du passé ou bien de mouvements de masses qui semblent gros de l’avenir. N’étant plus autre chose qu’un squelette de concepts frigides, il ne peut vivre que replié comme son incube sur une vieille société humaine au nationalisme conservateur de laquelle il offrira une douteuse promesse d’immortalité. Ou bien, quand celleci se sera révélée vaine, enivré de sa soudaine liberté sans emploi, il se précipitera pour reprendre chair dans les bras d’un messianisme terrestre. Celui-ci n’aura que faire du non moins douteux « supplément d’âme » qu’il lui propose. Il ne se fera pas faute d’écarter du pied ce succube dérisoire, après avoir tiré sans scrupule tous les avantages possibles d’un flirt éphémère dont il est le premier à se gausser. Mais, à défaut du cadavre des sociétés mortes qu’il a bien fallu abandonner, de gré ou de force, le marxisme aura leurré quelque temps d’un vain espoir de réincarnation dans « les masses » ce fantôme de l’empire romain pleurant sur son sépulcre. Le catholicisme dont nous parlons, en effet, a-t-il jamais été autre chose ? Le mot de l’historien Gibbon auquel nous venons de faire allusion peut être [116] injuste, non seulement à l’égard de l’Église catholique, mais aussi bien à l’égard de la papauté, qu’il visait de plein fouet. On doit reconnaître, au contraire, qu’il frappe tout droit le catholicisme qui s’est identifié avec un pouvoir absolu, seule source de toute vérité, censé préserver intacte la Cité de Dieu traditionnelle, mais qui, en fait, tendait à substituer à sa place quelque tout humaine Babel et qui, quand l’une vient à lui manquer, ne peut que voler au-devant de celle qui commence à se dresser à sa place.

d’) Les conséquences de cette sotériologie intégriste. Ensuite vis-à-vis du naturel, sur la politique

La conséquence en est ici le politique d’abord, la primauté du politique sur le spirituel.

o’’) En général

Même quand ils n’en arrivent pas à ces extrêmes, il est trop caractéristique des catholiques dont je parle, soit intégristes, soit retournés comme un gant sur leur doublure progressiste, qu’ils ne peuvent envisager un catholicisme qui ne soit politique, et, que ce soit à droite, à gauche ou au centre, « politique d’abord ».

a’’) La forme intégriste

1’’’) Exposé

Je suis le premier à croire que le christianisme catholique, comme le P. Walgrave vient de le démontrer si sereinement dans son livre Cosmos, personne et société, est naturellement inspirateur d’une politique au grand sens aristotélicien du mot. C’est-à-dire qu’il est le plus pur et le plus puissant moteur d’une construction, toujours à refaire, de sociétés humaines, pleinement enracinées dans la terre et naturellement ouvertes sur le ciel (non le ciel des idées fixes, ni celui des étoiles filantes, mais celui du Dieu chrétien). Mais, [117] d’abord, il ne peut être identifié à cette construction elle-même. Elle n’en est jamais qu’un retentissement terrestre, si nécessaire, si inévitable soit-il. À plus forte raison ne peut-il se lover dans ce que nous appelons aujourd’hui « la politique » et qui n’est que le régime des partis ou la dictature d’un seul d’entre eux. Au contraire, ce caput mortuum d’abstractions exsangues qu’est le catholicisme dont je parle, Bernard l’Ermite qui ne s’incrusta dans le corps de l’Église qu’après l’avoir vidé de sa substance, se cherche perpétuellement des incarnations de surcroît dans les partis politiques, où il espère, toujours en vain, trouver le lest d’humanité réelle qui lui fait défaut. À de certains moments, il essaiera de se pourvoir lui-même d’un parti de ce genre qui lui appartienne en propre. Mais il ne réussit alors qu’à créer un fantôme de parti et ne respire, à condition de n’en point sortir, que dans les eaux croupissantes des marécages d’immobilisme que sont tous les « centres » politiques modernes. S’il cherche à se galvaniser par la violence, ressource habituelle des surhommes de désir, qui ne sont que des impuissants de fait, il va d’instinct aux totalitarismes de droite ou de gauche. Ils lui sont, en effet, nativement apparentés. Le comtisme maurassien, comme le marxisme léniniste, avec ses rejetons staliniens ou néo-staliniens, ne sont eux-mêmes que des sécularisations du messia[118]nisme terrestre du Grand Inquisiteur. Comte ne l’a-t-il pas avoué ingénument dans sa lettre incroyable, mais parfaitement logique, au général des Jésuites (celui de la Civiltâ cattolica ancienne formule, c’est-à-dire du catholicisme à la Metternich) ?

2’’’) Première conséquence : le communautarisme

Lénine, de son côté, a dit là-dessus des choses que je préfère ne pas répéter : ce livre me fera bien assez d’ennemis sans cela ! Et si même il ne s’absorbe pas tout entier dans de telles politiques, le catholicisme que je vise ne se sent, ne s’éprouve que politiquement, comme une caste, une race ou une classe. On a pu dire du judaïsme que son évolution spirituelle l’avait amené peu à peu du clan ethnique à la communauté religieuse. Ce catholicisme-là, au contraire, ne peut que régresser de l’Église au clan. L’idéal ecclésiastique augustinien et grégorien : « in necessariis unitas, in dubiis libertas, in omnibus caritas » ne lui inspire qu’un effroi invincible. Il sent trop bien qu’il s’y volatiliserait. Ce qu’il lui faut, c’est l’uniformité, imposée du dehors et d’en haut. Et cette uniformité ne sera jamais que celle d’un groupe particulier, d’une école particulière, d’une étroite communauté se resserrant sur elle-même et n’aspirant à être catholique, c’est-à-dire universelle, qu’en supprimant de fait, ou, à tout le moins, qu’en ignorant tout ce qui n’est pas elle. À ce catholicisme de nom, la seule vraie catholicité, qui est [119] l’unité vivante de la communion dans l’amour surnaturel, fera toujours l’effet d’être un idéal protestant. Ne se voulant que comme anti-protestantisme, ou anti-modernisme, ou anti-progressisme, il ne sera jamais, en fait, comme Möhler l’avait bien vu avant Khomiakov, que l’individualisme d’un clan ou, à la limite, d’un seul homme (totémisé plus encore que divinisé) s’opposant à l’individualisme de tous. Il ne pourra admettre qu’une langue sacrée, qu’une tradition liturgique (fixée à jamais par autorité), qu’une théologie (non pas thomiste, en dépit de ses prétentions, mais tout au plus « jean-de-saint-thomiste »), qu’un droit canon (intégralement codifié), etc. Les richesses, si concordantes, mais si multiples, si ouvertes, de la pensée des Pères, lui seront toujours suspectes. La plénitude des Écritures saintes, si profondément une, mais large et profonde, précisément, comme l’univers, le suffoquerait ; il en interdira l’accès à tous et s’abstiendra soigneusement d’y pêcher autre chose que quelques probatur ex Scriptura isolés de leur contexte, ou quelques guirlandes rhétoriques, comme celles que les derniers païens continuaient d’emprunter à une mythologie à laquelle ils avaient depuis longtemps cessé de croire.

3’’’) Deuxième conséquence : l’autre comme menace

Toute arrivée de nouveaux venus dans cette maison close apparaîtra comme une menace pour sa claustration. Les convertis ne s’y feront admettre, [120] et encore ! qu’en renchérissant sur les étroitesses de ceux qui se considèrent comme les seuls légitimes possesseurs et occupants. Et ils auront beau jurer que le monde d’où ils viennent ne compte pas, n’existe pas, le seul fait qu’ils en viennent les rendra pour jamais « peu sûrs ». On pourra les utiliser, prudemment, pour la polémique ad extra, ou, de préférence, se borner à les exhiber ad intra, comme des trophées de chasse réconfortants pour ceux qui concevraient quelque doute sur les « victoires » invisibles dont on leur rebat les oreilles, mais on aura soin de ne le faire qu’après les avoir éviscérés et empaillés. Même après tout cela, on ne leur fera jamais confiance. Ils resteront des intrus dans un club rigoureusement ségrégationiste. Ils auront beau se prêter à toutes les circoncisions qu’on voudra : nés ailleurs que dans le sérail, même une complète castration n’arriverait pas à rassurer sur leur compte au point de leur en ouvrir les détours.

b’’) Le renversement de l’intégrisme en progressisme

1’’’) Énoncé

Vienne le moment, toutefois, et il ne pouvait ne point arriver, où le manque d’air sera si étouffant qu’il faudra bien se résigner à enfoncer la porte à défaut de fenêtres. Qu’arrivera-t-il ? La maison, qui paraissait de fer, fondée sur le roc, révélera brusquement de quelle cassante argile et sur quels sables mouvants elle s’était bâtie.

2’’’) Exposé

a’’) Signe

Puisque le monde, on le savait de reste, est déjà [121] sauvé sans l’Évangile, c’est l’Évangile qu’on lâchera pour revenir au monde. En fait, il y avait beau temps qu’on n’en retenait plus qu’une ombre. On n’aura aucune peine à jurer au monde qu’on ne désire aucunement, dût-on encore, par une vieille habitude, parler de « mission », le conquérir à l’Église, mais seulement l’aider à prendre conscience des valeurs surnaturelles qu’il possède déjà. Dût le monde s’esclaffer à cette offre saugrenue, on ne fait somme toute que lui annoncer maintenant, comme le seul message que l’Église ait encore pour lui, la consolation creuse par laquelle on se justifiait du peu d’inclination qu’on ressentait à l’évangéliser, après avoir rendu toute évangélisation impossible en desséchant l’Évangile pour son propre usage. À quelle descente en cascade n’avonsnous pas assisté, depuis une trentaine d’années, dans les thèmes de l’évangélisation ! L’Action catholique des années 30 voulait précisément « la conquête ». Celle d’après-guerre s’était déjà repliée sur « le témoignage ». Avec les prêtres-ouvriers, on n’a plus voulu que « la présence ». Cette présence, de nos jours, est si désireuse de se faire oublier, de s’immerger dans tous les flux ou reflux du monde, qu’on ne voit plus ce qui la distingue encore de l’absence.

Étrangement, Louis Bouyer ignore la dernière étape : la pastorale dite de l’enfouissement.

b’’’) Cause

C’est que le particularisme de fait du catholicisme intégriste ou intégrisant avait déjà complète[122]ment perdu de vue la transcendance de l’Évangile, en en refusant l’immanence. Ne se concevant plus lui-même que comme une secte, qui ne pouvait se croire la vraie qu’en niant et oubliant toutes les autres, il avait déjà perdu pour lui-même le sens des dons qu’il avait reçus en charge pour le monde. Ce n’étaient plus, pour lui le premier, des grâces, mais de simples possessions : redisons le mot, des emblèmes tribaux, qu’il gardait jalousement, mais comme sa chose, qu’il répugnait à partager pour autant. Il pouvait mépriser ceux qui ne détenaient pas ces fétiches, ou les excuser, suivant les tempéraments. Il ne tenait pas le moins du monde à ce que d’autres y aient les mêmes droits, le même accès. Encore une fois d’ailleurs, lui-même n’y accédait point : ce qui lui paraissait sacré lui paraissait équivalemment intouchable.

c’’’) Conséquences

D’un côté, le vide de (ce que l’on prend pour) l’Évangile

La seule mission qu’il pût encore envisager n’était, bien typiquement, conçue qu’en termes de « conquête », et non de partage. Mais il suffisait de sortir de la maison sans fenêtre pour que la dérision d’un tel projet fût évidente. D’où les replis successifs. Le « témoignage » eût pu rouvrir la bonne voie, si le témoin n’eût été, si inconsciemment, mais exclusivement, plein de soi seul. D’où la seule « présence », qui a tenté de se maintenir quelque temps, non seulement sans plus rien oser imposer, mais sans plus rien avoir à proposer. D’où [123] l’absence, évanouissement final d’un catholicisme tout en dehors, qui ne pouvait se retourner, pour s’ouvrir, sans retomber à plat sur son néant essentiel. On s’ouvre au monde, en principe, pour lui annoncer l’Évangile, mais, quand on s’y est ouvert, on s’aperçoit qu’on n’a plus rien à lui dire, car, de l’Évangile, on n’avait « conservé » qu’une écorce vide.

D’où, bientôt, de l’autre, la confusion avec le monde

Après cela, ayant renoncé depuis si longtemps à convertir le monde, mais tout simplement parce qu’ils avaient perdu tout désir de se convertir euxmêmes à l’Évangile qu’ils gardaient sans en vivre, il ne faut pas être surpris si les catholiques, allant enfin au monde, s’y laissent tout simplement engluer comme des mouches.

Pascal Ide (pour la présentation et le plan)

1.5.2025
 

Comments are closed.