« Lorsqu’un homme naît, une parole lui est confiée »

« Ce qui rend le regard large et profond, c’est l’amour qui voit, alors qu’il devrait au contraire le troubler [1] ».

 

Quatre ans avant sa mort, l’immense théologien qu’était Romano Guardini (1885-1968) confie à un de ses amis un rêve qu’il vient de faire :

 

« Cette nuit, proche du matin, à l’heure des rêves, j’en ai fait un moi aussi. Ce qui s’y passait, je ne le sais plus, mais c’était une sorte de discours, et je ne sais plus s’il m’était adressé ou s’il venait de moi Il s’y disait cependant que lorsqu’un homme naît, une parole lui est confiée. Ce que cela signifiait était clair : il ne s’agissait pas seulement d’un caractère, mais bien d’une parole. Elle était prononcée à l’intérieur, de l’essence de l’homme, comme le mot d’ordre de tout ce qui devait arriver ensuite. Cette parole est à la fois force et faiblesse, devoir et promesse, protection et menace. Tout ce qui advient au cours des années est une conséquence de cette parole, en est comme le commentaire et l’accomplissement. Et il advient que celui sur qui elle est dite – c’est-à-dire tout homme, parce que pour chacun une parole est dite de façon particulière – la comprend et en vient à s’accorder avec elle. Peut-être cette parole sera-t-elle le fondement de ce qu’un jour le Juge lui dira [2] ».

 

« Lorsqu’un homme naît, une parole lui est confiée ». En livrant le secret de sa vie, le théologien ami de Ratzinger et de Balthasar livre celui de toute vie, tant ce qu’il y a de plus singulier en nous est aussi mystérieusement ce qu’il y a de plus universel.

Comprenons bien cette parole. Guardini a toujours été fasciné par ce constat : alors que la science ne donne jamais accès au monde que par fragments et ajourne sans cesse la vision de la totalité, il y a en nous un désir du tout et aussi une capacité à le contempler dans une vision unifiée. Mais, précise-t-il, cette connaissance intuitive donne accès au tout en progressant vers « le centre [3] ». Et ce qu’il dit du monde vaut aussi de notre existence. Une parole, ce que saint Irénée appelait un « verbum abbreviatum » peut aussi me donner accès au cœur de ma vie, ce que Guardini appelle mon « essence ».

Précisons encore. Nul déterminisme dans cette affirmation : « il ne s’agit pas seulement d’un caractère, mais bien d’une parole ». Si un caractère, a fortiori une histoire traumatique, pourrait enfermer dans le passé (sans que mille conditionnements ne se transforment jamais en un déterminisme), en revanche, une parole ouvre un avenir et convoque ma réponse, donc ma liberté.

Précisons enfin que si cette parole ne me voue pas à quelque déterminisme passé, elle ne me condamne pas plus à quelque fatalisme venu de l’avenir. La parole qui m’est confiée me rappelle seulement que je suis ce que je deviens. Mon être est ma mission. Et cette mission, encore une fois, est la libre réponse à un appel. En effet, cette parole m’est confiée. Si elle m’est confiée, c’est que celui qui l’a proférée m’a estimé fiable. Que répondrai-je à cette haute confiance ?

Ainsi, la parole qui m’est confiée dessine un dessein et non pas un destin. Alors, ami lecteur, quelle parole t’a été confiée par ton Créateur miséricordieux qui, un jour, sera ton juste Juge ? Et quelle fut ou sera ta réponse ?

Pascal Ide

[1] Romano Guardini, La vision catholique du monde, trad. Vincent Billot et Caroline Blanchet-Tilkin, s. l., Ed. Chora, 2019, p. 44.

[2] Romano Guardini, Berichte über mein Leben Autobiographische Aufzeichnungen, coll. « Schriften der katholischen Akademie in Bayern » n° 116, Düsseldorf, Patmos-Verlag, 1995, p. 5.

[3] Romano Guardini, La vision catholique du monde, I, trad. Vincent Billot et Caroline Blanchet-Tilkin, s. l., Ed. Chora, 2019, p. 36.

5.9.2022
 

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