L’expérience de l’Esprit-Saint selon le Père Marie-Eugène 1/2

1) Introduction

La finalité ultime est de mieux comprendre l’identité de l’Esprit-Saint, de contempler amoureusement qui est l’Esprit-Saint dans sa vie trinitaire, donc dans l’économie. Or, est saint non pas celui dont la vie est héroïque, mais, avant toutes choses, celui qui se laisse conduire habituellement, constamment, par l’Esprit de Dieu (cf. Rm 8,14). Donc, l’un des chemins privilégiés pour mieux comprendre qui est l’Esprit-Saint est la vie des Saints (ou assimilés).

Or, le bienheureux Marie-Eugène de l’Enfant-Jésus a fait une expérience profonde, continuelle, de l’Esprit-Saint, pendant des dizaines d’années. C’est peut-être même là que réside le plus original de sa spiritualité. Lui-même l’a dit ; il s’est, rarement, mais assez clairement, confié sur ce sujet. Ainsi, dans son testament spirituel du 21 février 1965, se croyant arrivé au terme de sa vie, alors qu’il a encore deux ans à vivre, il confie : « Tout le monde a remarqué probablement que quand je parle de l’Esprit-Saint, ordinairement je m’enflamme assez facilement […]. Je l’appelle ‘Mon Ami’, et je crois que j’ai des raisons pour cela. Toute ma vie a été un petit peu basée là-dessus : sur la connaissance, sur la découverte de l’Esprit-Saint [1] ». Au terme de sa vie, sa dernière parole audible sera : « Je m’en vais vers l’étreinte de l’Esprit-Saint [2] ». La prieure de Lisieux témoignera le 15 août 1967 : « Sa grande personnalité paraissait tellement mue par l’Esprit ! Audace et prudence, fougue et patience, magnanimité et humilité, dureté et douceur, toutes ces antinomies apparemment inconciliables se fondaient en l’homme de Dieu dans une harmonie supérieure qui était résonance de la Voix divine, docilité du Seigneur [3] ».

Mon objectif n’est pas d’étudier le Père Marie-Eugène et sa pneumatologie vécue, expérientielle ; pour cela, je renvoie à une thèse qui développe ce sujet et qui propose un parcours biographique de la relation que le fondateur de Notre Dame de Vie a entretenue, de manière toujours plus étroite, avec la troisième Personne divine. Il n’est pas non plus de rendre compte de l’intégralité de sa doctrine, d’en respecter tous les équilibres. Je souhaiterais seulement proposer une synthèse des notes principales et universalisables qui peuvent être tirées des enseignements du père Marie-Eugène.

Ma source sera, plus encore que Je veux voir Dieu – qui est partiel et dépassé sur certains points –, les enseignements inédits tels qu’ils ont été recueillis par le père Raphaël Outré dans sa thèse. Je me permettrai de les organiser différemment [4].

Distinguons deux actions de l’Esprit-Saint ad intra et ad extra. En effet, la troisième Personne trinitaire transforme l’homme d’abord du dedans, ensuite dans ses relations : action substantielle, puis holistique.

2) Œuvre ad intra

Comment d’abord reconnaître l’action intérieure de l’Esprit-Saint ?

a) La transformation en Jésus

Quelle est la finalité de cette action ? L’Esprit-Saint transforme. C’est ainsi que Marie-Eugène résume l’expérience qu’il a faite de l’Esprit et qui fut rapportée ci-dessus : « La plus grande grâce de ma vie : j’ai ‘vu’ l’Esprit-Saint, je me suis senti transformé [5] ».

Plus précisément, l’Esprit-Saint transforme en Jésus. Bien évidemment, priez l’Esprit-Saint ne sépare pas de Jésus. Au contraire, l’œuvre première de l’Esprit est de nous transformer en Jésus, de nous rendre dociles comme Jésus l’était. C’est ce qu’atteste la méditation de l’Heure Sainte où Marie-Eugène fait entrer son auditoire dans sa prière :

 

« Daignez, ô Jésus, me prendre auprès de vous, me former à la lutte ; je veux cette ressemblance d’amour, je veux aimer comme vous, par les mêmes moyens que vous. Il n’est pas d’autre ressemblance vraie, de ressemblance plus profonde que cette ressemblance d’amour. Donnez-moi donc votre amour, ô Jésus, celui que vous avez reçu du Père et qui vous a engendré. Je me mets moi aussi sous la paternité du Père, pour recevoir ce que vous en avez reçu, pour être fils comme vous ; je veux me mettre comme vous, sous la domination de l’Esprit, de l’Esprit d’amour, qu’il m’éclaire de la lumière d’amour, qu’il me fasse marcher dans la voie des réactions de l’amour qui est Dieu, qu’il me construise comme il vous a construit, avec de l’amour, qu’il me plonge en lui, brasier d’amour, qu’il m’y purifie et m’y transforme, qu’il m’y baigne et m’y maintienne continuellement [6] ».

b) L’action au plus profond

En quoi consiste cette action ? L’Esprit-Saint agit au plus intime de nous, dans ce que le langage biblique appelle le cœur. Saint Paul, le premier, l’a dit, notamment dans le texte saisissant du début de la première aux Corinthiens : « Frères, l’Esprit-Saint voit le fond de toutes choses, et même les profondeurs de Dieu. Personne ne connaît Dieu, sinon l’Esprit de Dieu » (1 Co 2, 10b et s).

Marie-Eugène le dit aussi à partir de son expérience : « Je l’ [l’Esprit-Saint] atteins dans les profondeurs et je sens qu’Il se donne dans les profondeurs. […] C’est ce que je voudrais pour vous toutes : qu’Il se donne dans les profondeurs [7] ». C’est parce qu’il nous saisit au plus intime qu’il devient celui qui nous conduit : « Dieu nous saisit par les profondeurs, l’Esprit-Saint nous saisit et voilà l’instrument parfait [8] ».

Marie-Eugène exprime aussi cette saisie par les profondeurs à partir d’une image classique : « l’âme de mon âme ». Voici par exemple ce qu’il écrit dans les notes intimes de sa retraite personnelle, à Rome, le 13 novembre 1954 : « L’Esprit est vivant. Il est l’âme de mon âme [9] ».

Marie-Eugène précise aussi que la domination de l’Esprit-Saint n’est pas « extérieure », mais est « une domination intérieure très subtile, très profonde sur nos facultés, tellement subtile que nous gardons l’usage de nos facultés [10] ». Sur cette subtilité, nous renvoyons aux développements sur activité et passivité.

c) Une action douce et forte

L’on pourrait s’inquiéter de ce que l’Esprit-Saint agisse en nous : respecte-t-il notre liberté ? Ce qui caractérise l’action de l’Esprit-Saint est à la fois sa douceur et sa force. Marie-Eugène revient souvent sur cette formule célèbre, qui reprend le double adverbe suaviter et fortiter, lui-même emprunté à une citation abrégée du livre de la Sagesse. Cette action est douce car elle est infiniment respectueuse de notre liberté, mais elle est forte, voire écrasante, quand une âme accepte de se laisser conduire. Alors, rien ne l’arrête.

Racontant la grâce vécue lors de la Vigile de Pentecôte, 2 juin 1963, aux membres de la communauté qui sont à Carpentras, le bienheureux Marie-Eugène témoigne de la manière dont l’Esprit-Saint. Avec d’autres images, il s’agit bien toujours de cette emprise, à la fois suave et si dominatrice : « Je n’aime pas raconter mes grâces, mais je puis bien vous le dire : c’était comme un tourbillon, comme un feu d’artifices et il y en avait ! Cela tournait [11] !… ».

Cette suavité, Marie-Eugène la formule d’une autre manière, montrant comme l’Esprit-Saint opère avec la cause créée autonome par excellence, la liberté : l’Esprit-Saint « agit en nous fortement, suavement, délicatement, réglant tout, disposant tout en paraissant ménager toutes les causes secondes les plus difficiles à manier comme la liberté [12] ».

Marie-Eugène exprime cette force avec une formule qui pourrait faire peur : « Notre-Dame de Vie, c’est l’accablement dans l’impuissance et dans la foi. L’Esprit-Saint a pris Notre Seigneur pour l’écraser ». De fait, Marie-Eugène médite la Passion de Jésus : « Il faut que vous sachiez […] que la Rédemption se fait à Gethsémani [13] ».

Une conséquence en est que, souvent, l’Esprit-Saint contrarie nos aspirations. Marie-Eugène parle d’expérience : « Toute ma vie, [l’Esprit-Saint] m’a déconcerté, il n’a jamais fait ce que j’ai voulu, c’est plutôt le contraire et je crois qu’il continue. Je voudrais que vous vous mettiez dans cette foi, dans cette vie de l’Esprit-Saint ». Et d’en souligner le fruit affectif : « Avec lui, on est toujours content, surtout quand il déconcerte, parce qu’on a la preuve que c’est lui. Quand il fait ce qu’on veut, on se dit : ‘Il a eu pitié, il a changé ses idées, il n’a pas fait ce qu’il voulait’, tandis que quand il ne fait pas ce que vous voulez et qu’il en fait à sa tête, c’est très bon. Quand il vous déconcerte, on peut espérer dans la toute-puissance de Dieu, dans la puissance de l’amour de Dieu et de son effusion dans le monde [14] ».

d) L’amour

Comment agit l’Esprit-Saint ? L’Esprit-Saint agit à l’intime et transforme par amour. L’indice par excellence de l’action de l’Esprit-Saint est l’amour. L’Esprit-Saint est celui qui insuffle l’amour

La conséquence, on le redira plus bas, c’est que, pour recevoir l’Esprit-Saint, il faut demander et redemander de l’amour : « A toutes les fêtes je demande de l’Amour, je disais : ‘Je vous aime mon Dieu, mais donnez-moi plus d’Amour’. Le bon Dieu a dû m’exaucer, car je n’étais pas comme cela autrefois. Demandez de l’Amour comme moi, pas de l’Amour qui donne des tisanes, mais de l’Amour pour aimer comme Dieu [15] ».

e) L’action sans cesse croissante, enveloppante

Notre perspective était jusqu’ici synchronique. Adoptons maintenant un point de vue diachronique. L’Esprit-Saint désire nous transformer de manière continuelle. Et nous transformer de plus en plus. Il agit de plus en plus dans l’âme. Dans ces paroles prononcées en 1961, Marie-Eugène montre combien l’action de l’Esprit-Saint est progressive : « L’œuvre à laquelle il [l’Esprit d’amour] me destine, je n’en connais pas les détails : lui seuil peut me les donner […] par ma soumission, par ma docilité, par son emprise, par conséquent, de plus en plus efficace ; grâce à son amour grandissant pour moi, grâce à son influence dominatrice qui se développe, grâce à ma docilité aussi qui va de pair, il y a une collaboration de deux amours [16] ».

f) La fécondité

Considérons enfin les fruits. L’Esprit-Saint se remarque à la fécondité qu’il accorde. Seule son action est véritablement féconde. Mais toutes ses actions le sont. Ainsi que le Père Marie-Eugène le demandait dans sa prière à l’office de Vigile de Pentecôte à Blangy : Que l’Esprit-Saint vous remplisse d’Amour et qu’il soit fécond ; qu’Il veuille par vous se répandre […]. Cette nuit, nous demanderons à l’Esprit-Saint qu’il soit le maître de nos âmes, qu’il nous domine [17] ».

Le 17 février 1965, Marie-Eugène attrape une pneumonie ; il croit devoir faire son testament le 21 (en fait, la maladie sera jugulée). Voici notamment ce qu’il y dit, spontanément : « c’est un signe de l’Esprit-Saint, cela, la fécondité : l’Esprit-Saint, tout ce qu’Il fait, Il [le] réussit ; chaque fois qu’on marche sous la force de l’Esprit-Saint, la parole de Dieu n’est jamais vide, elle se réalise complètement [18] ».

g) La joie

A côté des fruits actifs, il y a des fruits affectifs. Nous savons que le fruit de l’Esprit-Saint est la joie. Celle-ci se traduit par la fête, au point que la troisième Personne divine elle-même en prend l’initiative. Voici ce qu’affirme Marie-Eugène le 4 août 1964, liant clairement cette fête à la croissance de l’amour en nous, sa prise de possession : « L’Esprit-Saint se fête lui-même à certains jours. Il est content. Il fête sa conquête pour ainsi dire, cet amour commun, le nôtre et le sien [19] ».

3) Œuvre ad extra

L’Esprit-Saint agit non seulement dans la personne, mais entre les personnes.

a) Unité de cette double œuvre dans l’amour

Cette double action transformante, intérieure et extérieure, n’est pas séparée. Elle est le fruit de l’Amour substantiel qu’est l’Esprit-Saint. C’est ce dont Marie-Eugène a fait l’expérience peu de temps avant le 15 août 1928, lorsqu’il reçut ce qu’il appelle « la plus grande grâce de ma vie » : avoir vu l’Esprit-Saint. Voici comment il la raconte brièvement en 1963 : « L’Esprit-Saint est mon grand ami. Depuis trente-cinq ans l’Esprit-Saint m’a donné des grâces : la plus grande de ma vie, j’ai vu l’Esprit-Saint, je me suis senti transformé, quelque temps après l’Institut commençait, c’était un peu avant que j’aille au Petit Castelet. Je l’ai senti comme Amour Substantiel, Vérité, Lumière, Amour, Esprit, faisant l’unité des âmes, de l’Eglise, du Carmel. Le Père et le Fils, je les mets dans l’Esprit-Saint [20] ».

b) La communion

L’œuvre ad extra par excellence de l’Esprit-Saint est d’opérer l’unité. Marie-Eugène dit en confidence à M. Pila et T. Rémy qu’il a fait l’expérience que l’Esprit-Saint « s’était imposé à lui comme une Présence agissante. Lumière, feu qui fait l’union des âmes avec Dieu et des âmes entre elles [21] ».

L’Esprit-Saint fait l’unité car il opère d’abord cette communion en Dieu : « On ne songe peut-être pas suffisamment que l’Esprit-Saint […] est l’Amour unissant le Père et le Fils [22] ».

c) L’action universelle

L’Esprit-Saint est celui par lequel Dieu agit dans le cosmos et notre histoire. « Il conduit toutes choses, du commencement à la fin, avec force et douceur ; c’est lui le grand agent, c’est Lui le principal agent. Nous ne sommes que ses collaborateurs, mais il faut croire [23] ».

Pascal Ide

[1] Cité dans DM, p. 154.

[2] Déposition de H. Basset, Positio, V, II, p. 1362. Cité dans DM, p. 167.

[3] Sœur Françoise-Thérèse (Charnelet), Positio, V, I, p. 853. Cité dans DM, p. 168, note 1.

[4] Raphaël Outré, Discours de la méthode du Père Marie-Eugène de l’Enfant-Jésus (1894-1967). But et moyens de la théologie spirituelle selon ses enseignements inédits, Rome, PUST, Faculté de théologie, 2009, notamment p. 152-168. Désormais cité DM. Mes citations des inédits viendront de cette thèse. Il est à noter que la thèse de Louis Menvielle aborde peu ce sujet.

[5] 2 juin 1963. Cité dans DM, p. 163.

[6] 11 avril 1963. Cité dans DM, p. 161.

[7] Déposition de H. Basset, Positio, V, II, p. 1354-1355. Cité dans DM, p. 165.

[8] Août 1953. Cité dans DM, p. 238, note 1.

[9] Cité dans DM, p. 159.

[10] 6 septembre 1962. Cité dans DM, p. 240.

[11] 5 juin 1963. Cité dans DM, p. 163.

[12] Cahier B, juin 1920. Cité dans DM, p. 165.

[13] Déposition de H. Basset, Positio, V, II, p. 1360. Cité dans DM, p. 167.

[14] 24 décembre 1966. Cité dans DM, p. 160.

[15] Homélie, Vigile de Pentecôte, 2 juin 1963. Cité dans DM, p. 162.

[16] 23 août 1961. Cité dans DM, p. 160.

[17] Homélie, Vigile de Pentecôte, 2 juin 1963. Cité dans DM, p. 162.

[18] 21 février 1965. Cité dans DM, p. 164.

[19] Cité dans DM, p. 164.

[20] Déposition de T. Rémy, Positio, V, II, p. 237 et 1394. Cité dans DM, p. 157.

[21] Positio, V, II, p. 1390. Cité dans DM, p. 156.

[22] Lettre au séminariste H. Julien, 2 avril 1923, Positio, V.I, p. 190. Cité dans DM, p. 156.

[23] 26 août 1961. Cité dans DM, p. 161.

7.1.2021
 

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