L’Esprit-Paraclet dans Jn 16,8-11

4) Réponse

Nous sommes désormais à pied d’œuvre pour interpréter le passage. Celui-ci traite de « l’Esprit de vérité » qui est aussi le « Paraclet ». Sa mission se comprend dans le cadre d’une accusation, donc dans le cadre juridique d’un procès. Or, dans tout procès, il a cinq personnes (ou groupe de personnes) en interaction : l’accusateur, l’accusé, le défenseur de l’accusé, le (ou les) témoin(s) convoqué par le défenseur, le juge. Et ce procès est rien moins que divin, en l’occurrence trinitaire. Les attributions sont désormais claires : l’accusateur est « le prince de ce monde », l’Accusé le Christ lui-même en sa Passion, c’est-à-dire l’Innocent, le Défenseur ou l’Avocat, l’Esprit-Saint, le témoin notamment le Père, mais aussi tous les autres témoins convoqués par le quatrième évangile – dont le Baptiste, les Saintes Écritures, les œuvres de Jésus – et le Juge est le Christ qui s’en va « auprès du Père », c’est-à-dire le Ressuscité qui juge lui-même au nom du Père.

On objectera que le texte ne cite pas explicitement ces cinq acteurs. En réalité, ce texte est narratif. En effet, il ne décrit pas un jugement achevé, mais un jugement en cours qui s’achèvera avec l’Ascension et la Pentecôte. Voilà pourquoi les verbes conjuguent les trois temps, présent (« croit », « vais »), passé (« est jugé ») et au futur (« viendra », « établira », « verrez »). Or, tout récit se déroule entre un point de départ (terminus a quo), un point intermédiaire (terminus per quem) et un point d’arrivée (terminus ad quem). Ici, le point de départ est le péché et le péché par excellence qui inclut tout péché : le refus de croire en la divinité de Jésus. En effet, il se présente comme celui qui retourne vers son Père ; or, ce retour caractérise le Monogène : le prologue emploie la même expression : « pros ton théon » (Jn 1,2. Cf. v. 18). Le point intermédiaire est la justice exercée par le Christ. En effet, toute la Passion de Jésus en saint Jean le montre comme le Juste, celui qui est la Vérité et fait éclater le mensonge. Enfin, le point d’arrivée est le jugement qui sera rendu.

En termes concrets, l’Esprit vient donc dénoncer le véritable péché, à savoir le mensonge qu’est la négation de la divinité du Christ [1] ; multiplier les témoins et les signes attestant la Vérité ; révéler le mensonge de celui qui semble si crédible ; juger et condamner le prince de ce monde ; faire triompher la Vérité en renversant l’Accusateur en accusé, en convertissant son complice humaine en témoin et surtout en inversant l’Accusé injustement accusé, lui le Juste Innocent qui sauve la multitude. Et ce procès ne cesse de se dérouler à chaque période de l’histoire où se trouve niée (ce qui est plus qu’ignorée) la divinité du Christ, où l’homme, confronté à ses témoins, s’obstine à refuser de le croire. Et ce procès toujours nouveau qui ne cesse pourtant de répéter celui du Christ devant son Accusateur, s’étend à tous les péchés contre la lumière, c’est-à-dire à tous les mensonges de celui qui dit connaître le Christ, mais refuse de garder les commandements : « Celui qui dit : ‘Je le connais’, et qui ne garde pas ses commandements, est un menteur : la vérité n’est pas en lui » (1 Jn 2,4).

5) Difficultés et solutions

Ainsi s’éclairent les deux objections initiales.

  1. Selon la première, entre l’Esprit qui juge le prince de ce monde et l’Esprit qui promeut la vérité, il y a loin. Ce qui est vrai du point de vue du démon qui ne peut qu’être jugé, ne l’est plus du point de vue de l’homme : le combat contre le mal devient l’envers d’une victoire qui fait triompher le bien à l’intérieur de l’accusateur humain. L’Avocat devient alors le Consolateur (cum-solo) qui arrache l’homme à sa solitude du péché et celui qui appelle auprès (para-kalô) du Père, dans l’Église qui est le corps du Christ. Mais l’interprétation de l’action pneumatique à partir de la circulation des dons que nous défendons, offre un surcroît de lumière : la réaction ou contre-action du démon consiste, en dernière instance, à empêcher cette vitale communication ; en suspectant le Père donateur et le don du Fils aimant, il empêche ainsi l’Esprit d’intérioriser et l’homme de recevoir la foi, c’est-à-dire la filiation divine, c’est-à-dire la finalité dernière de l’incarnation (cf. Jn 1,12). Le diviseur est avant tout un bloqueur. Tout au contraire, en levant cette mortelle incrédulité, en dénonçant le mensonge du doute, l’Esprit du Père et du Fils lève aussi l’obstacle et permet à nouveau au grand don de la vie divine de circuler, transformant l’incrédule non seulement en croyant, mais en témoin jusqu’au martyre.
  2. Selon la deuxième objection, le procès, opus justitiae, est sans commune mesure avec l’Esprit qui, dans le Fils, nous est donné « sans mesure » (Jn 3,38). De même que, bibliquement interprétée, la notion de justice cesse de désigner la vertu cardinale qui règle les relations nécessaires de débiteur à créditeur, pour signifier la justification gratuitement accordée par Dieu qui s’a-juste l’homme, de même, celui de procès devient la théodramatique du Fils de l’homme qui, dans un indicible amour, se substitue au coupable pour le sauver jusqu’au plus intime de la perdition qui pesait sur sa vie.

Demeurent trois autres difficultés que notre exposé soulève.

  1. Les interprétations sont incompatibles. En effet, nous affirmons d’un côté que l’accusé est l’homme incrédule et de l’autre, que c’est « le prince de ce monde », c’est-à-dire le démon.

En fait, l’on pourrait redoubler la difficulté en observant que le Défenseur établit la culpabilité ni de l’homme, ni du démon, mais « du monde ». Or, c’est ce dernier mot qui détient la solution. En effet, même s’il est employé une fois dans un sens neutre (Jn 3,16), le monde est, le plus souvent, indexé négativement : il représente l’homme sous l’emprise du péché, c’est-à-dire de l’incrédulité. Il introduit donc implicitement une distinction entre l’homme qui aujourd’hui refuse de croire et, demain, vivra la béatitude des croyants (cf. Jn 20,29). Mais cette distinction diachronique révèle une distinction synchronique : entre la part de l’homme « du monde » qui écoute le démon, comme la première femme le serpent, et celle qui, au contraire, écoute l’Esprit qui « écoute » le Père et le Fils (Jn 16,13). Et cette distinction structurelle renvoie au fond libre et intouché de l’homme placé devant l’option proprement fondamentale : croire ou ne pas croire dans le Christ (cf. Jn 6,67).

Dès lors, en affirmant que le prince de ce monde, et non pas l’homme, est jugé (au passé), le Christ laisse totalement ouverte, au présent, la place pour la miséricorde. Seul est déjà condamné ce qui, dans l’homme, pactise avec le démon, donc avec le mensonge. C’est ce que Jean-Paul II affirme en commentant ce passage dans son encyclique sur l’Esprit-Saint :

 

« La mise en lumière du péché et de la justice a pour but le salut du monde, le salut des hommes. C’est bien cette vérité qui semble soulignée par l’affirmation que ‘le jugement’ concerne seulement le ‘Prince de ce monde’, à savoir Satan, celui qui, depuis le commencement, exploite l’œuvre de la création contre le salut, contre l’alliance et l’union de l’homme avec Dieu : il est ‘déjà jugé’ depuis le commencement. Si l’Esprit-Paraclet doit confondre le monde en fait de jugement, c’est pour continuer en lui l’œuvre salvatrice du Christ [2] ».

 

Cette réponse permet d’éclairer une objection qui aurait pu être soulevée par l’apparente contradiction entre notre affirmation selon laquelle le jugement est à venir, alors que le Christ l’affirme déjà accompli.

  1. Dans un procès, les personnages ne sont pas commutables. Ils occupent chacun un rôle bien défini. Or, nous avons vu que l’Esprit apparaît à la fois comme Avocat et comme témoin.

Là encore, nous répondrons en acutisant la difficulté. Ce n’est pas seulement l’Esprit, mais aussi le Père et le Fils qui, chacun, « jouent » un double rôle dans ce procès eschatologique : le Père est à la fois témoin et juge ; le Fils est à la fois accusé et juge. D’abord, personne n’est pas personnage. Ensuite, les Personnes divines se démarquent ainsi du démon qui, lui, depuis le commencement, jusqu’au terme, n’endossera jamais qu’un rôle : celui d’Accusateur. Inversement, l’homme qui, ayant succombé à la tentation d’incrédulité, est devenu accusateur, peut encore changer et, alors, non pas devenir l’accusé, puisque c’est la mission même de l’Innoccent, mais se transformer dans l’un de ses témoins.

  1. Nous avons dit que l’Esprit témoigne dans le procès pour faire triompher la vérité du mensonge. Mais, ainsi que l’étymologie le montre, le témoignage présente une signification à la fois plus générale et moins dramatique, celui de signe et de signe d’un événement qui n’est pas communicable avec évidence.

Convoquons la distinction classique de l’essence et de la condition. Assurément, en son essence, le sens dramatique ne saurait épuiser le rôle attestaire de l’Esprit, exégète du Fils. Il demeure que, dans notre condition postlapsaire, l’esprit qui a toujours soif de la vérité, ne part plus d’un état neutre, indéterminé, mais se trouve triplement obscurci par l’affaiblissement dû au péché originel, les complicités liées à nos péchés actuels et les tentations induites par le péché du monde.

6) Confirmation et prolongement

Celui qui ment en accusant est animé par une intention qui, secrète au point de départ, se dévoile au terme : l’assassinat, plus, la destruction totale, de l’Accusé. Dès lors, celui qui se présentait animé par un souci de justice, de vérité, voire de concorde, montre enfin qu’il n’était animé que par la haine jalouse la plus irrémédiable. Il est hautement significatif que, dans la bouche même de Jésus, le mensonge de l’Accusateur soit corrélé au meurtre : l’Adversaire refuse de croire à la divinité du Fils, pourtant fermement attestée, en vue de conduire à sa condamnation et son exécution. Plus encore, la publicité de celle-ci poursuit un double but : rendre prétendument évidente la prétendue imposture du Messie, afin de doubler l’effacement physique d’un discrédit psychologique et sociologique (une damnatio memoriae qui vitrifie toute trace extérieure et intérieure).

Ainsi, notre interprétation de l’Esprit comme Défenseur de l’Innocent injustement accusé face au mensonge violent de l’Accusateur rejoint en profondeur l’analyse girardienne de la mimésis, de sa violence et de sa pseudo-résolution dans le processus victimaire. Le sommet du mensonge instillé (inspiré !) par le dia-bole consiste à projeter sur l’Unificateur, celui qui est « Pax nostra » (Ép 2,14), l’accusation d’être le diviseur et, en réalité, de multiplier la violence et d’arriver à faire croire (de cette pseudo-foi qui n’est que crédulité) que son sacrifice (ô combien !) pourrait enfin ramener la paix. Ce faisant, en se présentant comme pacificateur, le Satan singe la mission réconciliatrice du Sauveur.

7) Conclusion

Si notre hypothèse interprétative présente quelque validité, elle permet d’éclairer à frais nouveaux deux noms majeurs de l’Esprit, « Paraclet » et « Esprit de vérité ». D’une part, sans exclure les autres résonances de ce terme si polysémique, « Paraclet » doit se comprendre comme Avocat ou Défenseur : l’Esprit Saint ne cesse de nous défendre, dans le procès qu’ourdit notre « Adversaire », le diable qui, « comme un lion rugissant, rôde, cherchant qui dévorer » (1 P 5,8). D’autre part, cette analyse permet d’enrichir la conception de la vérité dont l’Esprit est l’Avocat éminemment efficace. Elle présente quatre caractéristiques : épiphanique (puisque, antérieurement à toute adéquation de l’esprit à la réalité qui se montre, l’Esprit est cette automonstration des profondeurs du mystère divin), systémique ou interpersonnelle (puisque, loin d’être un acte anonyme, la révélation de la vérité est le don d’une Personne, en l’occurrence celle du Fils, à une personne humaine, en l’occurrence croyante, par une médiation qui s’avère elle-même être personnelle, en l’occurrence l’Esprit Saint), narrative (puisque le procès de la vérité est aussi un processus que l’Esprit accompagne pededentim) et dramatique (puisque, nous arrachant au mensonge accusateur du péché, l’Esprit nous conduit sur le chemin pascal de conversion qui va de nos aveuglements complices à l’admirable lumière du Christ par laquelle nous nous reconnaissons devoir être à sa place d’Accusé et enfin à la fécondité du témoignage) [3].

Il restera, au terme de la détermination, à montrer que, loin de diverger, ces différentes caractéristiques de l’Esprit, convergent avec les autres dans une interprétation synthétique.

Pascal Ide

[1] Saint Pierre lie la gravité du péché d’Ananie (qui se soldera par une mort immédiate) non seulement à l’invasion intérieure de Satan, mais à un mensonge à l’Esprit Saint : « Ananie, comment se fait-il que Satan a envahi ton cœur, pour que tu mentes à l’Esprit, le Saint ? » (Ac 5,1).

[2] Jean-Paul II, Lettre encyclique Dominum et vivificantem sur l’Esprit-Saint dans la vie de l’Église et du monde, 18 mai 1986, n. 27, § 4.

[3] Ajoutons une suggestion. L’analyse ontochronique du procès ne mériterait-elle pas d’être doublée d’une analyse ontotopique ? Les cinq acteurs ne se distribuent-ils pas significativement dans cet espace qui croise les trois dimensions ? De manière très majoritaire, dans les tribunaux occidentaux, les deux partis (qui, idéalement, devraient opposer accusateur et accusé, celui-ci bénéficiant à ses côtés de son avocat) se répartissent à gauche et à droite et croisent la ligne verticale qui descend du juge, en position surélevée, vers l’extérieur, ouvrant au monde des témoins. Enfin, ceux-ci exercent leur mission véritative à la croisée, c’est-à-dire au cœur même de tout le dispositif topique. Un procès véritablement accompli, c’est-à-dire un procès qui s’achèverait non seulement par le triomphe de la vérité objective, mais par sa reconnaissance plénière des différents acteurs, n’abolirait pas cet espace, mais le décloisonnerait pour qu’il devienne un véritable milieu de communication. Alors, de cette fonction dramatique et temporaire d’Avocat, l’Esprit deviendrait le Consolateur, qui est sa mission pacifiée et eschatologique.

6.6.2022
 

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