Les quinze actes de la charité selon saint Thomas d’Aquin

Saint Thomas d’Aquin a laissé une reportatio (qui est une prise de notes faite par un étudiant, et non pas un commentaire du maître lui-même) sur les épîtres de saint Paul. Concentrons-nous sur ce qu’il dit de l’hymne à la charité (cf. 1 Co 13,4-7). Suivant son habitude, le maître de l’ordre cherche avant tout à rendre compte de manière systématique des quinze actes de la charité, en les organisant et en les corrélant de manière intrinsèque à la vertu théologale. Essayez, tentez de mettre de l’ordre entre eux, puis venez à son commentaire. Vous admirerez d’autant plus cette minutieuse marquetterie. Pour pleinement honorer la Parole de Dieu et ce passage d’une singulière importance, le Docteur angélique ne fait pas moins que mobiliser toute l’éthique et l’anthropologie, notamment apprise d’Aristote, mais en l’enrichissant considérablement de l’enseignement des Écritures. Nous placerons en gras les quinze propositions qui sont commentées.

 

Saint Paul, explique le théologien médiéval, montre que la charité est tellement utile et d’une si grande efficacité qu’avec elle on accomplit toutes les œuvres de vertu.

A) En général

L’Apôtre offre deux considérations générales. En effet, toute vertu consiste à agir convenablement :

a) Soit qu’on ait à supporter le mal

La charité est patiente”, supporte patiemment le mal. En effet, celui qui aime supporte facilement pour l’objet aimé ce qu’il y a de plus difficile. Or, la charité est amour de Dieu (cf. Ct 8,7) : “La patience produit une œuvre parfaite” (1 Jn 1,4).

b) Soit qu’on ait à pratiquer le bien

Elle est bénigne”. Or benignitas vient de bona ignitas, « bon feu ». En effet, le feu fait dissoudre les objets, les faits effluer en les liquéfiant. Or, la charité fait que de même qu’on ne retient pas pour soi-même les biens que l’on possède, mais qu’on les épanche, efflue sur les autres (cf. 1 Jn 3,17 ; Ep 4,32 ; Sg 1,6 ; Pr 5,16) Puis, l’Apôtre énumère en particulier les œuvres de vertu accomplies par la charité. Or, le double effet de la vertu est de s’abstenir du mal et de pratiquer le bien selon (cf. Ps. 33,15 ; Is 1,16).

B) En particulier

1) La charité évite tout mal

Or, l’homme ne peut efficacement commettre de mal contre Dieu, mais seulement contre son prochain et lui-même selon Jb 35,6.8. Donc, la charité fait éviter :

a) Les maux contre le prochain

Le mal contre notre prochain peut être :

1’) En affection

Alors, ce mal est le péché d’envie par lequel on s’afflige du bien du prochain. Or, le propre de la charité est “d’aimer son prochain comme soi-même” (Lc 19,18), donc de se réjouir du bien du prochain comme de son bien propre. Donc, “la charité n’est pas envieuse”, car elle fait “éviter l’envie” (cf. Ps 36,1 ; Pr 23,17).

2’) En action

Alors, le mal est d’agir avec témérité contre quelqu’un ; or, personne ne se conduit justement contre celui qu’il aime comme soi-même (cf. Is 1,16). Donc, “la charité ne fanfaronne pas”.

b) Les maux contre soi

Plus précisément, il s’agit des maux par lesquels on sort de l’ordre quant à soi-même. L’action humaine est due aux puissances appétitives et cognitives. Donc, l’Apôtre montre comment la charité réprime tout désordre :

1’) Dans les actes des appétits

Double est l’appétit : rationnel (la volonté) et sensible (l’affectivité).

a’) Dans la volonté

1”) Contre la faute principale

La première et principale faute de la volonté est la révolte contre l’ordre divin lui-même : Tel est l’orgueil ou enflure. En effet, l’orgueil est le désir désordonné qu’a la volonté de sa propre excellence. Or, cela arrive lorsque l’homme n’est plus satisfait du rang où Dieu l’a placé selon (cf. Si 10,14). Or, il n’est pas de grandeur véritable hors de l’ordre divin (cf. Sg 4,19). Or, ce qui est enflé n’a pas de grandeur solide, mais apparente. Donc, l’orgueil est vraiment l’enflure (l’apparence de grandeur est seulement dans le regard de l’orgueilleux). Or, la charité, elle, fait que l’on aime Dieu par-dessus tout (cf. Col 2,18). Donc, elle détruit l’orgueil. “Elle ne se gonfle pas d’orgueil”.

2”) Contre la faute seconde

Et la fille aînée de l’orgueil est la révolte contre les autres. Le mal est alors l’ambition qui désire être au-dessus des autres. Or, la charité préfère servir le prochain (cf. Ga 5,13). Donc, “Elle n’est pas ambitieuse”, c’est-à-dire fait éviter l’ambition selon Qo 2,14.

b’) Dans l’affectivité

Double est l’appétit sensible, concupiscible et irascible.

1”) Dans l’appétit concupiscible

Le désordre de cet appétit est la racine de tous les péchés capitaux et réside dans le désordre de la cupidité par laquelle on néglige les intérêts des autres, pour soi, réclamant devant la justice et avec scandale ce qui lui a été enlevé, parce qu’elle préfère l’argent au salut du prochain (cf. Ph 4,17 ; 2,21). Or, la charité fait aimer son prochain comme soi-même et fait donc chercher ses intérêts propres comme ceux des autres, préférant leur salut à l’argent (cf. 1 Co 9,33). Donc, “elle ne cherche pas ses propres intérêts”.

2”) Dans l’appétit irascible

La passion la plus désordonnée de l’irascible est la colère. Or, celle-ci est le désir immodéré de la vengeance. Mais le propre de la charité est de remettre les offenses au lieu de les venger sans mesure ni règle (cf. Col 3,13 ; Jc 1,20). Donc, “elle ne s’irrite pas”, mais résiste aux provocations de la colère.

b’) Dans la raison pratique

La charité réprime aussi tout désordre dans le choix des actes réalisés par la raison pratique. Or, celui-ci consiste dans le conseil, puis dans l’élection mue par l’appétit de l’objet proposé. Donc, la charité repousse :

1”) Toute perversité dans le conseil

La perversité consiste à penser comment accomplir le mal (cf. Mi 2,1 ; Mt 9,4). Or, la charité ne souffre pas que, sur mille conjectures et par des jugements téméraires, on pense le mal sur le compte du prochain (Is 1,16) : “Faites disparaître”. Donc, “la charité ne pense pas le mal”.

2”) Toute jouissance déréglée

[La charité repousse] ensuite la jouissance déréglée pour le mal choisi par le conseil. En effet, celui qui pèche par passion commet le péché avec quelque remords et douleur. Mais, par un choix délibéré, il se réjouit du choix même du péché (Pr 2,14). Or, la charité est l’amour du souverain Bien auquel tout péché répugne. Donc, “elle ne se réjouit pas de l’injustice”, ne s’oppose pas au salut du prochain mais le désire (cf. 2 Co 12,21).

2) La charité opère tout bien

Or, double est la personne à qui est destiné le bien : le prochain et Dieu.

a) À l’égard du prochain
1’) En se réjouissant du bien d’autrui

La charité met sa joie dans la vérité”, c’est-à-dire dans la vie, la doctrine ou la justice même de notre prochain : car la charité aime le prochain comme nous-même ; or nous aimons le vrai (cf. 1 Jn 1,3).

2’) En supportant le mal qui vient d’autrui

La charité donne de supporter avec la patience convenable les maux qui viennent du prochain, ses défauts ou toute autre adversité, sans se troubler : “elle supporte tout” (cf. Rm 15,1 ; Ga 6,2).

b) À l’égard de Dieu

Or, nous opérons le bien par rapport à Dieu surtout par les actes des vertus théologales qui ont Dieu pour objet ; or, ces vertus sont trois (cf. 1 Co 13,13), dont la charité. Reste donc :

1’) La foi

La charité lui donne forme achevée. Or, parfaire, donner une foi formée est donner une adhésion à tout ce qui est divinement transmis (cf. Gn 15,6) mais non à tout ce que disent les hommes (cf. Qo 19,4). Donc, “la charité croit tout”.

2’) L’espérance

L’espérance doit être tournée vers Dieu, et ce malgré les maux et la longueur de l’attente. Donc la charité fait d’abord espérer tout ce qui est promis par Dieu : “elle espère tout” (cf. Si 2,9). Et ensuite, “elle souffre tout”, attendant avec patience ce que Dieu a promis, même s’il nous semble tarder l’accomplissement de ses promesses (cf. Ha 2,3 ; Ps 24,13) : “S’il tarde à paraître, attendez-le”.

Pascal Ide

20.12.2023
 

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