Les nombres premiers. Une relecture métaphysique

Ce sont « les nombres les plus importants des mathématiques [1] ». Un signe en est peut-être qu’ils exercent une telle fascination qu’on les choisit spontanément, sans même s’en rendre compte. [2] Ma compétence en mathématique s’arrête à celle de l’ancienne Terminale C. Après un bref rappel j’en proposerai une analyse à partir de la métaphysique de l’être comme amour-don.

1) Quelques rappels

Le nombre premier est souvent défini comme un nombre entier qui n’est divisible que par 1 et par lui-même. Il serait plus simple et plus intuitif d’affirmer qu’il se définit comme un nombre indivisible.

Il s’en suit un certain nombre de conséquences. Une première en est que tout nombre qui n’est pas premier, est le produit de nombres premiers : c’est ce qu’on appelle la décomposition en facteurs premiers. Plus encore, et c’est encore une conséquence, cette décomposition est unique : l’ensemble des diviseurs premiers le composant est comme la signature de ce nombre. Une autre manière de formuler ce qui vient d’être dit, est la suivante : les nombres premiers engendrent tous les autres nombres par leur multiplication : ils « jouent le rôle de générateurs ; ils suffisent à engendrer l’ensemble des naturels », ce sont les « points d’appui sur lesquels repose l’architecture entière des naturels [3] ». Enfin, les nombres premiers sont infinis en quantité : il est simple de démontrer que l’on n’arrive jamais à un point où tout nombre sera le produit de plusieurs premiers. Par ailleurs, ces nombres présentent de très étonnantes particularités, dont un certain nombre résistent encore aux mathématiciens les plus géniaux.

2) Relecture à la lumière de la métaphysique aristotélicienne

a) Interprétation à partir de l’élément

L’interprétation philosophique me semble de prime abord être la suivante : le nombre premier est l’élément mathématique. « Les nombres premiers forment les blocs de base pour la construction des nombres naturels au moyen de l’opération de multiplication [4] ». N’est-ce pas plutôt l’unité qui est le candidat pour l’élémentarité ? Non, sauf dans une conception atomistique. Ici, l’élementaire est variable, voire infiniment variable. Inversement, le nombre premier ne me paraît pas être candidat pour être un individu, même si, analogiquement, nous avons dit qu’il engendre les autres nombres. Il engendre par composition.

Ils sont donc l’équivalent dans le monde mathématique de ce que sont les atomes, dans le monde physique ou les cellules dans le monde biologique.

b) Interprétation à partir de la potentialité

Il me semble que l’on doit interpréter les nombres premiers non seulement à partir de l’individualité, mais aussi de la puissance. De fait, l’élément se caractérise par sa proximité à l’égard de la potentialité.

En effet, un des aspects remarquables et, là encore, très paradoxal, de la répartition des nombres premiers est la jonction de la liberté (ou son équivalent mathématique qui est l’imprédictibilité) et de la nécessité. En effet, les nombres premiers ont « tendance à la régularité globale et à l’irrégularité locale [5] ». En effet, d’un côté, leur distribution globale est déterministe ; de l’autre, à chaque point, on constate des fluctuations statistiques. On peut le dire d’une autre manière : ils « occupent tout l’espace disponible, c’est-à-dire compatible avec la contrainte drastique qui pèse sur eux : engendrer la suite ultra-régulière des nombres entiers ». Ils obéissent aussi à une autre contrainte : les nombres premiers semblent réaliser tous les possibles, tout ce qui ne leur est pas interdit.

Ils se comportent donc comme les gaz parfaits ou comme tous les ensembles composés d’éléments. Ils manfiestent la tendance au désordre. Comme s’ils étaient au plus près de la puissance, en mathématique.

Cette proximité de la potentialité expliquerait l’impossibilité à les modéliser. Car la formalisation mathématique relève de l’acte et la réalité des nombres premiers partiellement de la potentialité.

3) Relecture à la lumière de la métaphysique du don

Ces nombres si fascinants que sont les nombres premiers épousent de manière limpide la dynamique ternaire du don : l’appropriation ou don à soi (deuxième moment du don) ; la réception ou don pour soi (premier moment du don) ; la donation ou don de soi (troisième moment du don).

a) Le don à soi

1’) Exposé
  1. En effet, leur caractéristique la plus patente et même définitoire est de n’être divisibles que par eux-mêmes ou par l’unité. Or, l’élément est l’ultime, la partie insécable qui compose avec tout et que rien ne peut décomposer. Donc, les nombres premiers sont les éléments des nombres. Ils sont pour la mathématique (du discontinu) ce que les atomes sont pour la chimie : les briques élémentaires, incassables. Ainsi, les éléments arithmétiques ne sont pas les chiffres, les dix chiffres, mais les nombres premiers.
  2. De plus, ces nombres sont infinis, c’est-à-dire qu’il y a en un nombre (sic !) infini. Euclide l’a démontré de manière élégante par son contraire [6]. Or, dans le monde physique, les espèces se distinguent des individus par une caractéristique importante : les espèces sont en nombre fini, au point qu’il est non seulement envisageable, mais scientifique, de les dénombrer, alors que, au sein d’un espèce, les individus sont en nombre infini de droit, indéfini de fait, de sorte que jamais il n’y aura une science de tel vent alizé, telle pegmatite ou Médor. Donc, ces nombres premiers sont les individus mathématiques. Ils sont l’équivalent mathématique de l’individu métaphysique.
2’) Objection

On pourrait objecter à ces considérations leur caractère arbitraire, déconnecté de la réalité, a fortiori de la vie. Une observation, qui est une application de la théorie des nombres premiers, atteste le contraire [7].

On a constaté un fait très étrange : une espèce de cigale qui vit dans les forêts de l’Amérique du Nord reste enfouie sous la terre pendant 17 ans, sans rien faire d’autre que de sucer la sève des racines des arbres. Or, l’on sait que le vivant a besoin non seulement de se nourrir, mais de se reproduire. De fait, le mois de mai de la 17e année, les cigales sortent brusquement, toutes ensemble, au point d’atteindre la densité de presque deux millions par hectare de forêt. La conséquence en est d’ailleurs une telle cacophonie sur les lieux d’invasion que les habitants s’enfuient le temps de leur présence. D’ailleurs, ce bruit a inspiré à Bob Dylan qui l’entendit en 1970, lorsqu’il reçut un doctorat honoris causa de l’université de Princeton, la chanson Day of the Locusts. Quoi qu’il en soit, lorsque le cigale mâle attire la femelle, celle-ci pond environ 600 œufs dans les arbres. Puis, après six semaines de cette fête de la vie, toutes les cigales meurent et la forêt replonge dans un long silence de 17 ans.

Ce fait pose plusieurs problèmes. Les premiers sont de l’ordre du mécanisme, de la cause efficiente : les insectes sont d’une rigoureuse ponctualité : presque aucun ne sort en avance ou en retard ; comment les cigales sont-elles capables de calculer un laps de temps de 17 années précises ? Ce qui étonne n’est pas seulement la longueur, mais le mécanisme. En effet, les animaux et les végétaux sont rythmés par les grands cycles cosmiques ; or, ceux-ci sont journaliers, annuels, etc., mais aucun n’épouse le fait que la Terre a tourné 17 fois autour du Soleil. De plus, d’autres espèces de cigales connaissent le même comportement, mais en suivant des rythmes différents, demeurant enfouies dans le sol pendant 7 ans ou 13 ans. Or, même un apprenti mathématicien ne peut pas ne pas constater que 7, 13 et 17 sont des nombres premiers. D’ailleurs, les rares cigales qui sortent de terre plus tôt, le font en suivant aussi ces durées : non pas avec 1 an d’avance (donc à 16 ans), mais avec 4 ans (donc à 13 ans). Ici, le comment se transforme en pourquoi : pourquoi les cigales présentent-elles une addiction aux nombres premiers ?

3’) Réponse élargissante

La réponse suppose connu un autre fait : la forêt n’est peuplée que d’une seule sorte de cigale. Il faut donc écarter l’explication selon laquelle les cigales apparaissent de concert pour partager de ressources apporteraient plusieurs types de cigales différentes. Aujourd’hui, on en est encore aux hypothèses. La meilleure se fonde sur une donnée universelle : toute espèce, en tout cas l’immense majorité (qui ne se trouve pas en haut de la chaîne alimentaire), a un prédateur. Or, un prédateur a tout avantage à se synchroniser sur l’arrivée des cigales ; or, « les cigales dont le cycle de vie correspond à un nombre premier rencontrent moins souvent des prédateurs que les autres ». En effet, les prédateurs obéissent eux aussi à un cycle d’apparition. Or, si le nombre est divisible, il se croise plus souvent et plus facilement avec un autre. Par exemple, supposons que les prédateurs apparaissent tous les 6 ans ; si le cycle des cigales est un nombre divisible, comme 8 ans, elles rencontreront les prédateurs tous les 24 ans, ou comme 9 ans, tous les 18 ans ; en revanche, si les cigales émergent tous les 7 ans, donc selon un nombre premier, elles ne croiseront les prédateurs que tous les 42 ans. Donc, le nombre premier permet des interactions moins fréquentes et évite ainsi la prédation…

Oui, le nombre premier a à voir avec la vie. Plus encore, c’est un événement qui est communicable, mais qui n’est pas divisible. Donc, peut-être faut-il considérer ici le nombre premier non plus seulement d’un point de vue structurel, mais aussi événementiel. En effet, l’événement n’est pas qu’un surgissement nouveau, comme on le dit souvent, mais une rencontre ; or, l’exemple des cigales montre que le nombre premier configure la rencontre, décide de sa fréquence, de son unicité, du fait de sa structure indivisible, donc du refus de mélange.

Mais alors, en passant de la structure atomique à l’événement, lui-même, unique, nous passons du don à soi, stabilisé, au don en flux, donc pour soi et de soi.

b) Le don pour soi

1’) Exposé

Ces nombres premiers sont reçus. Je ne veux pas entrer ici dans la grave querelle épistémologique et ontologique du réalisme et du constructivisme en mathématique. Je constate seulement une nouvelle donnée : contre toute attente, voire de manière contre-intuitive, la distribution des nombres premiers est aléatoire. Autrement dit, en termes métaphysiques, elle est contingente. Or, ce qui est contingent présente deux traits : d’une part, contre le nécessaire, il ne peut exiger d’être (le nécessairement est ce qui ne peut pas ne pas être) ; d’autre part, contre le possible, il est déjà (le possible est seulement ce qui peut être). Dans la distribution de lestage ontologique, le contingent apparaît en deuxième à partir du haut, c’est-à-dire du maximum de poids d’être : nécessaire-contingent-possible-impossible. Autrement dit, ce qui n’est pas exigé est donné, ce qui ne s’impose pas se pose ; or, ce qui se pose se donne. Par conséquent, le nombre premier est un don.

2’) Une confirmation

Une confirmation est-elle fournie par un autre fait ? En effet, nous ne possédons aujourd’hui aucune loi permettant de prédire la survenue d’un nombre premier dans la suite des nombres. Nous avons différentes conjectures, comme celles de Gauss ou de Riemann. Peut-être le phénomène est-il intrinsèquement contingent. Or, selon un retournement opéré par Joseph Ratzinger critiquant Jacques Monod (Ciel et terre, il les créa), ce qui est contingent est donné, est un don : ce qui pourrait ne pas être, surgit sans raison d’être, n’a pas de fondement nécessaire qui exige sa survenue. Pour autant, il n’est pas absurde, puisqu’il est. (il faudrait développer cette majeure qui permet de relire le contingent à partir du don, loin de la double tentation du nécessitarisme par exemple stoïcien et du pur contingentisme à la Deleuze : pour cela, il faudrait montrer que la nécessité est toujours précédée par une liberté, et non pas seulement le contraire, à savoir que la liberté est un consentement à la nécessité). Par conséquent, l’apparition, l’existence des nombres premiers atteste leur donation.

c) Le don de soi

Enfin, le nombre premier présente une autre propriété remarquable : tout nombre naturel se décompose en nombres premiers ; autrement dit, le nombre premier que rien ne peut diviser, lui, en revanche, divise tout nombre, quel qu’il soit. Là encore, il y a plus qu’une image à les comparer aux entités chimiques, il y a une analogie : les nombres premiers sont au nombres naturels ce que les atomes sont aux molécules. « Les nombres premiers sont les blocs de construction, les briques de tous les nombres ; Tout comme les molécules sont construites à partir d’atomes tels que l’hydrogène et l’oxygène ou le sodium et le chlore, les nombres sont construits à partir de nombres premiers [8] ». Or, ce qui divise est ce qui se multiplie pour constituer le tout. Mais le tout est l’unité des parties. Donc, le nombre premier possède la caractéristique de pouvoir se lier à tout autre pour composer l’univers des nombres. Ainsi est-il le lieur universel, donc le communicateur universel. Autrement dit, le nombre premier est celui qui se donne ou se communique le plus possible, sans restriction. Il possède la plus grande capacité de lien.

Cette affirmation laisse indéterminée une question : le nombre premier présente-t-il une capacité de communication et de relation interne ou externe ? De prime abord, constituant de nouveaux nombres, qui sont autant d’identités, il s’agit d’un lien interne. Toutefois, avant de s’assembler, les nombres premiers sont distincts. Il semble que, par le biais des opérations algébriques élémentaires, la distinction entre intérieur et extérieur, entre devenir accidentel et devenir substantiel soit moins forte dans le monde des nombres. Mais cette affirmation demanderait à être validée ou invalidée.

d) Nombres premiers et mystère

Le nombre premier est à ce point mystérieux qu’un mathématicien très pédagogue a intitulé un ouvrage dont un long premier chapitre leur est consacré : Le mystère des nombres [9].

Le mystère n’est pas l’énigme. Il se différencie selon le critère bien connu offert par Marcel : le mystère mord sur ses propres données. Or, aujourd’hui encore, quantité de conjectures les concernant ne sont toujours pas résolues : par exemple, celles selon laquelle tout nombre pair se décompose en deux nombres premiers ; ou, beaucoup plus complexe, la conjecture de Riemann (la fonction zéta de Riemann) sur leur distribution aléatoire ; etc. Sans parler des questions toujours non éclairées : la quantité de nombres premiers jumeaux est-elle infinie ? etc.

Mais il y a plus. Le mystère présente une structure ontophanique au point de s’y identifier. Or, le fond est à la figure ce que l’infini est au fini. Or, le nombre premier recèle un infini dans sa finitude. En effet, l’on a pu montrer que les nombres premiers sont infinis à partir d’une démonstration finie : « C’est là un des grands exploits du cerveau humain : avec une simple séquence finie d’étapes logiques, nous pouvons saisir l’idée de l’infini [10] ». En l’occurrence, par l’argumentation d’Euclide.

Or, en parlant mystère, nous n’avons pas quitté le don, puisque le mystère est, en sa structure, une autodonation : l’automanifestation, l’autodiction est une autocommunication. Ce que confirme la constitution de l’étant explicitée par le philosophe italien Cornelio Fabro.

4) Conclusion

Pour de multiples raisons, le nombre premier mérite donc d’être étudié en métaphysique. Notre propos ne se veut qu’apéritif. Il serait par exemple possible de l’élargir : de même qu’il existe des atomes numériques, algébriques en mathématiques, de même existe-t-il des atomes géométriques, des figures élémentaires [11]. Autrement dit, les deux domaines, du continu et du discontinu présentent des homologies.

5) Bibliographie

– Jean-Paul Delahaye, Merveilleux nombres premiers. Voyage au cœur de l’arithmétique, coll. « Pour la science », Paris, Belin, 2000.

– John Derbyshire, Dans la jungle des nombres premiers, trad. Julien Randon-Furling, Paris, Dunod, 2007. Avec beaucoup de pédagogie (les chapitres pairs racontent la saga, les impairs les développements mathématiques), l’ouvrage présente en détail la fameuse hypothèse de Riemann (qui figure dans la liste des 23 problèmes majeurs du xxe siècle). C’est l’un des meilleurs ouvrages sur le sujet.

– Raulo Ribenboim, Nombres premiers : mystères et records, coll. « Mathématiques », Paris, p.u.f., 1994.

– Marcus du Sautoy, Le mystère des nombres. Odyssée mathématique à travers notre quotidien, 2010, trad. Hélène Borraz, coll. « Folio essais », Paris, Gallimard, 2014.

– Gérald Tenenbaum et Michel Mendès France, Les nombres premiers, entre l’ordre et le chaos, Paris, Dunod, 2011. Version développée des mêmes auteurs : Les nombres premiers, coll. « Que sais-je ? » n° 571, Paris, p.u.f., 21997. Contient un chapitre sur la fonction zêta de Riemann.

Pascal Ide

[1] Marcus du Sautoy, Le mystère des nombres. Odyssée mathématique à travers notre quotidien, 2010, trad. Hélène Borraz, coll. « Folio essais », Paris, Gallimard, 2014, p. 21.

[2] Différents exemples sont donnés par Marcus du Sautoy, Le mystère des nombres, p. 19-25.

[3] Denis Guedj, L’empire des nombres, coll. « Découvertes Gallimard Sciences », Paris, Gallimard, 1997, p. 66. Ils sont « générateurs de l’ensemble entier » (Denis Guedj, « Un, deux, trois, plusieurs… », Coll., Le mystère des nombres. Hors-série de Sciences et Avenir, avril-mai 2004, réédité Paris, Le Pommier, 2007, p. 203-212, ici p. 209).

[4] Raulo Ribenboim, Nombres premiers : mystères et records, coll. « Mathématiques », Paris, PUF, 1994, p. ix.

[5] Gérald Tenenbaum et Michel Mendès France, Les nombres premiers, entre l’ordre et le chaos, Paris, Dunod, 2011, p. 73.

[6] Cf., par exemple, le résumé de la démonstration par Marcus du Sautoy, Le mystère des nombres, p. 60-61.

[7] Cf. l’exposé de Marcus du Sautoy, Le mystère des nombres, p. 25-30. L’explication finale pèche par manque d’explicitation. Elle gagne à être complétée.

[8] Ibid., p. 21.

[9] Ibid., chap. 1 : « Le curieux incident des interminables nombres premiers ».

[10] Ibid., p. 60.

[11] Cf. Ibid., chap. 2 : « L’étrange affaire de la forme insaisissable ».

9.3.2021
 

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