Jalons pour une Histoire de la Philosophie de la nature I-5 Aristote

Chapitre 5

La philosophie de la nature d’Aristote

« Si pour juger le système dynamique d’Aristote, on fait abstraction des préjugés qui dérivent de notre éduca­tion moderne, si on cherche à se replacer dans l’état d’esprit que pouvait avoir un penseur indépendant au commencement du xviie siècle, il est difficile de méconnaître que ce système est beaucoup plus conforme que le nôtre à l’observation immédiate des faits [1] ».

« La Physique d’Aristote est, en retrait, et pour cette raison jamais suffisamment traversé par la pensée, le livre de fond de la philosophie occidentale [2] ». Martin Heidegger a maintes fois porté ce jugement sur le Péri Phuséos d’Aristote (384-322). C’est dire l’importance de la cosmologie philosophique du Stagirite. Cette cosmologie philosophique sera exposée très en détail tout au long du cours de philosophie de la na­ture. Aussi ne ferai-je ici qu’une présentation de por­tée générale et d’ordre plus historique que doctrinal [3]. De plus, j’aborderai Aristote comme il est généralement perçu par les historiens de la philosophie et des sciences soucieux de restituer le mouvement original et profond de sa pensée.

A) La physique générale

Notre auteur développe sa philosophie de la nature (générale) dans un livre dont le titre grec est phusikè akroasis, autrement dit non pas Livre des Physiques ni même Leçon de Physique, mais Écoute à propos de ce qu’est la Nature. Et ce jugement vaut particulièrement pour les trois premiers livres des Physiques.

1) Centralité du mouvement

Pour nous, le mouvement est un problème de cinématique et de physique mécanique. Le « lieu » d’où part la réflexion grecque est tout autre : il est métaphysique. En effet, le point de départ est, pour un Platon comme pour un Aristote, la question parménidienne ou, plus généralement le dilemme Héraclite-Parménide. Or, ce défi est le suivant : com­ment penser rigoureusement l’être et le devenir, c’est-à-dire le mouvement ? Précisément, le changement est-il une réalité naturelle, fait-il partie du Cosmos ? Si oui, n’est-ce pas introduire le non-être au sein de l’être ; si non, comment rendre compte du devenir rencontré à chaque pas ?

La réponse d’Aristote est originale. Disons-le une dernière fois, je n’entre pas dans le détail. Pour le Stagirite, la nature se caractérise avant tout comme un principe de mou­vement : il installe donc le mouvement au cœur du Cosmos et de l’être. La philosophie de la nature ou physique est donc l’étude du mouvement. Celui-ci est donc d’emblée in­terprété en termes ontologiques. Autrement dit, il est reconnu que le mouvement a un droit de cité philosophique, par conséquent rigoureux, scientifique (au sens défini par les Seconds Analytiques).

 

« Fait capital – souligne l’antiaristotélicien Maurice Clavelin – : avant de devenir le symbole d’une pensée mécanique naïvement attachée aux apparences sensibles, Aristote est d’abord celui qui pour la première fois a tenté de construire une science du changement, s’est efforcé d’en faire autre chose qu’une affection superficielle ou un écoulement irrationnel [4] ».

2) Définition du mouvement

La grande intuition d’Aristote réside dans la définition très célèbre qu’il donne du mou­vement. Voici le texte fondateur du Stagirite qui, dans sa dense génialité, contient tout.

 

« D’abord il faut distinguer ce qui est seulement en acte et ce qui est d’une part en acte d’autre part en puissance, et cela soit dans l’individu déterminé, soit dans la quantité, soit dans la qualité, et semblablement pour les autres catégories de l’être.

« Ensuite, le relatif se dit soit selon l’excès et le défaut, soit selon l’actif et le passif, et en général selon le moteur et le mobile ; en effet le moteur est moteur du mobile, et le mobile est mobile sous l’action du moteur.

« Ensuite il n’y a pas de mouvement hors des choses ; en effet, ce qui change, change toujours ou sbustantillement, ou quantitativement, ou qualitativement, ou localement ; or on ne peut toruver, nosu l’avons dit, de genre commun à ces sujets du changements, qui ne soit ni individu particulier, ni quantité, ni qualité, ni aucun des chefs d’affirmation ; par suite il n’y aura ni mouvement ni changement en dehors des choses qu’on vient de dire, puisqu’il n’y a rien hors de ces choses.

« Ensuite chacun de ces modes de l’être se réalise en toute chose d’une double façon ; par exemple pour l’individu déterminé, il y a sa forme, et la privation ; et aussi dans la qualité (blanc et noir) ; et aussi dans la quantité (l’achevé et l’inachevé) ; de même dans le mouvement local (le centrifuge et le centripète, ou le léger et le grave). Ainsi il y a autant d’espèces de mouvement que de l’être.

« Étant donnée la distinction, en chaque genre, de ce qui est en entéléchie, et de ce qui est en puissance l’entéléchie de ce qui est en puissance, en tant que tel, voilà le mouvement [5] ».

 

Faisons une brève observation lexicale. Sur le sens du terme entéléchéia dans la définition aristotélicienne du mouvement, il y a une diversité d’interprétation [6]. Certains affirment que l’entéléchie exprime l’actualisation ou le passage : à l’époque antique, Plotin [7] ; à l’époque actuelle, Ross [8] ou Ackrill [9]. D’autres, en revanche, tiennent qu’entéléchie se dit de l’acte ou de l’actualité. Tel est le cas de Jean-Marie Le Blond [10], de Pierre Aubenque [11] ou de Kosman [12]. De fait, l’ajout si important « en tant que » interdit de rabattre la puissance sur l’acte [13].

Il est intéressant de comparer cette conception du mouvement à la conception mo­derne. En un mot, pour Aristote, le mouvement est un processus, ce qui permet d’acqué­rir une détermination (une forme) dont le sujet mobile était de prime abord privé ; pour un classique, à partir de Galilée, le mouvement devient un état, indifférent à l’acquisition d’une détermination. La raison en est que la cause du mouvement est extrinsèque au mobile. Or, dans la mécanique classique, le mouvement est une propriété du mobile en tant que tel, il est décrit hors toute référence à un éventuel moteur. On peut le dire autre­ment : le mouvement est un passage d’une non-détermination à une détermination. Il n’est pas son point de départ, sinon il serait en repos (de pur défaut) ; il ne s’identifie pas plus au point d’arrivée, sinon il serait en repos (de plénitude, par acquisition de la dé­termination, autrement dit par actualisation). Tout l’être du mouvement est dans cet in­termédiaire entre le terminus a quo et le terminus ad quem entre lesquels le mobile se meut. Or, ces deux termes extrêmes sont des états, en vocabulaire aristotélicien : un acte (entéléchie). Voilà pourquoi le mouvement n’est pas un état, mais un processus, en terme aristotéli­cien : un acte imparfait. Aristote l’a parfaitement exprimé :

 

« Le mouvement est bien un certain acte, mais incomplet ; et cela, parce que la chose en puissance, dont le mouve­ment est l’acte, est incomplète. Voilà pourquoi il est certes difficile de saisir sa nature : il faudrait le placer dans la privation, dans la puissance, ou dans l’acte pur ; mais rien de tout cela ne paraît admissible [14] ».

 

Une conséquence importante en est qu’il est impossible de parler d’un mouvement du mouvement, donc d’un changement portant sur le changement lui-même. La surprise d’un contemporain est extrême. En effet, la physique ne cesse de parler de mouvement accéléré ou décéléré ; or, l’accélération ou la décélération sont, par définition, une aug­mentation ou une diminution du mouvement, précisément de la vitesse. Nous verrons un peu plus loin comment Aristote considère la célérité. Mais constatons dès maintenant la profonde logique de cette conséquence. En effet, pour le Stagirite, le mouvement n’est pas un état ni une entité, mais la modification survenant à un être : le mouvement n’a que très peu de densité ontologique : il est à peine un accident, puisque son être est transient. Or, un être aussi évanescent ne peut être sujet d’un accident [15]. De plus, l’actualisation aurait pour terme le changement ; or, un changement ne peut être fin, puisqu’il est essentielle­ment intermédiaire. Pour le dire autrement, accéder à l’idée d’un mouvement du mouvement demanderait que celui-ci soit doué d’une autonomie ; or, toute l’ontocosmologie d’Aristote la lui refuse : le mouvement est intrinsèquement dépendant non seulement d’un sujet, mais d’une fi­nalité à atteindre. Nous comprenons donc combien la physique aristotélicienne prend d’emblée une direction radicalement différente de celle qu’empruntera la mécanique galiléo-newtonienne.

Autre conséquence essentielle : Aristote refuse d’emblée tout principe de relativité. En effet, le mouvement est une propriété intrinsèque au corps qui est mû ; plus encore, le mouvement est acquisition d’un acte, d’une perfection ; or, la perfection est constitutive du corps qui la reçoit. En ce sens, le mouvement est donc un absolu. Or, on le sait, pour Galilée, le corps est indifférent au mouvement : le mouvement est totalement relatif au référentiel qui le mesure. Précisons : Aristote reconnaissait un principe de relativité op­tique : il sait bien qu’il n’est pas toujours possible pour l’observateur de repérer si c’est lui-même ou l’objet observé qui se meut. Tel n’est pas le sens du principe galiléen de relativité auquel on le réduit parfois. Ce principe n’est pas épistémologique mais ontolo­gique : il nie que le mouvement soit un processus porteur d’un perfectionnement. « Accepter l’idée de relativité ce serait à novueau supprimer la fonction d’actualisation du mouvement local et donc lui retirer toute intelligibilité », note justement Maurice Clavelin [16].

En d’autres termes, chez Aristote, il existe une différence essentielle entre repos et mouvement, puisque le repos est soit le point de départ (par défaut d’actuation) soit le point d’arrivée du mouvement (par plénitude d’acte). Or, le principe de relativité galiléen postule qu’il est impossible de différencier un corps en mouvement (uniforme) et un corps en repos.

3) Les causes

a) Une définition de la causalité ?

On ne trouve pas chez Aristote un traité de la cause ni une définition de celle-ci. D’emblée, la causalité se pluralise. Si néanmoins, l’on souhaitait tenter une définition de la causalité, nous dirions que la cause est ce dont une chose dépend en son être ou en son devenir. De fait, la cause cherche à répondre à la question « pourquoi » ; or, le pourquoi implique un lien de dépendance. De fait aussi, dans son commentaire de la Physique, saint Thomas donnera cette quasi-définition à la suite d’Aristote : « le mot cause signifie : ce à partir de quoi quelque chose devient ». Mais que nous ayons spontanément dédoublé « en son être ou en son devenir » en dit long sur la quasi-impossibilité de ne pas aussitôt polysémiser la cause…

b) Les quatre « espèces » de causalité

Qui n’a entendu parler de la doctrine des quatre causes ? Le cours de métaphysique aborde les causes en traitant de la dynamique de l’être. Disons simplement ici qu’Aristote distingue en fait doublement la causalité : de manière essentielle, en espèces (et, en effet, elles sont au nombre de quatre) ; de manière accidentelle, selon les modalités (et il distingue trois couples de modalités). Limitons-nous à la première répartition. Lisons le texte des Physiques. D’autres textes pourraient être mobilisés [17].

 

« En un sens, la cause, c’est ce dont une chose est laite et qui y demeure immanent, par exemple l’airain est cause de la statue et l’argent de la coupe, ainsi que les genres de l’airain et de l’argent. En un autre sens, c’est la forme et le modèle, c’est-à-dire la définition de la quiddité et ses genres : ainsi le rapport de deux à un pour l’octave, et, généralement, le nombre et les parties de la définition. En un autre sens, c’est ce dont vient le premier commencement du changement et du repos ; par exemple, l’auteur d’une décision est cause, le père est cause de l’enfant, et, en général, l’agent est cause de ce qui est fait, ce qui produit le changement de ce qui est changé. En dernier lieu, c’est la fin ; c’est-à-dire la cause finale : par exemple la santé est cause de la promenade ; en effet, pourquoi se promène t-il, c’est, dirons-nous, pour sa santé, et, par cette réponse, nous pensons avoir donné la cause. Bien entendu appartient aussi à la même causalité tout ce qui, mû par autre chose que soi, est intermédiaire entre ce moteur et la fin, par exemple pour la santé, l’amaigrissement, la purgation, les remèdes, les instruments ; car toutes ces choses sont en vue de la fin, et ne diffèrent entre elles que comme actions et instruments [18] ».

 

Aristote distingue donc :

– « ce à partir de quoi quelque chose devient et qui demeure dans la chose même », c’est-à-dire (ule ou to upokeïiméenon) : la matière ou le sujet.

– « l’espèce, l’exemplaire » (o eïidos, o paradeigma) ; et aussi (h ousia et to ti êen einaïi) la substance, l’être ce que c’était.

– « le principe du mouvement ou du repos » (h arce tes kinéeséos).

– « ce en vue de quoi quelque chose devient » ; c’est-à-dire (to on henekon, iagathon, to telos) le « ce pour quoi, le bien, la fin ».

Ce sont les scolastiques qui associeront au mot cause les quatre qualificatifs célèbres qu’Aristote utilise comme substantifs. Cela donnera donc, respectivement : « causa materialis, formalis, efficiens et finalis » dont la traduction française est transparente (cause matérielle, formelle, efficiente, finale). Nous emploierons ces mots plus courts et mieux connus que ceux d’Aristote : ils sont conceptuellement équivalents.

4) La conception aristotélicienne du cosmos

La conception aristotélicienne du cosmos présente deux grandes originalités et nou­veautés à l’égard de ses prédécesseurs. Tout d’abord, Aristote va lui donner un ordre spatial, ce qu’il appelle le ubi et plus encore le situs. Précisément, il introduit six direc­tions a priori : le haut et le bas, la droite et la gauche, l’avant et l’arrière. Le physicien contemporain sourit aussitôt avec condescendance de cet anthropomorphisme naïf. Là encore, ce n’est pas voir la profonde cohérence de cette doctrine avec l’ensemble de la philosophie de la nature péripatéticienne. [19] Pour Aristote, ces directions sont d’abord des données de l’expérience immédiate et irrécusable : jamais l’on n’a vu un corps lourd s’élever spontanément vers le haut ; toujours, il se dirige vers le bas. Et vice versa pour un corps léger comme le feu. « Quant à nous, nous prétendons que l’extrémité de l’Uni­vers que nous appelons le haut est, par sa position, en haut et naturellement première ; et puisque le Ciel a une extrémité et un centre, il est évident qu’il a aussi un haut et un bas [20] ».

Mais la raison fondamentale se déduit de ce qu’est le mouvement. En effet, nous allons le voir dans un instant, elle est liée intrinsèquement au mouvement local ; or, tout mou­vement va de la puissance à l’acte ; précisément, le bas ou plutôt le centre est l’acte du corps lourd, le lieu où il trouve son repos (et le contraire pour le corps léger). Autrement dit, la différence des lieux ou des directions n’est pas relative comme le conçoit la géo­métrisation galiléenne de la nature, mais absolue. « Dans la nature chaque détermination est définie absolument ; le haut n’est pas n’importe quoi […] et de même le bas ». Car ces deux directions se distinguent « non seulement par leur position, mais aussi par leur puis­sance [21] ».

Nous verrons plus bas que les directions essentielles pour la compréhension du mou­vement local sont le haut et le bas. Mais les autres différences de directions sont tout autant objectives : par exemple, « la droite diffère formellement de la gauche [22] » : elle in­tervient pour déterminer le lever et le coucher des étoiles, comme nous le dirons à pro­pos du mouvement diurne des sphères célestes. De même, l’avant est la région traver­sée par les étoiles allant de droite à gauche, alors que l’arrière est la région opposée [23].

Seconde innovation. Nous venons de le voir, à ces lieux sont liés des mouvements. À un lieu naturel est lié un mouvement naturel. En effet, l’intuition sensible nous garantit que « tous les corps naturels sont par soi mobiles selon le lieu [24] » : ce qui est une évidence irrécusable. Or, l’observation montre que la ligne droite et la ligne circulaire sont les seules grandeurs simples. Il est donc évident que les lieux liés à ces mouve­ments sont originaires, premiers, simples.

La conséquence de ces deux innovations est « une structure d’ordre » qui, pour un Clavelin, est « l’élément le plus fondamental de la cosmologie aristotélicienne [25] ». Mais ne nous gaussons pas trop vite de la prétendue naïveté aristotélicienne. Le Stagirite se heurte ici à la conception atomiste du monde. Pour Démocrite, la structure du monde naît des chocs anarchiques, aléatoires des atomes. Mais Aristote lui objecte à juste titre [26] : le Cosmos est ordonné, ce que tout Grec concède. Nous nous trouvons donc face au di­lemme suivant : Soit les mouvements des atomes constituant spontanément le Cosmos possèdent une structure d’ordre (et c’est ce que suppose implicitement Démocrite envisa­geant des atomes qui sont « mus sans contrainte vers leurs lieux propres »), mais l’ordre est donc secrètement supposé. Soit les mouvements des atomes sont totalement désor­donnés, mais comment expliquer que l’ordre puisse venir du chaos ? Comment admettre que des corps « se mouvant de mouvements désordonnés peuvent former des combinai­sons semblables à celles des corps dont la constitution est naturelle, par exemple les os et les chairs » ? Aristote nous propose donc une vision du cosmos comportant un ordre prédonné, inconditionné, contradictoire avec ce que sera l’univers classique. Mais n’oublions pas la richesse et la profondeur de cette conception ordonnée et dynamique, donnant une place centrale au mouvement.

Là s’enracine la conception ancienne, aristotélicienne du Cosmos ordonné et hiérar­chisé qui, pour les historiens, volera en éclat avec Galilée.

5) Les espèces de changement

Les concepts de kinèsis et de metabolè (« mouvement »), d’un emploi d’abord vague au début de la Physique, sont précisés dans le livre V. Précisément, Aristote distingue trois espèces de mouvement.

a) Exposé conceptuel

Lisons deux passages. Le premier rappelle (incomplètement) la doctrine des dix catégories qui est le principe à partir duquel se « déduisent » les espèces de mouvement :

 

« Si donc les catégories se divisent en substance, qualité, lieu, temps, relation, quantité, action et passion, il doit y avoir trois mouvements, celui de la qualité, celui de la quantité, celui qui est selon le lieu [27] ».

 

Le second s’attarde sur la raison de cette application (la contrariété) et cherche les dénominations propres de ces mouvements :

 

« Puisqu’il n’y a pas de mouvement, ni de la substance, ni de la relation, deni l’action et de la passion, reste qu’il y a seulement mouvement selon la qualité, la quantité et le lieu. Car dans chacune de ces catégories, il y a contrariété.

« Appelons donc altération le mouvement selon la qualité ; c’est le nom d’ensemble qui lui a été attaché. J’entends par qualité, non celle qui est dans la substance (et, en effet, la différence spécifique est qualité), mais la qualité affective, selon laquelle on dit qu’une chose est affectée ou n’est pas affectée.

« Quant au mouvement selon la quantité, il n’y a pas de nom qui en désigne l’ensemble ; mais, selon chacun des deux contraires, il est accroissement ou décroissement, l’accroissement allant vers la grandeur achevée, le décroissement partant de celle-ci.

« Le mouvement selon le lieu n’a pas de nom, ni d’ensemble ni particulier ; appelons-le dans l’ensemble transport, bien que ce mot s’applique proprement aux seules choses qui changent de lieu sans avoir en soi le pouvoir de s’arrêter et aux choses qui ne se meuvent pas par soi selon le lieu. […]

« On voir d’après cela qu’il n’y a que ces trois mouvements [28] ».

b) Les mots pour le dire

Il n’est pas inutile de préciser que, très influencés par le mécanisme introduit depuis Newton (et même Descartes) dans notre vision du mouvement, celui-ci se réduit aujourd’hui au seul déplacement local (la première espèce de mouvement). En regard, pour Aristote, mouvement englobe l’ensemble des trois espèces (selon le lieu, la qualité et la quantité).

La « metabolè au sens strict » n’est générique qu’envers la genesis et la phtora, et la « kinèsis au sens strict » n’est générique que pour la phora, l’auxèsisphtisis et l’alloiôsis. La taxinomie des processus fondamentaux devient dès lors la suivante. Le genre « L’energeia au sens large » se subdivise ainsi :

1. L’energeia imparfaite/kinèsis au sens large/metabolè au sens large

a. kinèsis au sens strict (mouvement)

Nous trouvons ici les trois devenirs accidentels ou mouvements :

phora : mouvement selon le lieu (déplacement, transfert, translation).

alloiôsis : mouvement selon la qualité (modification, altération).

auxèsis-phtisis : mouvement selon la quantité qui n’a pas de dénomination générique : croissance (accroissement, augmentation) et cécroissance (décroissement, diminution).

b. metabolè au sens strict (changement)

Nous trouvons ici les deux devenirs absolus ou substantiels :

genesis : passage du non-être à l’être (génération).

phtora : passage de l’être au non-être (corruption ou destruction).

2. L’energeia parfaite ou energeia au sens strict

Kuklophoria (c’est-à-dire translation de la sphère céleste).

 

Désormais, nous ne traiterons que du mouvement local. Tel est d’ailleurs le sens actuel du mot mouvement.

6) Conséquences : le lourd et le léger

De ces différents principes il est possible de déduire quantité de conséquences : la fini­tude du monde (cf. ci-dessous), l’impossibilité du vide (cf. cours sur le sujet), etc.

Une conséquence essentielle concerne la caractérisation du lourd et du léger. Là en­core, partons de la conception classique du poids : le poids est une notion toute relative ; on ne peut parler que d’un corps plus ou moins lourd ou léger, non pas d’un corps grave. De même, le poids ne détermine pas a priori le type de mouvement : si lourd soit un corps, il peut rencontrer un corps plus lourd qui l’attire. Aristote a rencontré des opinions proches de cette conception relativiste du poids. Pour Platon, est plus lourd « le corps formé d’un plus grand nombre de parties identiques, tandis que celui qui est formé d’un moins grand nombre est plus léger [29] ». Pour les atomistes, les corps se constituent aussi de particules élémentaires, mais la raison de différence de poids ne tient pas à leur plus ou moins grande agglomération extérieure, mais à la présence d’un plus ou moins grand vide intérieur : « c’est le vide emprisonné dans les corps, disent-ils,qui les rend plus légers, et fait parfois que le corps le plus grand est aussi le plus léger [30] ».

Aristote oppose à ces deux opinions de prendre le lourd et le léger en des sens relatifs ; or, seul ce qui est absolu peut fonder ce qui est naturel. Précisément, nous avons vu qu’il existe un mouvement naturel vers le bas et un autre vers le haut. Ces lieux ne sont pas relatifs, mais absolus. Or, nous constatons que certains corps se portent vers le bas : les corps graves et d’autres vers le haut : les corps légers. Voilà pourquoi cette différence sera, comme celle des lieux, naturelle, c’est-à-dire inscrite dans la nature du corps : par nature, de manière absolue, est léger ce qui se porte vers le haut et lourd ce qui se porte vers le bas. « L’acte du léger, c’est le fait d’être en un certain lieu, à savoir en haut [31] ». Et ces qualités sont absolues, indépendantes, contrairement à ce que la théorie de la gravi­tation dira et, avant elle, Galilée : la légèreté et la gravité dépendent non pas de la den­sité relative de chaque corps mais du lieu absolu lié à sa nature.

Il y aura donc des corps qui sont déterminés par la nature à se mouvoir vers le centre et d’autres à partir du centre : « la cause en est que la nature le veut ainsi, et que c’est là l’essence du léger et du lourd, déterminés l’un par le haut, l’autre par le bas [32] ».

Certes, objectera-t-on, certains corps se meuvent tantôt vers le haut, tantôt vers le bas : ainsi le bois tombe dans l’air mais remonte dans l’eau. Or, quand on considère attenti­vement ces corps, on constate qu’ils ont une composition mixte, à la fois légère et grave : tel est le cas du bois qui est à la fois plus lourd que l’air et plus léger que l’eau [33].

7) Mouvements naturels et violents

Autre conséquence essentielle : la distinction opérée par Aristote entre mouvements naturels et violents. Est naturel un mouvement qui tend vers son lieu propre, et violent un mouvement qui est détourné de ce lieu ou maintenu en ce lieu. Plus généralement, la naturalité est directement liée au respect de la finalité inscrite dans le dynamisme propre du corps [34]. En revanche, la violence naît toujours du non-respect de la finalité et du re­pos qu’elle entraîne.

Un signe du caractère violent d’un mouvement est la résistance active opposée par le mouvement que l’on contrarie lorsqu’on le sort de son lieu naturel.

Pascal Ide

[1] Paul Tannery, « Galilée et les principes de la dynamique », Mémoires scientifiques, VI, Paris, 1926, p. 399.

[2] Martin Heidegger, « Ce qu’est et comment se détermine la phusis », trad. François Fédier, in Questions II, Paris, Gallimard, 1968, p. 183. Souligné dans le texte.

[3] a) Œuvres d’Aristote

Physique, trad. Henri Carteron, coll. « Les Universités de France », Paris, Les Belles Lettres, 1926, 2 tomes, vol. 1 (pour les 4 premiers livres) et vol. 2 (pour les quatre derniers livres).

Traité du Ciel suivi du Traité pseudo-aristotélicien du monde, trad. Jules Tricot, coll. « Bibliothèque des textes philosophiques », Paris, Vrin, 1990. Désormais cité De Cœlo.

  1. b) Ouvrages sur Aristote

George Brazzola, « Du renouvellement de la philosophie de la nature » in Nova et vetera, n° 3, juillet-septembre 1989. Ingrid Craemer-Ruegenberg, Die Naturphilosophie des Aristoteles, Fribourg-Munich, Alber, 1980. Pierre Duhem, Le Système du monde. Histoire des doctrines cosmologiques de Platon à Copernic, Paris, Hermann, tome 1, 1913, nouveau tirage, 1988, chap. 3 « La physique d’Aristote », p. 130 à 241. L’exposé de Duhem qui rend compte avec précision de la physique aristotélicienne (et, plus encore, de la mécanique et de l’astronomie) date mais demeure toujours valable. Leo Elders, Aristotle’s Cosmology on the De cælo, Assen (Pays-Bas), Van Gorcum, H.J. Prakke & H.M.G. Prakke (Éd.), 1965 ; Aristotle’s Cosmology, 1966 ; Aristotle’s Theology, 1972. Gilles-Gaston Granger, La Théorie aristotélicienne de la science, Paris, Aubier, 1976. Mohan Matthen (Éd.), Aristotle Today. Essays on Aristotle’s Ideal of Science, Edmonton (Alberta), Academic Printing & Publishing, 1988. Sir David Ross, Aristotle’s Physics. À Revised Text with Introduction and Commmentary, Oxford, University Press, 1936. Friedrich Solmsen, Aristotle’s System of the Physical World. A Comparison with his Predecessors, Ithaca, Cornell University Press, 1960. William A. Wallace, « The Intelligibility of Nature a Neo-Aristotelian View », in Review of Metaphysics, 38 (1984) n° 1, p. 33-56. Wolfgang Wieland, Die aristotelische Physik, Göttingen, Vandenhoeck und Ruprecht, 1962.

 

[4] Maurice Clavelin, La philosophie naturelle de Galilée. Essai sur les origines et la formation de la mécanique classique, Paris, Librairie Armand Collin, 1968, p. 19.

[5] Physiques, III, chap. 1, 200 b 26-201 a 11, p. 89 et 90. Souligné par moi.

[6] Cf. aussi l’opinion de Rémi Brague, « Note sur la définition du mouvement (Physiques III, 1-3) », François de Gandt et Souffrin (éds.), La physique d’Aristote et les conditions d’une science de la nature, Paris, Vrin, 1991, p. 107-120.

[7] Cf. Plotin, Ennéades, VI 3 (44), 22.

[8] Cf. Ross, Aristotle’s Physics, p. 537.

[9] Cf. Ackrill, « Aristotle’s distinction between Energeia and Kinessis », R. Bambrough (éd.), New Essays on Plato and Aristotle, London, Routledge & Kegan, 1965, p. 121-141.

[10] Cf. Jean-Marie Le Blond, Logique et méthode chez Aristote, Paris, Vrin, 1939, 1996, p. 422.

[11] Cf. Pierre Aubenque, Le problème de l’être chez Aristote, p. 453-454.

[12] Cf. Kosman, « Aristotle’s definition of motion », Phronesis, 40 (1969), p. 40-62.

[13] Cf. A. Anagnostopoulos, « Change in Aristotle’s Physics 3 », OSAP, 39 (2010), p. 33-79.

[14] Physique, L. III, ch. 2, 201 b 33 – 202 a 1, p. 92.

[15] Pour le détail de l’argumentation, cf. Physique, L. V, ch. 2.

[16] Maurice Clavelin, La philosophie naturelle de Galilée, p. 48.

[17] Cf. aussi Métaphysiques, A, 3, 983 a ; Delta, 2.

[18] Aristote, Physique, L. II, ch. 3, 194 b 23 – 195 a 2, trad. Henri Carteron, p. 65.

[19] Anticipant sur la suite, je rappelle qu’un Husserl dans L’arche-Terre et un Heidegger dans Etre et temps rétabliront une conception aristotélicienne du lieu.

[20] De Cœlo, L. IV, ch. 1, 308 a 21-24.

[21] Physique, L. IV, ch. 1, 208 b 15s ; cf. L. III, ch. 5, 205 b 31-35.

[22] De Cœlo, L. II, ch. 2, 285 b 1-3.

[23] Cf. De Cœlo, L. II, ch. 5, 287 b 22 – 288 a 12.

[24] De Cœlo, L. I, ch. 2, 268 b 14-16.

[25] Maurice Clavelin, La philosophie naturelle de Galilée, p. 30.

[26] Cf. De Cœlo, L. III, ch. 2, 300 b 18s.

[27] Aristote, Physique, V, 1, 225 b 5-9, trad. Henri Carteron, coll. « Les Universités de France », Paris, Les Belles Lettres, 1926, 2 tomes, vol. 2, p. 14.

[28] Ibid., V, 2,  226 a 3 – b 8, p. 17.

[29] De Cœlo, L. IV, ch. 2, 308 b 5-7.

[30] Ibid., 308 b 30 – 309 a 11.

[31] Physique, L. VIII, ch. 4, 255 b 11-12.

[32] Physique, L. VIII, ch. 4, 255 b 15-17. Cf. De Cœlo, L. IV, ch. 4, 312 a 6-7.

[33] Cf. De Cœlo, L. IV, ch. 4, 311 b 1-13.

[34] Clavelin lie trop fortement cette distinction naturel-violent à la seule notion de lieu naturel. Ici et plus généralement, il n’aperçoit pas assez l’importance de la notion de finalité dans la philosophie de la nature d’Aristote ; cette occultation est d’ailleurs symétrique à la sous-évaluation de la notion d’acte. De manière globale, trop marqué par la vision mécanique de l’âge classique, il considère et juge Aristote avec les lunettes de Galilée, en termes mécaniques. C’est d’ailleurs pour cela qu’il fait de la théorie des lieux naturels le principe de l’ordre cosmologique péripatéticien, alors que les disciples du Philosophe ne le font jamais, la différence est significative. Que Clavelin n’en ait même pas conscience est révélateur…

8.3.2021
 

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