L’Église sacrement (universel) du salut 3/3

E) Nouvelle proposition : l’Église à la lumière du don

En fait, les limites théologiques qu’il nous semble devoir repérer dans le travail fort méritoire de l’abbé Varin s’enracinent en partie dans une limite d’un autre ordre, métaphysique, mais d’une métaphysique de l’amour-don qui induit ses notions par une démarche scalaire descendant aussi de la contemplation trinitaire. La reprise des catégories « instrument », « moyen » et « fin » n’est-elle pas trop univoque ? Ces notions ne doivent-elles pas aussi être réinterprétées par ce que la théologie nous apprend du dessein du salut et des êtres, personnels et collectifs, qui y sont engagés ?

La métaphysique de l’amour-don se déploie selon une triple dynamique, ternaire (en réalité unitaire, centrée sur le seul récepteur qui, par intériorisation, se donne à son tour), quaternaire (en réalité binaire ou plutôt bi-unitaire) et trinitaire (pneumatique). La déployant ailleurs, nous nous contenterons ici de l’appliquer allusivement.

1) L’Église, signe amatif

Nous observions ci-dessus que la distinction entre l’Église comme instrument ou chemin du salut et l’Église comme fin et accomplissement (déjà là) du salut demeurait impensée théologiquement, au ras même de la notion de sacrement. Or, c’est ce que permettrait une élaboration de celui-ci en clé de don. En effet, le sacrement est signe. Mais l’histoire a connu deux interprétations successives (et, aujourd’hui simultanées) du signe : surtout à partir du Moyen-Âge, cognitive et, à partir du xxe siècle, communicationnelle. Mais elles sont inadéquates au sacrement qui est un signe particulier.

Une troisième approche est toutefois possible qui est plus adéquate à la spécificité du sacrement, une approche que nous qualifierons d’amative ou de dative : qui, plus qu’une personne aimante, est sémiopoïète ? Ceux qui s’aiment multiplient les signes de leur amour. Or, ces signes ne se caractérisent pas seulement de manière quantitative par leur surabondance, ni même de manière qualitative par leur performativité (ils font ce qu’ils disent, à savoir, ils éveillent l’amour), mais de manière substantielle, par cette spécificité qu’est la loi de symbolisation : ils donnent celui qui les donne et ils transforment celui qui les reçoit. Ce point, comme les deux suivants, est longuement démontré dans une métaphysique de l’amour-don.

Ici, nous ne pouvons qu’en tirer la conclusion suivante pour l’ecclésiologie. Il est possible d’interpréter la formule conciliaire selon laquelle l’Église est sacrement à partir de la définition traditionnelle du sacrement comme signe, sans pour autant la réduire au seul instrument, à partir du moment où nous interprétons le signe dans une ligne ontodative comme ce qui symbolise l’aimant et le donne à l’aimé qui l’intériorise. Dès lors, l’Église comme signe sacramentel est instrument en tant qu’elle symbolise le Donateur divin, et elle est but accomplissant le salut en tant qu’elle est intériorisée par le récepteur grâcié, et donc divinisé, qui est ainsi intimement transformé et uni à son Sauveur.

2) L’Église épouse

Ensuite, nous relevions ci-dessus que l’ecclésiologie proposée par Roland Varin n’intégrait pas assez l’approche personnaliste de l’Église telle qu’elle est proposée par exemple par Joseph Ratzinger et Hans Urs von Balthasar [1]. Cette limite ne lui est pas propre : les interprétations instrumentales sont toujours centrées sur l’être de l’Église et les interprétations mystériques le plus souvent. D’ailleurs, symétriquement, les ecclésiologies personnalistes ou dialogales réagissent souvent aux précédentes visions (que, par souci pédagogique, nous pourrions qualifier d’ecclésiocentrée) et les excluent.

Or, justement, le don connaît la même tension interprétative, entre les approches psychologiques qui sont centrées sur l’individu et les approches sociologiques ou anthropologiques qui sont systémiquement centrées sur la relation. Les premières correspondraient à la vision ecclésiocentrée, et les dernières à la vision personnaliste ou dialogale [2]. Et une métaphysique adéquate de la donation possède aussi les ressources pour résoudre cette polarité en conjuguant dynamique ternaire et dynamique quaternaire du don [3]. En l’occurrence, la dynamique ternaire du don fonde la dynamique quaternaire, en ce que, d’un côté, le donateur prend de l’intérieur l’initiative de se donner avec gratuité et de ce que, de l’autre, le receveur consent à s’approprier le don, se laisser transformer là encore du dedans et créativement se donner en retour avec gratitude. Et la dynamique quaternaire du don achève la dynamique ternaire en ce que, d’un côté, le receveur n’existe qu’à se recevoir humblement du donateur et, de l’autre, le primo-donateur n’advient pleinement à son être même de donateur qu’en se recevant à son tour du deutéro-donateur de manière vulnérable.

Sans entrer dans le détail, l’Église n’advient à son être que parce qu’elle entre dans cette communion d’amour rythmé par les quatre moments du don au préalable intériorisés.

3) L’Église pneumatique

Enfin, une troisième approche complémentaire me paraît nécessaire pour cerner de manière idoine et intégrale le mystère de l’Église, notamment en son unité entre sa visibilité et son invisibilité. Nous disions ci-dessus que le père Varin réintroduit une nouvelle dualité insuffisamment pensée. Il faut dire plus : il ne s’affronte pas en propre à la question de cette dualité constitutive de l’Église pour montrer en quoi le double pôle moyen et fin du salut permet de la repenser de manière inédite.

Or, c’est ce que permet la troisième dynamique du don qui introduit la médiation pneumatique. D’un mot qui requerrait de longs développements, donateur et récepteur peuvent communiquer et donc vivre de la communion seulement par le tiers qu’est l’esprit [4]. Or, celui-ci suscite de lui-même l’organisation qui l’incarne et le pérennise, tout en y reconduisant – comme l’esprit de la loi s’exprime et s’effectue en une lettre qui lui jamais ne l’épuise. Puisque le Christ est à l’Église ce que le Donateur est au Récepteur, nous sommes donc conduits à doubler cette ecclésiologie christocentrique d’une ecclésiologie pneumatologique – intuition chère à Moehler [5]. Et l’Esprit dont l’Église est le temple – notion chère à Newman [6] – suscite donc la structure visible qui en sert l’invisible dessein missionnaire.

F) Conclusion

Les propositions finales que nous faisons ne sont, bien entendu, que programmatiques. Elles appellent des développements (certains sont déjà proposés sur le site), le premier étant l’unification des trois points de vue proposés. Certes, ils sont déjà harmonisés au sein de la triple dynamique du don, ternaire (l’Église ontodative), quaternaire (l’Église épouse) et trinitaire (l’Église pneumatique). Mais cette détermination demeure générale et doit être appliquée, analogiquement, à l’ecclésiologie. Elles appellent aussi des corrections. Toute critique argumentée est donc la bienvenue.

Si, en 1922, Romano Guardini pouvait constater à la suite d’un retour ressourçant à l’Écriture, à la patristique et à la liturgie, qu’« un événement de portée incalculable vient de se produire : l’Église se réveille dans les âmes [7] », moins d’un siècle plus tard, et malgré l’apport de ce concile De Ecclesia que fut Vatican II, une thèse d’ecclésiologie constatait à propos de sa propre réception qu’il « a conduit peu à peu à une dévaluation de sa mission et de sa nécessité dans l’économie du salut [8] » et la présentation d’un colloque au titre provocateur Pourquoi l’Église ?, à l’apparente inutilité de celle-ci pour nos contemporains même de culture chrétienne [9].

Or, au-delà de la déchristianisation ou du scandale des abus, l’une des raisons majeures de cette crise tient à la réduction de l’Église à une simple institution comme la société. Là contre, deux affirmations de deux grands théologiens français : « Le mystère de l’Église est en résumé tout le Mystère [10] » (Lubac). « Le ‘mystère’, c’est le Christ lui-même, mais le Christ incluant en lui tout son Corps, l’Église, comme sa propre plénitude [Ép 1,23] [11] » (Bouyer).

 

[1] Cf., notamment, Hans Urs von Balthasar et Joseph Ratzinger, Marie, première Église, trad. Robert Givord, Joseph Burkel et Charles Chauvin, Paris, Apostolat des Éditions, 1981 : Paris-Montréal, Médiaspaul, 32005.

[2] Que cette ecclésiologie soit qualifiée de personnaliste ne signifie donc pas qu’elle soit individualiste, puisque la personne est considérée dans sa relation, en l’occurrence le Christ dont elle se reçoit et avec qui elle entre en communion.

[3] Cf., notamment, Pascal Ide, Bénédite de Peyrelongue, Anouk Grévin et Jean-Dider Monneyron, Recevoir pour donner, Paris, Nouvelle Cité, 2021.

[4] Pour une première approche, cf. Pascal Ide, « Pour une approche philosophique des champignons », Revue des questions scientifiques, 193 (2022) n° 3-4, p. 1-104.

[5] Moehler « voulait sortir d’une vision toute juridique et apologétique de l’Église société hiérarchique et autorité enseignant instituée comme telle par Dieu », explique Yves Congar (art. « Möhler », Encyclopédie Catholicisme hier, aujourd’hui, toujours, Paris, Letouzey & Ané, tome 9, fascicule 39, 1980, col. 460-462, ici col. 460). De fait, dans son ouvrage L’unité dans l’Église, le théologien allemand commence, étrangement pour son époque, par l’Esprit-Saint. Et il s’en explique aussitôt : « J’ai préféré, dès le début, entrer dans le vrai centre de la question. Le Père envoie le Fils, e tle Fils envoie l’Esprit-Saint. C’est ainsi que Dieu est venu à nous. Et c’est dans le sens inverse que nous parvenons à Dieu. L’Esprit nous conduit au Fils et le Fils au Père. Aussi ai-je voulu commencer par ce qui, dans notre ‘christianisation’, se présente en premier lieu selon le temps » (Johann-Adam Moehler, L’unité dans l’Église ou le principe du catholicisme, trad. A de Llienfeld, coll. « Unam Sanctam » n° 2, paris, Le Cerf, 1938, p. 1). Plus précisément, l’effet propre de l’Esprit-Saint est la communion : « l’Esprit unique […] est le lien entre tous les fidèles » (Ibid., § 32, p. 99). Or, pour Moehler, l’Église est communion. Donc, « l’Église est avant tout un effet de la foi chrétienne, le résultat de l’amour vivant des fidèles réunis dans l’Esprit Saint » (Ibid., § 49, p. 161).

[6] Cf., en particulier, John Henry Newman, « Le temple visible », Sermon 20. Pentecôte, trad. Claude Lacassagne, dans Sermons paroissiaux. 6. L’identité chrétienne, éd. Pierre Gauthier, coll. « Textes », Paris, Le Cerf, 2006, p. 246-255.

[7] Romano Guardini, Du sens de l’Église, trad., 41955, p. 19. Cité par Joseph Ratzinger, Église, œcuménisme et politique, trad. Philippe Jordan, Philippe-Ernst Gudenus et Beat Müller, Paris, Payard, 1987, p. 11.

[8] Alexandra Diriard, Ses frontières sont la charité. L’Église Corps du Christ et Lumen gentium, coll. « Études Charles Journet », Paris, Lethielleux et DDB, 2011, p. 126.

[9] « Si la majorité de nos contemporains européens restent attchés à ou tributaires d’un ‘christianism’ sans Dieu et sans Église, beaucoup ne savent plus à quoi sert cette dernière » (Christoph Theobald, Pourquoi l’Église ? La dimension ecclésiale de la foi dans l’horizon du salut. Actes du 23e Colloque des Recherches de Science religieuse, 2011, Montrouge, Bayard, 2014, p. 7).

[10] Henri de Lubac, Méditation sur l’Église, dans Œuvres complètes. Vol. VIII, Paris, Le Cerf, 2012, p. 9-337, ici p. 36.

[11] Louis Bouyer, « Mysterion », Vie Spirituelle. Supplément, 23 (1952), p. 397-412, ici p. 402.

16.2.2023
 

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