Comment parler des livres que l’on n’a pas lus ?

Le professeur de littérature française et psychanalyste Pierre Bayard est réputé pour l’originalité de ses propos, en général et en particulier pour son ouvrage de 2007 : Comment parler des livres que l’on n’a pas lus ? [1] Assurément, cette question réjouissante – question qui présuppose la possibilité d’une telle parole – est insolente, voire paradoxale. Pourtant, nous n’y trouvons nul éloge de la paresse ou du mensonge [2]. Plus profondément qu’au plan éthique, l’ouvrage mérite d’être interrogé au plan anthropologique : l’acte de parole dont il nous parle semble faire fi de l’origine, du nécessaire héritage. Il n’est possible de se passer de lire que parce que, déjà, l’on a lu ou entendu des personnes parler de leur lecture. En ce sens, l’ouvrage est un digne fruit du mot d’ordre des Lumières : « Pense par toi-même ». Mais, face à l’injonction drastique et culpabilisante (« Lis », « Lis tout », « Ne parle que lorsque tu auras tout lu », « Ne parle que de ce que tu as lu »), l’on ne peut que se féliciter de ce rappel que la lecture n’est pas une fin ni même un passage obligé, ni surtout toujours féconde (tant de livres lus ont été oubliés ; inversement, tant d’ouvrages dont on a entendu parler ou que l’on a seulement parcourus nous ont pollinisés). La vraie finalité est bien de penser – « L’essentiel est de parler de soi et non des livres, ou de parler de soi à travers les livres [3] » – et, plus encore, de penser à neuf : « Devenir soi-même créateur, c’est bien à ce projet que conduit l’ensemble des constatations faites ici [4] ».

Certes, il y a une contradiction à écrire un livre pour dire qu’il n’est pas utile de lire, puisque la thèse demande, pour être défendue in actu signato, qu’elle soit contredite in actu exercito. L’on s’étonne que l’auteur ne se soit pas affronté à ce paradoxe. Mais cette ingénuité dit aussi que l’intention n’est en rien sophistique ou déconstructionniste [5]. Pierre Bayard propose même, là encore presque naïvement, quatre règles pour se libérer de ce surmoi social qui, en mesurant la parole à la lecture, la bâillonne : ne pas avoir honte ; imposer ses idées ; inventer les livres ; parler de soi. Faut-il le préciser ?, l’ouvrage ne peut qu’intéresser l’exégèse qui se passionne pour la place que le livre sacré laisse au lecteur.

Pascal Ide

[1] Pierre Bayard, Comment parler des livres que l’on n’a pas lus ?, coll. « Paradoxe », Paris, Minuit, 2007.

[2] L’auteur a consacré son premier livre à ce sujet (cf. Le paradoxe du menteur. Sur Laclos, Paris, Minuit, 1993).

[3] Comment parler des livres que l’on n’a pas lus ?, p. 154.

[4] Ibid., p. 160.

[5] On se souvient de la tout aussi jouissive anti-préface de Michel Foucault à son Histoire de la folie à l’âge classique (coll. « Tel », Paris, Gallimard, 1972, p. 9 et 10).

15.2.2023
 

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