d) Preuve par une autre propriété, le contact
De même, une approche phénoménologique (toujours au sens réaliste et métaphysique) accorde de l’importance à la surface ; et les êtres ne peuvent se rencontrer que par leur surface et une telle rencontre s’appelle contact [1]. Or, le cardinal Journet accorde une particulière importance à la notion de contact :
« C’est l’action par contact qui fonde l’Église, l’Église dans son état de plénitude et d’achèvement. C’est l’action par contact que le Christ s’efforce en quelque sorte de multiplier quand il passe la mer pour aller guérir le possédé, quand il parcourt les routes quand il passe la mer pour aller guérir le possédé, quand il parcourt les routes de la Judée et de la Galilée, jusqu’aux confins de la Phénicie. C’est elle qu’il veut éterniser dans le temps quand, sur le point de nous quitter, il institue au milieu de nous la hiérarchie visible, qui, du haut du ciel où il réside (Mc 16,19), lui servira comme d’un instrument charnel pour nous toucher. » C’est l’Église « qui, à travers les sacrements de la loi nouvelle – ils sont comme les mains du Christ étendues sur nous à travers le temps et l’espace – peut faire passer jusqu’à nous, plus ou moins intensément selon l’état de nos dispositions, la sainteté du Christ avec les richesses mêmes qui lui sont propres [2] ».
Pour autant, Journet accepte que, parfois, le Christ sauve à distance : « C’est seulement à distance que le Christ agit sur les millions de contemporains qui ne le connaissent pas, mais qu’il visite secrètement par les rayons de grâce sortis de son cœur. Cette grâce d’illumination et d’amour est destinée à les sauver [3] ». Toutefois, cela n’a lieu que lorsque « la dérivation par contact, normale depuis la venue du Christ, est entravée [4] ». Par conséquent, « ces grâces ne sont que des suppléances. Dans la mesure où elles ne sont pas sacramentelles et orientées, elles ne sont pas pleinement christiques et christoconformantes. Elles souffrent violence, elles sont mutilées. Elles ne donnent naissance qu’à un état initial, précaire, anormal de l’Église [5] ». Dit autrement, « partout où elle [la grâce à distance] est reçue, l’Église est sans doute latente, en devenir, en acte tendanciel. Nulle part cependant, elle est en acte achevé [6] ».
D’ailleurs, cette double action par dérivation se rencontre déjà dans la vie du Christ : « par contact en Palestine, où le Christ est lui-même présent et agissant pour fonder de ses propres mains l’économie nouvelle et définitive de son Église pérégrinante. A distance partout ailleurs, où le Christ ne peut être visiblement présent, où il n’est pas encore temps qu’il envoie ses disciples (Mt 10,5) ni se porte lui-même (Mt 15,24), mais où des rayons partis de son âme parviennent secrètement à chacun de ceux qui vivent sous les économies soit de la Loi mosaïque, soit de la Loi de nature [7] ».
Mais l’on touche aussi les limites de la métaphysique sous-jacente : la différence proximité-distance est-elle plus qu’une métaphore dans une métaphysique qui fait de l’espace une catégorie seulement matérielle ? Il nous faut désormais interroger la distinction entre acte achevé et acte tendanciel.
e) Preuve par la distinction entre acte achevé et acte tendanciel
Enfin, pour Journet, l’appartenance à l’Église se réalise selon des degrés très différents [8]. Or, s’il y a appartenance, il y a actuation. Cela signifie donc que l’on doit distinguer des degrés divers d’actualisation. Ici, Journet s’appuie sur une détermination de Maritain qui distingue entre acte achevé ou parfait et acte tendanciel ou incomplet ou acte virtuel. Les deux appartenances ne s’opposent pas « comme appartenance réelle et appartenance irréelle, mais comme appartenance ontologique actuelle, consommée, et appartenance ontologique virtuelle, ébauchée, comme appartenance en acte achevé et appartenance en acte virtuel [9] ». Or, cette distinction n’est pas sans poser des problèmes. Concrètement, le premier cas correspond à l’appartenance du baptisé, donc à la présence par contact et le second à l’appartenance du non-baptisé dans le régime des grâces christiques à distance. Toutefois, Journet distingue le premier cadre en appartenance actuelle parfaite chez le baptisé dans la charité et appartenance actuelle imparfaite chez le baptisé pécheur. Pourtant, celui-ci est plus éloigné de l’Église que celui qui lui appartient de manière seulement tendancielle et virtuelle… En outre, il est intéressant de voir que Journet a hésité avant de se ranger à l’opinion de Maritain :
« J’hésite à dire que ceux qui n’ont entre eux actuellement qu’un des éléments de l’âme de l’Église (qui comme telle est indivisible et indivise) sont actuellement de l’Église. […] J’accorde que ‘virtuel’ signifie ‘actuel incomplet’ au sens que vous dites. Si je parle d’appartenance virtuelle pour les acatholiques, c’est pour réserver le mot d’appartenance actuelle imparfaite aux pécheurs qui, catholiques, sont dans l’Église [10] ».
Enfin, virtuel ne signifie pas potentiel. Maritain distingue un premier sens : une actualité qui « est elle-même purement et exclusivement tendance à autre chose » et « un acte qui exerce ses effets formels et qui cependant reste encore tendanciel à d’autres points de vue » [11]. Mais que signifie la distinction entre une réalité en acte qui par ailleurs est pure tendance ? S’agit-il d’une réalité en puissance ou en acte ? Et que peut signifier un acte imparfait qui s’entend usuellement du mouvement dans la philosophie thomasienne [12] ?
2) Preuve par les limites
Un certain nombre d’objections ont été adressées à la doctrine de Journet. Selon moi, elles sont pour une part pertinentes et les réponses, argumentées, mais souvent complexes, de l’ecclésiologue helvète confirment, en creux, la pertinence d’une lecture ontophanique.
a) L’unité
1’) Enoncé
C’est ce que montre le débat avec le père Ernest Mura [13]. Après l’avoir reprise [14], le père dominicain Jean-Hervé Nicolas a finalement écarté cette doctrine des deux âmes [15].
- L’âme est, par nature, un principe unique. Or, Journet attribue deux âmes à l’Église. Donc, sa doctrine viole la cohérence de l’analogie anthropologique. D’ailleurs S. Thomas lui-même n’attribue qu’une seule âme à l’Église : « De même qu’un homme ne possède qu’une âme et qu’un corps, sans préjudice de la diversité de ses membres, ainsi dans l’Église catholique, il y a un seul corps et cependant des membres divers. Et l’âme qui donne vie à ce corps, c’est l’Esprit Saint [16]».
- L’Église est une réalité collective. Or, la charité est un habitus et tout habitus est une réalité personnelle. « C’est formellement que la charité est la vie de l’âme, comme l’âme est la vie du corps [17]». Donc, la charité ne peut être principe de l’Église, notamment ne peut être son âme. « Le cardinal Journet passe indûment de l’information de la volonté de chaque fidèle à l’information du Corps mystique tout entier comme constituant un seul tout [18]».
2’) Réponse
Le Cardinal Journet a répondu précisément à ces objections. Non sans distinctions complexes sur lesquelles nous reviendrons, par exemple, les deux âmes [19], les trois unités [20], les deux types de personnalité, créée et incréée [21]. Sur le fond, il convoque le débordement de la grâce du domaine individuel au domaine collectif [22]. Ce faisant, il converge avec les intuitions de Lubac dans Catholicisme. Sur la forme, il convoque quatre arguments [23].
Retenons qu’il fait d’abord appel à la distinction entre les différents types de tout.
« À la ressemblance de l’âme substantielle de l’homme qui, selon son essence, est tout entière dans le tout et tout entière dans chaque partie, mais qui déploie inégalement ses puissances et ses vertus dans le corps, en sorte qu’elle assimile par les fonctions végétatives, connaît par les sens, voit par l’oeil, entend par l’oreille, l’âme accidentelle et collective de l’Église est, selon son essence, tout entière dans le tout et tout entière dans chaque partie […], mais en déployant diversement ses puissances et ses vertus dans les diverses fonctions et parties organiques de l’Église ; en sorte qu’elle est pour la multiplicité des chrétiens un principe immédiat d’unification numérique si parfait, qu’ils deviennent le corps dont le Christ est la tête – l’unité du corps étant nécessairement homogène à celle de la tête [24] ».
Notre théologien convoque aussi le pouvoir incorporant de la grâce capitale du Christ :
« La grâce du Christ n’est grâce capitale, à savoir grâce du Christ en tant que tête, qu’à raison de son rapport au corps, à l’Église. Elle est une grâce destinée par nature à se reverser, dans la mesure du possible, sur le corps, pour le rendre toujours plus parfaitement homogène à la tête ; une grâce destinée par nature à s’épancher dans le corps pour le vivifier intérieurement, l’informer, en un mot l’animer [25] ».
Certes, dans une de ses catéchèses, Paul VI a évoqué explicitement les deux âmes en renvoyant à Journet [26]. Toutefois, je me demande si la distinction ontophanique visibilité-fond ne serait pas plus opportune et moins embarrassante.
b) Complexité des distinctions de Journet
Les notions élaborées et les distinctions proposées par Charles Journet sont peu crédibles aussi parce qu’elles sont fort complexes. Que l’on songe par exemple à la notion d’« unité supra-subjective de l’Église par surexistence immatérielle d’amour [27] ». La distinction entre l’âme créée et l’âme incréée de l’Église, avec toutes les précisions ultérieures apportées pour clarifier le propos et lever les objections.
Ici, comme en science, la simplicité engendre la beauté et constitue un signe de vérité. D’autant que Journet disait volontiers qu’il proposait d’abord son enseignement à des enfants de douze ans pour voir s’ils pouvaient comprendre… « Sans doute est-il possible de justifier un vocabulaire, puisqu’en théologie, plus qu’ailleurs encore, nos pauvres mots sont si loin d’exprimer toute la réalité ». Puis, soulignant la complexité de l’expression « âme créée », il conclut : « Dès lors, ne vaut-il pas mieux se passer d’une terminologie qui demande autant d’éclaircissements [28] ? ». Même Maritain qui dit que Journet est, en ecclésiologie, son « meilleur guide », avoue prendre des distances avec le vocabulaire « technique » de son ami, là encore au sujet de l’âme créée de l’Église [29].
c) Problème du statut ontologique de la grâce
Un autre embarras est celui du statut ontologique de la grâce. D’un côté, elle est plus digne que la substance : en effet, elle relève de l’ordre surnaturel alors que le sujet humain est de l’ordre de la création. De l’autre, métaphysiquement, elle l’est moins puisqu’elle est un accident. Comment sortir de l’impasse ? l’on fera souvent appel au par accident :
« La grâce divine, tout en étant métaphysiquement réductible à la catégorie de la ‘qualité’, est cependant plus excellente que l’univers entier des ‘substances’ créées ; en sorte que saint Thomas peut écrire, qu’à juger du prix de l’œuvre accomplie, ‘la justification d’un pécheur, qui a pour terme le bien éternel de la vie divine, est une chose plus grande que la création du ciel et de la terre, laquelle a pour terme le bien d’une nature changeante’ [30] ».
Or, la question se pose de manière particulière à propos de l’unité de l’Église si on estime qu’elle est l’œuvre d’une âme créée qui est la charité. De nouveau le primat de la substance pose un problème.
« Pareillement, l’unité accidentelle mais surnaturelle de l’Église, causée par la communication de la grâce du Christ, de la charité du Christ, a plus de consistance et de dignité que l’unité substantielle mais naturelle du minéral, du végétal, de l’homme, de l’ange lui-même [31] ».
Or, il est passionnant que, au lieu du critère d’immutabilité donné par Thomas, Journet fasse appel au critère de communicabilité, donc de donation, pour souligner la supériorité de la charité [32]. Plus encore, il oppose l’accident à la substance comme ce qui se communique à ce qui est incommunicable :
« Le mystère de la charité, c’est que, prisonnière, circonscrite, incommunicable en tant qu’‘accident’, en tant que réalité inhérente à tel sujet, elle est libre, infinie, communicable en tant que réalité ‘spirituelle’, en tant qu’elle détient Dieu qui se réfléchit en elle comme dans un miroir pour nous permettre d’aimer tout l’univers avec son Amour indivisible et omniprésent. D’où il suit que, de ce dernier point de vue, la charité apparaît par nature comme omniprésente et parfaitement diffusible [33] ».
Et notre auteur en déduit deux actions :
« En sorte qu’elle pourra, d’une part soulever tout ce qui se fait dans l’Église avec une charité plus faible, et d’autre part être soulevée elle-même par ce qui se fait dans l’Église avec une charité plus forte. D’où ces deux caractères qu’on pourrait appeler son informativité et son absorptivité [34] ».
Pascal Ide
[1] Cf. Pascal Ide, « Le tout est (dans) la partie. La loi holographique, contrepoint à l’émergence », Philippe Quentin (éd.), Émergence, colloque de l’ICES, La Roche-sur-Yon, 19 et 20 mars 2019, coll. « Colloques », La Roche-sur-Yon, Presses Universitaires de l’ICES, 2021, p. 52-112.
[2] EVI, tome 3, p. 1049-1050. Souligné dans le texte.
[3] EVI, tome 3, p. 1796.
[4] Théologie de l’Église, p. 363.
[5] EVI, tome 3, p. 1992. Cf. aussi EVI, tome V, p. 648.
[6] EVI, tome 3, p. 1797.
[7] EVI, tome 4, p. 948. Cf. Charles Journet, Entretiens sur la grâce, Saint-Maurice (Suisse), Saint-Augustin, 21985, p. 168-169.
[8] Cf., par exemple, EVI, tome 3, p. 1133. Cf. le tableau p. 1750-1751.
[9] EVI, tome 1, p. 92.
[10] Charles Journet, Lettre à Jacques Maritain 440, 1er juin 1933, Correspondance, tome 2, p. 323.
[11] Jacques Maritain, Lettre à Charles Journet 438, 8 mai 1933, Correspondance, tome 2, p. 319. Cf. les longs développements p. 318-319.
[12] Parfois, virtuel et en puissance sont synonymes : tous les hommes vivants sont membres de l’Église, « au moins en puissance et virtuellement » (EVI, tome 3, p. 2098). Sur ces différents point, cf. Alexandra Diriart, L’inséparabilité du Christ…, p. 480-482.
[13] Ernest Mura, « L’âme du Corps mystique, est-ce le Saint-Esprit ou la grâce sanctifiante ? », Revue thomiste, 19 (1936) n° 2, p. 234-252. Repris presque intégralement dans Le corps mystique du Christ, sa nature et sa vie divine d’après saint Paul et la théologie. Synthèse de théologie dogmatique, ascétique et mystique, Paris, Blot, 2 vol., tome 1, 21936, p. 197-224.
[14] Cf. Jean-Hervé Nicolas, Les profondeurs de la grâce, Paris, Beauchesne, 1969, p. 323.
[15] Cf. Id., Synthèse dogmatique. I. De la Trinité à la Trinité, Fribourg (Suisse), Éd. universitaires ; Paris, Beauchesne, 1985, p. 673.
[16] S. Thomas d’Aquin, Expositio in Symbolum Apostolorum, in Opuscula teologica, tome 2, éd. Raymond M. Spiazzi, Torino-Roma, Marietti, 21953, sur l’article 9.
[17] ST, IIa-IIae, q. 23, a. 2, ad 2um.
[18] Stanislas Isnard Dockx, « L’Esprit Saint, âme de l’Église », Ecclesia a Spiritu Sancto edocta, Lumen gentium 53. Mélanges théologiques. Hommage à Mgr Gérard Philips, coll. « Bibliotheca ephemeridum theologicarum Lovaniensium » n° 27, Gembloux, J. Duculot, 1970, p. 65-80, ici p. 75.
[19] Cf. EVI, tome 2, p. 939-940. « Les rapports de l’Âme incréée de l’Église et de son âme créée », EVI, tome 2, p. 881-927.
[20] Cf. Ibid., p. 935-936. Confirmé par Benoît-Dominique de La Soujeole, Introduction au mystère de l’Église, coll. « Bibliothèque de la Revue Thomiste », Paris, Parole et Silence, 2006, p. 181.
[21] Cf. Charles Journet, « De la personnalité de l’Église », p. 196 ; cite Jacques Maritain, Le paysan de la Garonne, p. 903, note 14.
[22] Sur l’individualisation de la grâce, cf. EVI, tome 2, « Excursus III », p. 928-952.
[23] Cf. la systématisation qu’en donne Alexandra Diriart, L’inséparabilité du Christ…, p. 428-437.
[24] EVI, tome 3, p. 1092-1093.
[25] EVI, tome 3, p. 1024.
[26] Cf. Paul VI, Audience générale du 18 mai 1966, La documentation catholique, 1472 (5 juin 1966), p. 994. Cf. Charles Morerod, « Montini et l’ecclésiologie de Journet », Montini, Journet, Maritain. Une famille d’esprit. Journées d’étude, Brescia, Istituto Paolo VI, 2000, p. 147-153.
[27] EVI, tome 2, p. 902-903
[28] Émile Vauthier, « Le Saint-Esprit, principe d’unité de l’Église d’après S. Thomas d’Aquin », Mélange de Science Religieuse, 5 (1948), p. 175-196 et 6 (1949), p. 57-80, ici p. 74-75, note 4.
[29] Jacques Maritain, De l’Église du Christ. La personne de l’Église et son personnel, Paris et Bruges, DDB, 1970, p. 28-29, note 9.
[30] EVI, tome 2, p. 827. Cite ST, Ia-IIae, q. 113, a. 9.
[31] EVI, tome 2, p. 827.
[32] Je renvoie aux développements d’EVI, tome 2, p. 911-912, ainsi que d’EVI, tome 5, p. 118-123.
[33] EVI, tome 2, p. 911-912.
[34] EVI, tome 2, p. 912.