Le Temple de Dieu. L’évolution des significations à la lumière du don

1) Introduction

Cette étude portera sur la manière dont évolue la notion de temple dans la Bible, Ancien et Nouveau Testament.

a) Importance de ce thème

Le thème du Temple de Dieu dans l’Écriture est de grande importance.

Tout d’abord, il connaît une évolution très notable qui permet ainsi de mieux saisir l’évolution spirituelle traversant les deux Testaments.

De plus, cette évolution est riche pour mieux comprendre l’homme, sa relation à lui-même, aux autres, à Dieu, ainsi que Paul Beauchamp l’a montré [1].

Par ailleurs, il se dessine un ordre de grande intelligibilité, un lien entre l’histoire et l’être : « Les étapes successives de sa réalisation [de la Présence de Dieu] – écrit Yves-Marie Congar dans un essai essentiel – représentent une suite merveilleusement ordonnée d’approfondissements essentiels [2] ».

Ensuite, la notion de temple est très proche de celle de présence de Dieu. En effet, le temple exprime le mode de la relation de Dieu aux hommes ; or, cette relation est une relation de présence : « L’histoire des relations de Dieu avec sa création et très spécialement avec l’homme, n’est autre que celle d’une réalisation de plus en plus généreuse et profonde sa Présence à sa créature [3] ».

Enfin, le thème du temple est étroitement lié à celui du don. En effet, le temple est le lieu où Dieu demeure parmi ses créatures ; ainsi que nous venons de le dire, il dit la présence de Dieu dans son peuple. Or, Dieu n’est présent à ses créatures qu’en se donnant à elles, en se communiquant à elles.

b) Méthode

Nous pourrions parcourir les différentes étapes de l’histoire du salut. Mais, d’une part, ce travail diachronique fut fait par des exégètes et des théologiens : c’est par exemple ce qu’a fait l’ouvrage de Congar. D’autre part, cette distinction historique est hétérogène, extrinsèque aux principes de distinction ; or, une division correcte se prend de l’intérieur du genre.

Nous opterons pour une approche descriptive, donc thématique. Nous soulignerons ainsi différentes logiques : intériorisation, universalisation, etc. Certes, nous allons le voir, l’ordre logique ou, mieux, ontologique, épouse pour une bonne part l’ordre chronologique ; cette heureuse coïncidence ne fait que traduire l’admirable plan divin à l’« enchaînement admirablement simple et continu [4] ». Ainsi, ce qui nous intéresse, dans les différentes étapes par lesquelles passe l’évolution, c’est la manière dont se dégagent des lois – qui sont autant de lois métaphysiques de l’amour-don.

2) Exposé

a) Un processus d’intériorisation progressive

L’« histoire de l’habitation de Dieu avec les hommes progresse vers un terme défini, caractérisé par l’intériorité maxima [5] ». Or, le chemin distingue les étapes en fonction du terme. Ainsi, les étapes sont celles d’une intériorisation de plus en plus grande. J’en distinguerai quatre :

1’) Des choses aux personnes

Dieu est d’abord présent à la nature. Celle-ci, très proprement, est son temple. La philosophie et, avant elle, les mythes, a lu cette présence. Or, selon une intuition développée, notamment, par Balthasar, l’origine de la philosophie est religieuse. Voilà pourquoi elle témoigne de ce que Dieu demeure dans le temple cosmique.

Avec la Bible, apparaît un autre type de présence de Dieu : non plus seulement à la nature non raisonnable, mais à la créature spirituelle et libre, l’homme. Dieu se manifeste à l’homme, l’éternité fait irruption dans l’histoire humaine. De fait, cette irruption se vérifie dès l’origine, dès la création et vaut même pour l’époque antérieure à Abraham : c’est ainsi que Noé noue alliance avec Noé.

2’) D’une présence passagère à une présence permanente

Au temps des patriarches, Dieu apparaît, régulièrement, il intervient dans leurs vies, il vient à leur rencontre. C’est lui-même qui prend l’initiative, toujours imprévisible. La première intervention se réduit à une voix, donc à son caractère éminemment fugace : c’est celle qui intime à Abraham de quitter son pays (cf. Gn 12,1). La première rencontre visible et durable se produit à Sichem, au chêne de Môré (cf. Gn 12,6-7) ; Abraham la salue par la construction d’un autel.

Il demeure que cette présence est passagère. Symbolique est sa manifestation sous la forme des trois hommes auxquels Abraham offre l’hospitalité, au chêne de Mambré (cf. Gn 18). Il est ainsi signifié que Dieu est un hôte de passage. Il en est de même avec les autres patriarches, Isaac et Jacob. Même si ce dernier est gratifié de rencontres avec Dieu spectaculaires (l’échelle et le combat), celles-ci demeurent ponctuelles.

Au temps de Moïse et des Juges, la présence passagère devient permanente. Un certain nombre de signes – dont on donnera trois ou quatre – l’attestent. D’abord, les paroles de Dieu à Moïse. Dieu promet à celui-ci qu’il l’accompagnera : « Je serai avec toi ». (Ex 3,12) Il dit aussi sa présence stable à tout le peuple, en l’occurrence dans sa sainte montagne. C’est ce que chante Moïse : « Tu les planteras sur la montagne, ton patrimoine, lieu dont tu fis, Seigneur, ta résidence ». (Ex 15,17) A noter que « le lieu de ta résidence », mâkhôn lesivtekhâ, ne se trouve qu’en cet endroit. Ensuite, la Nuée est toujours liée à une manifestation de Dieu guidant son peuple [6] ; or, elle est une présence permanente, de jour comme de nuit (cf. Ex 13,21 ; Nb 12,5 et 14,14 ; etc.). Très proche de la Nuée est la Gloire, le kabod, qui est divine ; or, elle répond au terme araméen, qui ne se trouve pas dans la Bible, mais dans la théologie rabbinique, shekinah qui signife présence-habitation [7] ou plutôt habitation : Shekinah « doit se traduire habitation plutôt que présence. Il désigne de fait que Dieu habite quelque part : il y a son habitation. Tandis que la présence n’indique aucun lieu, aucun attachement, aucune préférence, l’habitation suppose qu’on a fait le choix d’un lieu pour y demeurer [8]« ; d’ailleurs, le verbe hébreu de même racine, sakan, signifie « habiter », La tente de réunion, pour les traditions élohiste et deutéronomiste, est le lieu où Moïse a coutume de se rendre pour s’entretenir avec Dieu ; or, dans la tradition sacerdotale, la tente est appelée aussi demeure, miskan ; d’ailleurs, le radical de miskan est le verbe sakan qui signifie habiter, comme nous l’avons vu. Enfin, la tente signifie tabernacle ; or, nous savons que celui-ci recueille la présence permanente de Dieu.

Certes, la Nuée cessera lorsqu’Israël arrivera aux frontières de la terre promise ; mais la Présence de Dieu se poursuivra alors par l’Arche et, plus tard dans le Temple.

2’) D’une présence collective à une présence personnelle

Dans l’Exode, au temps des Juges, la présence de Dieu à son peuple est collective : elle est donnée au peuple comme tel et non pas à telle ou telle personne individuelle. En effet, sa finalité est de guider le peuple jusqu’à la terre promise. Même la tradition sacerdotale ne promet une habitation de Dieu que collective : « J’habiterai au milieu des enfants d’Israël et je serai leur Dieu ». (Ex 29,45) Newman le dit de manière saisissante, comparant l’union de Dieu à son temple, dans la théologie de shekinah, à une union de type nestorien [9] ; or, le nestorianisme juxtapose deux personnes dans le Christ, donc fait de l’unité de son être une unité non pas essentielle mais accidentelle.

On a vu que Dieu est présent à tel ou tel personnage charismatique comme un patriarche ou un Juge. Il ne l’est pas à chaque membre de son peuple.

Tout change avec David. Ame profondément religieuse, il recherche la présence de Dieu. Le signe par excellence est son attitude à l’égard de l’Arche, lieu par excellence de cette présence : il la fait chercher ; il s’en réjouit dans une danse pleine de joie. Or, la motivation de David n’est nullement le besoin de remporter une victoire : au contraire, celle-ci est la condition de venue de l’Arche, non le fruit. Elle est d’honorer Dieu. Toute sa vie d’ailleurs le montre : « la lecture des récits de sa vie » montre qu’il est « une âme qui aime Yahvé, qui lui est attaché avec une délicatesse et une pureté incomparables [10] ».

4’) D’une présence à une inhabitation

Etre présent, c’est être avec ; habiter, c’est être dans. Autrement dit, la présence est à l’inhabitation ce que l’extérieur est à l’intérieur. À noter qu’inhabitation dit plus qu’habitation, selon la différence notée plus haut, faite par le Père Lagrange.

Au début, Dieu est présent par son vouloir, en manifestant sa volonté, en guidant, en exigeant un certain nombre de choses. Or, une telle présence demeure extérieure au cœur. Par conséquent, Dieu est présent, mais il n’habite pas dans ces personnes ou ce temple. De plus, Dieu ne donne pas son être, sa relation est de pouvoir, de dominant à dominé. Par conséquent, la présence de Dieu est asymétrique, sans réciprocité. Or, c’est l’amitié, donc la relation symétrique qui engage le cœur : on ne se donne qu’à un ami ; or, se donner, c’est se donner, donc engager son intériorité. Ce n’est pas à dire que l’homme soit considéré comme un simple exécutant, a fortiori comme un simple moyen : car Dieu n’utilise jamais l’homme ; de plus, il bénit et consacre la personne qu’il envoie en mission. Cependant, cette présence de Dieu ne transforme pas la personne de l’intérieur et, et non pas symétrique, d’ami à ami.

Un exemple clair en est donné par le mode de présence de Dieu aux Juges : l’Esprit du Seigneur fond sur lui ; or, s’il est présent en lui, ce n’est pas pour une relation d’intimité, pour entrer en communion, mais pour le députer à telle ou telle mission. Les valeurs militantes, voire militaires (les Juges sont des guerriers, des libérateurs) priment sur les valeurs cultuelles ou religieuses, au sens étymologique d’union à Dieu. Cela est encore vrai de Saül dont la relation à Dieu est plus fonctionnelle que gratuite et religieuse : Dieu est celui qui donne la victoire, non celui avec qui l’on peut entretenir une relation gratuite, celui dont on recherche la face. Bref, « il n’est pas dit encore que Dieu soit dans les hommes : il veut être avec eux [11] ».

C’est avec les prophètes que va changer le sens de la présence de Dieu. Un préjugé protestant, toujours attaché à dénigrer les médiations humaines, temporelles, a souvent opposé prophétisme et sacerdoce, autrement dit fait des prophètes les ennemis du Temple. L’exégèse et catholique et protestante a corrigé cette opposition et a montré qu’aucun prophète n’est contre le Temple, mais seulement contre son mésusage, les malfaçons d’un culte formaliste et hypocrite (cf. notamment Am 3,14 ; 4,4 ; 5,5 ; Os 4,4-10 ; Mi 3,11-12 ; Is 8,9s ; 22,8 ; 28,7-15 ; Jér 7,1-15, 21-28 ; 31,29-39 ; Ba 2,26 ; Mal 1,6-2,9), donc l’infidélité des prêtres et une pratique ritualiste des sacrifices (cf. Am 5,21-17 ; Os 8,13 ; 6,6 ; Is 1,10 s ; 2,9-19 ; 7,9 ; 29,13, cité par Mt 15,7-8 ; 30,15 ; 43,22 ; Mi 6,6-8 ; Jr 4,20 ; 7,21s ; Za 7,5s) ; d’ailleurs, il exsite des prophètes cultuels [12]. En plein, le message des prophètes est celui d’une religion intérieure : « Cherchez le Seigneur et vous vivrez », dit Amos (5,4.6.14). En effet, le prophète demande que l’on pratique la justice, la droiture, l’amour ou la connaissance de Dieu (Amos et Osée), la foi (cf. Is 7,9 ; 8,13-15 ; 28,16 ; 30,15), etc. Or, ce sont autant d’attitudes du cœur, donc de notre intimité. La nouveauté de l’alliance et de la Présence consiste en son intériorité. Les deux prophéties qui en témoignent avec le plus de force sont celles d’Ezéchiel (cf. Ez 36,24-27) et, plus encore, de Jérémie (cf. Jr 37,21-28).

Pour le dire d’une autre manière, nous passons d’une présence de Dieu qui est consacrante à une présence sanctifiante : en effet, la consécration députe à une fonction mais n’engage pas le cœur de la personne consacrée, alors que la sainteté suppose un lieu personnel avec Dieu. Pour le dire encore d’une autre manière, Dieu passe d’une présence plus transcendante à une présence plus immanente où, désormais, il demeure dans la personne humaine.

5’) D’une inhabitation spirituelle à une inhabitation sacramentelle, donc visibilisée

Mais Dieu veut une présence encore plus profondément inscrite dans le cœur de l’homme. Celle que permet le baptême et l’Église.

De plus, désormais, l’Esprit de Dieu est véritablement donné : il habite dans le fidèle, par la grâce baptismale. Plus encore, comme le dit Jean, le Fils « demeure » dans les fidèles.

Saint Cyrille d’Alexandrie le confirme en notant que l’Écriture n’a jamais appelé un prophète « temple de Dieu » : « Aussi sommes-nous appelés [par l’Écriture] temples de Dieu, tandis qu’on n’a jamais vu que l’un des saints prophètes ait été appelé temple de Dieu [13] ».

6’) D’une inhabitation spirituelle à une inhabitation ontologique

Tel est le changement opéré avec la venue du Christ. En effet, celui-ci est uni dans son être même à Dieu. Voilà pourquoi il peut être nommé « Temple de Dieu ».

Mais il se pose ici une difficulté : dans l’union hypostatique, Dieu est présent dans l’être ; mais l’être est antérieur à l’action ; or, une présence est d’autant plus grande qu’elle est voulue, agie ; donc, l’union hypostatique semble inférieure, moins parfaite que l’union de grâce, l’inhabitation. Pour le dire autrement, l’être est consacré, l’opération est sanctifiée ; or, on a vu que plus proche est la présence de Dieu dans la sanctification que dans la consécration.

On ne pourra pleinement répondre à cette difficulté que dans le cadre d’une difficulté qui sera soulevée plus loin.

7’) Conclusion

On pourrait traduire ce processus d’intériorisation de plus en plus profond dans le terme d’une proximité de plus en plus grand. Dieu ne cesse de se rendre non seulement accessible mais aussi proche : « Quelle est en effet la grande nation dont les dieux se fassent aussi proche que le Seigneur notre Dieu l’est pour nous chaque fois que nous l’invoquons ? » (Dt 4,7. Cf. 4,29. 33-34) La tente où demeure Dieu n’est-elle pas appelée « tente de la réunion » ou « du rendez-vous » (Dt 31,14) ? Or, une rencontre suppose une proximité.

b) Un processus d’unification progressive

On assiste à un mouvement de concentration de la présence de Dieu.

1’) D’une présence ubiquitaire, subie à une présence multicentrique, maîtrisée

Dans les religions païennes, la présence de Dieu se multiplie en fonction des éléments naturels. Le dieu des sources sera présent dans les sources. Et s’il est lié à un lieu donné, du moins ce lieu est-il naturel, précédent toute initiative de l’homme.

Avec la religion biblique, mais déjà dans les religions païennes, la présence va se localiser dans tel ou tel sanctuaire. C’est ainsi qu’on voit très tôt Abraham, puis les autres patriarches, construire des autels à Dieu.

2’) D’une présence multicentrique à un Temple unique

Pendant l’Exode, unique est la présence de Dieu, dans la Nuée venant sur la Tente de la Rencontre. Mais, comme on l’a vu, cet état est transitoire. Quand le peuple d’Israël s’installe en terre promise, durant la période des Juges, soit environ entre 1220 et 1040, les lieux de la présence vont de nouveau se multiplier. Certes, l’Arche existe ; mais elle se trouve à Béthel (cf. Jg 20,27) et ce lieu n’est pas plus valorisé qu’un autre. Même Samuel, qui pourtant a reçu sa vocation près de l’arche, ne semble pas y accorder une grande importance.

À cette division cultuelle s’ajoute ou plutôt s’adjoint, comme une de ses explications, une désunité politique Sud (lieu de la tribu de Juda, à part) – Nord (lieu des dix autres tribus, la tribu de Lévi n’ayant pas de territoire ni de vie propres) : les tribus du Nord sont fidèles à Saül ; c’est donc lorsque celui-ci disparaîtra qu’elles accepteront à se relier à David. Les différences demeurent néanmoins latentes, ainsi que la rupture postsalomonienne le soulignera [14]. Il est parlé de David comme « roi de Juda et d’Israël » (2 Sm 2,5). Le Père de Vaux parle d’une « monarchie dualiste [15] ».

Or, David va faire l’unité du pays, non seulement au plan politique mais au plan cultuel, en conquérant Jérusalem, en en faisant la capitale et en décidant d’y construire un temple. En effet, Jérusalem est un lieu politique : le roi y réside, les tribus y montent régulièrement (quand la fête annuelle fut-elle instaurée ?) ; mais, en même temps, les tribus montent pour adorer Dieu : l’Arche y est transférée, à la suite de l’intervention de Nathan : sa prophétie (cf. 2 Sm 7 et 1 Ch 17 qui, semble-t-il, est un texte plus tardif et chargé de la théologie théocratique postexilique) est « un des textes les plus importants de l’Écriture », dit Congar [16].

c) Un processus d’universalisation progressive

L’évolution de la présence de Dieu peut se comprendre à partir du temps : du discret au continu. Elle peut aussi se comprendre à partir de l’espace. Ici, l’évolution apparaît plus complexe, ainsi que nous le verrons.

1’) Des choses aux personnes

Dans les religions païennes, la présence de Dieu est liée aux choses, aux lieux matériels. Dans la Bible, Dieu est présent aux personnes.

2’) De l’élu au peuple élu

Au début, Dieu est là où se trouve la patriarche, donc telle personne individuelle qu’il a élue. Il est avec Abraham, comme il est avec Isaac et Jacob. Puis, avec l’Exode, il apparaît que Dieu n’est pas seulement présent de manière spéciale au guide qu’il s’est choisi, Moïse, mais à tout son peuple. Dès lors, on peut dire que Dieu « est là où est son peuple […]. Dieu habite, non un lieu particulier, fût-il «temple’, mais son peuple [17] ». Cette présence est collective et liée à son action.

3’) Du peuple élu à toutes les nations

Tel est le grand apport des prophètes : Dieu est présent non seulement à Israël mais à tous les peuples. « Quelque chose de nouveau se produit avec les grands prophètes », la révélation d’une présence universelle de Dieu [18]. Certes, le sens de l’universel ne date pas des prophètes, puisque la promesse d’extension à toutes les nations remonte à l’alliance abrahamique. Pourtant, la conscience explicite et constante n’apparaît véritablement qu’avec les prophètes (cf. par exemple Is 2,2-3), et plus encore avec les prophètes exiliques et postexiliques. Bien entendu, il ne s’agit pas de nier l’élection de Sion, mais seulement de ne pas exclure les nations.

D’abord, la présence de Dieu est liée à son Règne, c’est-à-dire qu’elle se réalise à la mesure de son Règne : comme le dit Congar, il s’agit « d’une Présence liée à une royauté, mais à la royauté de Dieu [19] ». Or, l’histoire montre que Dieu gouverne non seulement Israël mais tous les peuples. Pour le dire autrement, sa présence est cœxtensive à son pouvoir d’intervention dans l’histoire. Or, cette présence dépasse largement le cadre géographique de Sion.

Du point de vue plus subjectif, les prophètes expérimentent que la Présence de Dieu n’est pas d’abord cultuelle, mais intérieure : elle est liée à l’obéissance. Or, cette obéissance est prescrite, requise de tous les peuples.

4’) De l’Église pérégrinante à la Jérusalem céleste

C’est ce que dit Congar de l’Église pérégrinante : « Dans ce temple spirituel tel qu’il exsite dans la trame de l’Histoire et du Monde, le charnel est encore, hélas, non seulement présent, mais dominateur et même obsédant [20] ». D’où une nécessaire purification.

d) Un processus de plus en plus divin

Nous considérons ici non plus les causes intrinsèques ou la cause finale, mais la cause efficiente : qui construit le Temple, qui est l’origine de la présence et de l’inhabitation de Dieu en l’homme ?

1’) Un temple qui n’est pas fait de mains d’homme, mais est cosmique

On l’a vu le premier lieu où l’on a cherché la présence de Dieu est le cosmos. Or, celui-ci n’est pas fait de mains d’homme.

2’) Un temple fait de mains d’homme

Le temple de Jérusalem est doublement l’œuvre de l’homme. Certes, en son exécution, puisque l’on doit au Roi Salomon la mise en œuvre de ce vaste et magnifique projet. Mais aussi en son intention, puisque la prophétie de Nathan souligne que c’est l’homme qui veut prendre l’initiative de construire un temple. D’ailleurs, le Nouveau Testament reprendra expressément ce constat que le Temple de Jérusalem est bâti par la main de l’homme (cf. Mc 14,58).

3’) Un temple fait d’hommes

La coutume qui consiste à consacrer un autel avec les reliques des Saints montre bien à quel point le véritable temple de Dieu, ce ne sont pas les pierres mais les personnes : en effet, Dieu demeure dans le cœur de celui qui l’accueille ; or, le saint est par excellence celui en qui Dieu demeure. Voilà pourquoi, dans un texte qui est le canon 7 du septième Concile œcuménique (le dernier qui soit commun à l’Orient et à l’Occident), l’Église prescrit la présence de reliques de saints dans l’autel. Et cela est encore plus vrai des martyrs qui sont plsu proches du Christ, plus unis à lui :

 

« Après s’être demandé ce qui pourrait le plus dignement recevoir les saintes huiles, l’évêque n’a rien estimé de mieux désigné que les ossements des martyrs […]. En effet, rien n’est en corrélation plus étroite avec le Christ eucharistique que les martyrs. […] Du reste, le vrai temple, l’autel véritable, ce sont ces reliquies : l’édifice n’en est qu’une imitation. Donc, il convenait d’ajouter ces ossements à l’édifice, d eparfaire celui-ci par ceux-là, comme l’Ancienne Loi par la Nouvelle [21] ».

 

Voilà aussi pourquoi, selon Nicolas Cabasilas, l’évêque est l’autel par excellence, le temple de Dieu : « il est le temple de Dieu. Seule la nature humaine, parmi tous les êtres visibles, peut être vraiment un autel et tout ce qui est fait de main d’homme ne fait que reproduire cette image et ce type [22] ».

4’) Un temple qui n’est pas fait de mains d’homme, mais par Dieu

Dans un texte d’une grande profondeur théologique (cf. Ac 7,44-50), le protomartyre, Etienne, oppose le temple que Salomon a construit, ces « demeures faites de main d’homme » à un temple qui ne le serait pas ; et, citant Isaïe, il prend comme comparaison le cosmos : « N’est-ce pas ma main qui a fait tout cela ? » (Is 66,2)

5’) Un temple qui est Dieu

Progressivement, dès l’Ancien Testament, le peuple découvre que le seul véritable temple, c’est Dieu (cf. Ez 11,16), de même que son unique roi demeure le Seigneur (cf. Ez 20,33). En effet, lors de l’exil, le peuple est simultanément privé et du temple et du roi ; pourtant, Dieu demeure avec lui, sa présence ne se dément pas ; il s’opère donc un transfert dans la signification du temple. Notons que cela aurait aussi pu conduire à une disqualification du temple.

Enfin, à la fin de l’Apocalypse, il est dit que Dieu est lui-même le temple et le temple définitif : « Le Seigneur, le Dieu maître de tout, est son temple ». (Ap 21,22) Or, bien évidemment, Dieu est l’achéiropoiéton par excellence.

Saint Cyrille d’Alexandrie note combien le Christ inclut en quelque sorte l’humanité entière dans une relation de donation, de communication. En effet, le prologue de Jean nous dit que le Christ a demeuré parmi nous. Or, cette formule peut s’entendre au sens le plus banal, le plus courant, à savoir être présent au sein de l’humanité, partager sa vie ; mais une telle manière de vivre vaut pour chacun de nous, donc n’honore pas la spécificité du Christ ; en revanche, habiter peut se dire au sens où, par le Christ, toute l’humanité a demeuré en lui, de sorte que Dieu a pu habiter en tous les hommes par un seul homme. C’est de cette manière que l’entend le Père alexandrin :

 

« C’est ainsi que le Verbe a habité par un seul, afin qu’un seul étant établi Fils de Dieu dans toute sa puissance selon l’Esprit sanctifiant (cf. Rm 1,4), cette dignité passât à toute l’humanité. […] Le Verbe habite en tous, dans ce temple (unique) qu’il a pris pour nous et de nous, afin que, ayant tous (les hommes) en lui, il les réconcilie tous en un seul corps au Père (cf. Ep 2,16) [23] ».

e) Un processus de fécondité progressive

Il est une autre évolution, plus cachée, à savoir le rayonnement ou la fécondité du Temple.

1’) Une fécondité réservée à Israël

Au point de départ, le Temple est plutôt investi comme un lieu national. En effet, il est l’assurance de la Présence d’un Dieu qui protège Israël des assauts des nations, une garantie de stabilité dans le temple. Et la restauration paradisiaque concerne Israël.

2’) Une fécondité étendue aux différentes nations

Tel est le sens de la prophétie d’Ezéchiel sur le nouveau Temple (cf. Ez 47). On se souvient en effet que de l’eau sourd, sort de ce Temple : « Vidi aquam… » Or, cette eau devient un grand fleuve qui assainit, plus encore porte la vie à ce qui lui est le plus contraire, à savoir les eaux salées de la Mer Morte, donc les parties déshéritées de la Terre sainte.

Les prophètes post-exiliques, comme Zacharie et Joël, confirment cette intuition et la précisent. D’abord, en amont, ils affirment que l’eau sort non seulement du Temple mais de l’autel. Faut-il aussi ajouter en aval, à savoir que la fécondité s’élargit : en effet, les autres nations, par leur culte idolâtrique, portent la mort.

Enfin, l’image de la source trouve son origine dans la source de Gihon, sur le côté sud-est de Sion, source qui fut amenée, par Ezéchias, lors de l’invasion de Sennachérib, à l’intérieur de Jérusalem jusqu’à la fontaine de Siloé. Or, Ezéchias a agi ainsi pour que les Israëliens puissent résister à un siège. Or, la Bible revient souvent sur ce fait [24], comme pour en souligner l’importance. C’est donc que la stabilité de Jérusalem fait sens. De même, symboliquement, transporter la source de Sion au temple est un signe de stabilité, d’enracinement de la fécondité dans un principe permanent.

f) Une fécondité de la Présence qui passe par la nuit

Dans la parole de Jésus sur le Temple, Jésus dit que le vrai Sanctuaire est son corps, mais qu’il ne l’est qu’en passant par la destruction et le relèvement, donc par le mystère pascal.

g) Conclusion

Ainsi, l’évolution de la Présence de Dieu se résume en quelques mots : intériorité, universalité, divinité, fécondité.

3) Difficultés

À côté des logiques qui viennent d’être décrites, il se dessine d’autres logiques ou plutôt des logiques opposées. Autrement dit, il se pose de graves difficultés. Donnons-en au moins deux illustrations.

a) Premier paradoxe

1’) Énoncé

La relation entre Dieu et le lieu manifeste ce paradoxe. D’un côté, l’évolution semble aller vers une concentration et une localisation de plus en plus grande : Dieu apparaît d’abord sans lieu, aux cieux ; puis, il se localise dans des sanctuaires, d’ailleurs multiples ; puis, il se concentre sur un lieu unique, Jérusalem et plus encore le Temple. De l’autre côté, Dieu ne veut pas être localisé dans un espace, si sacralisé soit-il. D’abord, car l’idole se caractérise par sa réduction à un lieu (une source, un arbre) et un être matériel donné, ainsi qu’à une fonction donnée (tel type de guérison) ; or, Dieu se distingue absolument de tout dieu païen. Ensuite, positivement, car Dieu est là où il agit ; or, sa toute-puissance est ubiquitaire : on le voit agir en tout lieu ; Dieu contient l’espace, mais n’est pas contenu par lui.

L’exemple du grand texte de la prophétie de Nathan est parlant à cet égard. Il se pose en effet une difficulté : d’un côté, Dieu écarte l’idée que David lui bâtisse un temple ; de l’autre, il permet et, plus encore, il veut avoir un Temple : il en ratifie la construction et en fait le lieu d’un réel rayonnement : « Le Temple sera comme la sainteté de Dieu établie au milieu de son peuple […]. C’est depuis son Temple que Yavé juge et conduit son peuple […]. Le temple prend la suite du tabernacle de l’exode [25] ».

David connaîtra aussi une évolution qui n’est pas sans ambivalence. Au point de départ, il semble lier Dieu à un lieu déterminé. Ainsi il reproche à Saül de l’exiler en ces termes : « je ne participe plus à l’héritage du Seigneur, comme si on me disait : va servir des dieux étrangers ». (1 Sm 26,19) Or, en terre étrangère, exilé, il va faire l’expérience que Dieu est toujours avec lui. Par conséquent, il découvre que Dieu n’est pas seulement liée à sa terre. Pour autant, il voudra après construire à Dieu un Temple, donc souligner sa présence dans un lieu. Cette ambivalence se retrouve chez Ezéchiel : ce prêtre avait annoncé la destruction du Temple avec une force stupéfiante ; pourtant, depuis l’exil de Babylone, il annonce la restauration définitive du sanctuaire : « J’établirai mon sanctuaire au milieu d’eux à jamais ». (Ez 37,26) ; et il décrit les plans du temple idéal. On note la même ambivalence dans l’attitude du Christ : d’un côté, il honore le Temple ; de l’autre, il annonce sa destruction et son inutilité (cf. Jn 4).

Le paradoxe est encore vrai si l’on considère l’universalité. D’un côté, des textes affirment très fortement le lien entre l’universalité de la Présence de Dieu et le temple ou, surtout avec Sion, depuis Isaïe (cf. notamment Is 56,3-7, mais aussi : Is 45,14s ; 49,6 ; Jr 16,19-21 ; So 2,11 ; 3,9-10). Et cette connexion, loin d’être tardive, caractérise les textes de retour d’exil. Or, parallèlement, d’autres textes soulignent le caractère essentiellement spirituel, donc non géographique, de cet universalisme (cf. Jn ; Mal 1,11 : Pr 1-9).

Un autre paradoxe concerne la cause efficiente : d’un côté, le temple est construit par la main de l’homme, et par la main d’un des plus grands sages, Salomon. Plus encore, écrit Congar, « le Temple était un don de Dieu [26] ». De l’autre, les idoles se caractérisent par le fait qu’elles sont chéiropoiéton (cf. par exemple Lv 26,1 ; Is 2,13 ; 10,11 ; 16,12 ; 17,8 ; 19,1 ; 21,9 ; 30,7 ; 46,6 ; etc.).

Dernier paradoxe, à l’égard de la fécondité. Pour un Jérémie, c’est le Seigneur qui est la soruce d’eau vive (Jr 2,13) ; or, nous avons vu que l’évolution postérieure, loin de continuer dans ce sens, la concentre sur le temple.

2’) Réponses insuffisantes

Dans son analyse du texte de Nathan, Congar répond à ce paradoxe en distinguant les deux sens classiques du terme de « maison » que l’on retrouve dans différentes langues dont le français et l’hébreu : mais on signifie d’une part habitation, d’autre part, lignage (on parlait par exemple de « la maison d’Autriche » et au Moyen-Age de « mesnie ») [27]. Et il affirme : « quand Yahvé répond à David : ce n’est pas toi qui me bâtiras une maison, c’est moi qui ten ferai une, il annonce implicitement, en désignant la descendance de David comme le lieu suprême où sa générosité souveraine s’exercera, que le temps qu’il se fera sera cette maison de David où sa générosité se manifestera si grandement [28] ». Mais il me semble qu’il concède trop à l’interprétation spirituelle et n’honore pas la tension dialectique, le paradoxe entre une présence réellement matérielle, donc localisée, dans le Temple et une présence spirituelle, délocalisée chez les personnes et le peuple.

Le Père Congar répond aussi à cette ambivalence en soulignant la double dimension humaine et divine de l’histoire sainte : « Le peuple qu’il [Dieu] a choisi vit une histoire pleinement humaine où les hommes vivent, décident et agissent selon leur nature et leur volonté d’hommes. Mais ce monde, ce peuple et ces hommes sont tout dans la dépendance du Dieu vivant, de sa volonté libre et gracieuse. Ainsi s’allient une pleine transcendance de Dieu et une pleine immanence de ce même Dieu à une histoire pleinement humaine [29] ».

Mais la relation entre Dieu et l’homme est plus juxtaposée qu’intégrée, les contradictions demeurent. De plus, il fait appel au principe selon lequel la Providence agit au sein des causes secondes ; mais ce principe vaut pour toute créature ; or, il s’agit d’éclairer une difficulté singulière, spécifique ; ces principes ne sont-ils pas trop généraux ?

Enfin, une autre réponse serait de dire que l’Écriture tient la tension ouverte, non résolue. Le Temple est à la fois lieu de la présence divine et le lieu de son enfermement. Il faut donc maintenir vive la tension dialectique comme celle qui existe entre David et Salomon. Le premier est roi mais aussi prophète, alors que Salomon ne l’est nullement. Celui-ci est, comme l’on sait, le constructeur du Temple ; pourtant, l’on perçoit combien pour lui, la promesse d’habitation divine semble s’achever, s’épuiser dans celui-ci (cf. 1 R 8,15-21). Or, la suite de l’histoire montre combien le Temple n’est qu’une étape et combien Dieu veut se donner autrement : plus et à plus. Le même risque, la même ambivalence existe dans la royauté qui est à la fois exclusion de Dieu et occasion de manifestation. Telle est aussi l’interprétation que donne Congar : « sans cesse affleurent, chez les prophètes, les témoignages d’une tension entre Sion ou le Temple, lieu de la Présence, et la réalité de Yahvé lui-même, le Dieu transcendant, vivant et actif, comme seule véritable Présence ». Autrement dit, « les prophètes affirment simultanément, au sujet du Temple, un oui et un non antinomiques, comme ils le font au sujet des sacrifice, du sabbat et des fêtes ». Congar explique cette dualité irrésorbable par la tension messianique : les prophètes

 

« devaient empêher que le mouvement ne s’arrêtat à l’une de ses étapes ou l’un de ses termes et, en particulier, après la construction du Temple par Salomon, qu’on ne pensât, comme nous avons vu Salomon lui-même y incliner, que le propos de Dieu était réalisé, la promesse faite à David, accomplie, et que le Temple, avec son sacerdoce et son culte, représentait la vérité même de la Présence [30] ».

 

Mais cette explication, pour vraie qu’elle soit, ne dit pas comment la tension se résout et risque de tomber dans un dualisme stérile.

3’) Réponse

Il me semble que la seule réponse soit le Christ : lui seul résout le paradoxe. Encore faut-il le comprendre et pour cela faire appel à une autre logique qui n’est pas sans relation avec le don : une logique de concentration-diffusion, autrement dit de causalité concrète universelle.

Constamment, l’Écriture nous montre que l’efficace de Dieu passe par des personnes qui rayonnent : les Patriarches, le Législateur (Moïse), les Juges, les Rois, les Prophètes ; or, ces personnes sont des créatures, donc des êtres finis. De même, si Dieu étend son règne au monde entier, cette universalité est toujours liée au Temple, à la concrétude de cette présence située (cf., par exemple, Is 2,2-3 ; Mi 4,1-3 ; Jr 3,17).

Or, dans l’Ancienne Alliance, ces rayonnements sont encore limités et en leur extension et en leur pénétration. Le Christ, en revanche, diffuse sur tout homme et atteint son cœur le plus intime. Dans le Verbe incarné se conjugue l’individualité la plus concrète, la diffusion la plus universelle et l’efficacité la plus profonde.

Dès lors, on comprend que l’Écriture tienne ensemble la concrétude sensible, le rayonnement universel et l’action spirituelle. Ainsi se résout la double tension paradoxale singulier-universel, sensible-spirituel ou extérieur-intérieur. Congar l’évoque lorsqu’il souligne que la « présence et habitation de Dieu dans l’homme ne sera pas purement «spirituelle’ ; elle aura, non seulement des signes sensibles, mais très proprement un corps [31] ».

Or, le Don 1 divin est la cause universelle par excellence et toute personne, participant de l’action divine, devient à son tour, un centre de rayonnement.

À noter que ce paradoxe est semblable à celui qui s’imagine un jour pouvoir se passer du Christ (qui est le vrai Temple). D’un côté, Paul semble dire que dans les temps eschatologiques, le Père se donnera immédiatement de sorte que la médiation du Christ sera caduque : « Quand toutes choses lui auront été soumises, le Fils alors à son tour se soumettra à Celui qui lui a tout soumis, afin que Dieu soit tout en tous » (1 Co 15,28) ; or, Dieu est le Père. De l’autre côté, l’Apocalypose montre que la médiation du Christ est pérenne : « C’est le Seigneur Maître-de-tout, qui est ce temple, ainsi que l’Agneau » (Ap 21,22).

b) Second paradoxe

Il me semble qu’à côté de cette relation universel-particulier, ecclésiale-personnelle, il se joue aussi un autre paradoxe : présence intérieure et présence sensible. D’un côté, nous avons vu que le progrès de la présence de Dieu va de l’extérieur vers l’intérieur. Plus encore, les prophètes ont longuement et de multiples fois montré le risque permanence de légalisme ritualiste, d’en demeurer à une relation seulement formelle à Dieu et, en plein, ont exhorté les fidèles à une relation intime, gratuite avec le Seigneur. De l’autre côté, le Nouveau Testament semble à la fois s’inscrire dans ce mouvement et revaloriser la dimension sensible, notamment par le biais du sacrement. Rien de moins gnostique que l’Église fondée par le Christ.

4) Relecture à l’aune du don

Dans la conclusion de son ouvrage sur le Temple, passant d’une perspective historique et exégétique à une perspective systématique, Congar lui-même propose de relire la présence de Dieu à partir de la communication de Dieu : « C’est parce que Dieu est Amour que son dessein est de se communiquer et d’être avec sa créature le plus intimement possible. On dirait qu’il lui répugne d’être seul ». Dieu « ne contient pas son amour en lui-même. Il pose d’autres êtres en dehors de soi, les mots «en dehors’ n’ayant d’autre sens ici qeu d’affirmer que ces êtres n’existent pas de l’existence même de Dieu mais d’une existence propre, évidememnt limitée et toute dépendance [32] ». Or, qui dit communication, dit donation. De plus, si l’on considère non plus la source mais le terme : Dieu offre à la créature l’existence, puis la vie et enfin son être personnel, selon une distinction devenue classique depuis Thomas. Or, cette triple communication correspond à autant de dons.

De manière constante, de la Genèse à l’Apocalypse, la vision et la réalisation de la Présence de Dieu se caractérise par « deux traits dont l’union est caractéristique judéo-chrétienne : transcendance et proximité ; ou mieux : transcendance et communication [33] ». On l’a vu dès les Patriarches et même dès les temps protohistoriques. Et ne retrouve-t-on pas cette double note jusque dans le Nouveau Testament. Certes, dans le Verbe fait chair, Dieu s’approche au plus près, mais il indique toujours la distance ? Ainsi, le « Notre Père » dit la communication, alors que « qui es au cieux » souligne la transcendance.

Or, la communication dit le don 1, l’effusion, alors que la transcendance creuse l’écart entre Donateur et récipiendaire, Don 1 et don 2. Le Père Congar dit explicitement la corrélation entre présence et donation lorsqu’il résume ainsi un moment son propos : « Au fond, tout est là : Dieu n’habite pas parfaitement parce qu’il ne s’est pas encore parfaitement donné ou communiqué [34] ».

5) Bibliographie

– Yves-Marie Congar, Le mystère du Temple. L’Économie de la Présence de Dieu à sa créature de la Genèse à l’Apocalypse, coll. « Lectio divina » n° 22, Paris, Le Cerf, 21963.

– Jean Daniélou, Le signe du Temple ou de la Présence de Dieu, coll. « Catholique », Paris, Gallimard, 1942.

– Henri-Marie Féret, « Le temple du Dieu vivant », Prêtre et Apôtre, Paris, La Bonne Presse, 1947, p. 103-105, 135-137, 166-169, 181-184.

– Marcel Fraeyman, « La spiritualisation de l’idée du temple dans les épîtres pauliniennes », Ephemaerides Theologicae Lovanienses, 33 (1947), p. 378-412.

Pascal Ide

[1] Cf., par exemple, Paul Beauchamp, Cinquante portraits bibliques, Paris, Seuil, 2000. Cf. aussi l’article sur le site intitulé : « « L’Ancien Testament comme chemin. Une relecture de l’Histoire Sainte à partir des trois moments du don ».

[2] Yves-Marie Congar, Le mystère du Temple, p. 281. La référence complète est donnée dans la bibliographie finale, à côté d’autres ouvrages.

[3] Le mystère du Temple, Avant-propos, p. 7.

[4] Le mystère du Temple, p. 279.

[5] Le mystère du Temple, p. 9.

[6] Cf. André Feuillet, « Le Fils de l’homme de Daniel et la tradition biblique », Revue biblique, 60 (1953), p. 170-202, ici p. 187-188.

[7] Cf. Arthur Michael Ramsey, The Glory of God and the Transfiguration of Christ, London et al., Longmans, Green, 1949, p. 20s.

[8] Marie-Joseph Lagrange, Le judaïsme avant Jésus-Christ, coll. « Études bibliques », Paris, J. Gabalda & Fils, 1931, p. 446.

[9] John Henry Newman, Le Christ (sermons), trad. Pierre Leyris, Fribourg-Paris, Egloff-L.U.F, 1943, p. 32 s.

[10] Le mystère du Temple, p. 38.

[11] Le mystère du Temple, p. 45. Souligné dans le texte.

[12] Cf. les références dans Le mystère du Temple, p. 73-80.

[13] In Joannis Ev., L. 5, PG 73, 757B. Cité par Yves-Marie Congar, Le mystère du Temple, p. 31.

[14] Cf. Jean-Louis Leuba, « Le dualisme Israël-Juda. Exposé d’histoire et de théologie bibliques », Verbum Caro, 1 (1947), p. 172-189.

[15] Art. « Israël », Supplément du Dictionnaire de la Bible, Paris, Letouzey & Ané, tome 4, col. 745.

[16] Le mystère du Temple, p. 39.

[17] Le mystère du Temple, p. 30. Souligné dans le texte. Renvoie à William John Phythian-Adams, The People and the Presence. A Study of the At-one-ment, London, Oxford University Press, 1942, p. 12-17.

[18] Le mystère du Temple, p. 81.

[19] Le mystère du Temple, p. 83. Souligné dans le texte.

[20] Le mystère du Temple, p. 281.

[21] Nicolas Cabasilas, La vie en Jésus-Christ, trad. S Broussaleux, Amay-sur- Meuse: Prieuré d’Amay-sur-Meuse, 1932, p. 147.

[22] Ibid., p. 142.

[23] S. Cyrille d’Alexandrie, Comm. in Joan., I, 14, PG 73, 161 et 164.

[24] Cf. 2 R 20,20 ; Is 22,9.11 ; Ps 46,5 ; Si 48,17 ; etc.

[25] Le mystère du Temple, p. 69.

[26] Le mystère du Temple, p. 70. Souligné dans le texte.

[27] Sur des références bibliques où le terme « maison » est pris dans ce second sens, cf. Le mystère du Temple, p. 44, note 1.

[28] Le mystère du Temple, p. 47.

[29] Le mystère du Temple, p. 70 et 71.

[30] Le mystère du Temple, p. 92 et 93.

[31] Le mystère du Temple, p. 72. Souligné dans le texte.

[32] Le mystère du Temple, p. 281-282. Souligné dans le texte.

[33] Le mystère du Temple, p. 18.

[34] Le mystère du Temple, p. 34.

8.5.2020
 

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