Le sens ultime du Sabbat

Nous le savons, Dieu a institué le Sabbat (ou sabat ou, littéralement, Shabbat) après les six jours de la création, en chômant le septième et dernier jour (cf. Gn 2,1-4a).

Nous l’interprétons souvent comme un repos, légitime, après l’ample et généreux Hexaemeron où il a donné à profusion. De fait, il est dit que Dieu « se reposa, le septième jour, de toute l’œuvre qu’il avait faite. […] ce jour-là, il se reposa de toute l’œuvre de création qu’il avait faite » (v. 2 et 3). De fait aussi, le verbe hébreu shavat signifier « cesser » et le juif pratiquant cesse tout travail et même toute activité inutile.

Le Sabbat présente une autre signification, plus décisive, pour le Créateur comme pour la créature : il est le moment où celle-ci fait retourner vers Celui-là tout ce qu’elle a reçu de lui. En effet, le Donateur divin n’a pas seulement ni d’abord voulu manifester sa toute-puissance en donnant ; mais il a désiré communiquer sa bonté en donnant au bénéficiaire créé de donner en retour. Voilà pourquoi il est dit : « Et Dieu bénit le septième jour : il le sanctifia » (v. 3). Le Sabat n’est plus alors repos, mais pleine activité. Ce qui est grâce retourne en action de grâce – conscience et volontaire dans la liturgie humaine, qui est elle-même médiatrice [1] de la liturgie cosmique [2].

Mais il y a une autre signification, plus cachée et encore plus profonde du Sabbat. Elle est de nouveau centrée sur Dieu, comme le premier sens, mais centrée sur son activité, contrairement à ce même premier sens (car, en Dieu, tout est acte). En l’occurrence, par le Sabbat, Dieu donne comme si cela lui avait été donné. En effet, la dynamique du don que l’on réduit souvent, avec Mauss, à ses trois premiers temps (donner, recevoir, rendre ou revenir en amour), ce qu’honore la deuxième signification (la liturgie comme reditus ad Deum et in Deo), ne s’achève que dans le quatrième moment : lorsque le donateur se reçoit lui-même du receveur, en l’occurrence, ici, lorsque le Créateur se reçoit, en tant que Créateur, de sa créature. Or, il faut dire plus. Pour conjurer tout surplomb du donateur sans pour autant jamais annuler l’initiative gratuite de sa donation, il est nécessaire (autant que paradoxal) qu’il reçoive du bénéficiaire jusqu’au fait d’avoir pu donner. Tel est le sens de l’expression : donner comme si cela m’avait été donné. Précisons : … donné du récepteur lui-même.

Ces trois manières de considérer le Sabbat divin engendre trois attitudes différentes de contempler et vivre nos sabbats humains : comme un repos (c’est le sabbat comme détente) ; comme un retour gratuit (c’est le sabbat comme loisir au sens ancien et plein du terme, qui est païen, mais aussi biblique) [3] ; comme un accomplissement. Dans le premier cas (le repos ou détente nécessaire pour reconstituer les forces), le sabbat est une étape (en forme de halte) dans le chemin vers l’accomplissement ; dans le deuxième (le loisir dont la forme supérieure est la liturgie, mais englobe toute activité gratuité), le sabbat est l’accomplissement de celui qui reçoit ; dans le troisième (le ), le sabbat devient l’accomplissement même de celui qui donne, et donc, par ce retour, l’achèvement de toute la relation entre donateur aimant-aimé et receveur aimé-aimant, donc de leur communion. Alors, le Sabbat cesse d’être seulement un moment dans la semaine ou dans l’année (ce qu’il est dans les deux premiers sens, invitant par exemple à distinguer le samedi comme fin de la semaine et le dimanche comme source de la semaine suivante), pour devenir une attitude permanente : en chacune de mes activités où je me donne avec générosité, non seulement je me reçois avec vulnérabilité, mais je reconnais tout ce que je deviens par le bénéficiaire, dans un analogue (symétrique) de la gratitude propre à celui-ci. Dès lors, toute la dynamique du don bat au rythme de cette reconnaissance partagée et tout l’être, celui de l’aimé, mais aussi celui de l’aimant est structuré, constitué par le ternaire qui intériorise l’amour-don : réception-appropriation-donation (côté aimé) et donation-appropriation-réception (côté aimant).

Pascal Ide

[1] Cf. site pascalide.fr : « Le retour du monde vers Dieu par l’homme ».

[2] Cf. Hans Urs von Balthasar, Kosmische Liturgie. Maximus der Bekenner. Höhe und Krise des grieschischen Weltbilds, Freiburg im Breisgau, Herder, 1941 ; 2ème éd. totalement refondue : Kosmische Liturgie. Das Weltbild Maximus’ des Bekenners, augmentée de deux études déjà publiées, Die Gnostichen Centurien des Maximus Confessor et Das Scholienwerk des Johannes von Scythopolis, ainsi que deux rééditions : Mystagogie et Viermal hundert Sprüche über die Liebe, Einsiedeln, Johannes, 1961. Seule la première édition fut traduite en français : Liturgie cosmique. Sommet et crise de l’image grecque du monde chez Maxime le Confesseur, coll. « Théologie » n° 11, trad. L. Lhaumet et H.-A. Prentout, Paris, Aubier-Montaigne, 1947.

[3] Cf. Josef Pieper, Le loisir, fondement de la culture, trad. Pierre Blanc, coll. « Josef Pieper », Genève, Ad Solem, 2007. Sur la différence entre détente et loisir, cf. Pascal Ide, « Travail, détente, repos. Et si on goûtait au vrai repos ? », Il est vivant !, 306 (juillet-août 2013), p. 16-23.

2.2.2024
 

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