La causalité du bien selon Joseph de Finance

Le philosophe de la Grégorienne Joseph de Finance souhaite approfondir la causalité du bien et ne pas en rester à la simple explication par l’attrait du bien ou de l’idéal. Voire, il s’objecte que « être attiré, être incliné, être mû », ce sont des « métaphores [1] ». Autrement dit, « que signifie, ontologiquement, cette attraction [2] ? »

Jean de Saint-Thomas distingue un triple rapport dans l’acte du vouloir, triple rapport qui recouvre les trois causes extrinsèques, efficiente, formelle (extrinsèque) et finale [3]. La première, qui considère le sujet, est commune à toutes les puissances actives (versus les puissances passives) et à tous les actes opératifs (versus les actes entitatifs) : la faculté de volonté est à la volition dans une relation de cause motrice. La deuxième et la troisième considèrent l’objet en relation à l’acte, soit dans sa spécification, soit dans son exercice. La deuxième est commune aux puissances vivantes : l’objet est ce qui donne à l’acte sa  cause formelle extrinsèque. La troisième est propre à la volonté : l’objet est ce qui donne à l’acte sa finalité ; reprenant la doctrine augustinienne que saint Thomas développe à propos du Saint-Esprit sur l’amour comme poids, le thomiste portugais dit que l’objet est dans la volonté « à la manière d’un certain poids qui incline [ad modum cujusdam ponderis inclinantis] ».

Toutefois, on ne peut pas tirer de cette doctrine que le mouvement de la volonté est celui d’une auto-communication efficiente, d’une diffusion hors de soi. En effet, la cause motrice concerne la puissance active en général et la cause finale la volonté en propre. Or, nous cherchons à spécifier la volition.

En revanche, dans sa recherche persévérante de la causalité attirante du bien, Finance reconnaît que l’attrait du sujet n’est pas premier, mais second vis-à-vis de l’objet : « C’est bien nous qui posons la fin, comme c’est nous qui reconnaissons la valeur, mais nous ne le faisons que prévenus par une sollicitation que le bien nous adresse et par laquelle il nous meut [4] ». Il exprime cette sollicitation du bien dans le langage phénoménologique de la valeur, de l’appel et de la réponse : « L’amour, cet acte fondamental du vouloir, antérieur à toute volition déterminée, ne jaillit de la puissance affective qu’en réponse à un appel qui lui vient de la fin (nous dirions plutôt de la valeur) [5] ». Mais comment comprendre cet appel ? Finance fait une proposition originale : « il s’agit d’une reprise, par l’amant, du dynamisme de l’aimé ». Et cette reprise est « une intériorisation, par le sujet » de ce dynamisme [6]. Il développe ce point en faisant appel au lexique de la participation (l’objet « participe intrinsèquement à cette perfection vers laquelle le sujet se porte de tout lui-même et qui est le moteur de son élan »), de la correspondance, c’est-à-dire de l’analogie de proportionnalité et non pas de la proportion :

 

« Il y a entre le sujet et lui [l’objet] une sorte de sympathie et de connivence. L’objet bon est tel que le sujet puisse en assumer le dynamisme, en épouser l’orientation ontologique. En définitive, l’objet ‘meut’ en tant que son mouvment propre s’accorde avec le mouvement du sujet de sorte que le sujet retrouve en lui le ressort de son propre élan [7] ».

 

On saluera l’effort de clarification et, plus encore, de développement conceptuel pour mieux rendre compte du dynamisme subjectif de l’attrait. On le pressent, Finance est en débat avec les philosophes de la création des valeurs (Jean-Paul Sartre [8] et Raymond Pollin) et tente le plus possible de sauver la vérité de leur position, en soulignant l’intériorisation de l’appel et de la valeur. Mais il doit défendre le moment antérieur et fondateur qu’est l’appel. En ce sens, le jésuite philosophe articule finement réception et appropriation de ce don qu’est l’Idéal hors de nous.

Pour autant, notre philosophe n’affirme pas que la valeur ou le bien procède par donation, donc par communication interprétée comme efficiente. Autrement dit, après avoir énoncé que l’attrait est réponse à un appel, il ne poursuit pas son raisonnement en affirmant : « Or, pour appeler, il faut que la valeur sorte d’elle-même, se donne gratuitement ». Selon lui, il y a répétition (« reprise ») de l’acte de l’objet dans le sujet ; il se joue comme une résonance mystérieuse (« sympathie et connivence ») entre les deux pôles, objectif et subjectif, entre l’aimé et l’a(i)mant. Mais Joseph de Finance n’évoque en rien la manière dont l’objet transmet son dynamisme au sujet (ce qui engage toute une métaphysique de la causalité du signe, notamment à la suite de Jean Borella). Plus encore, s’il y avait véritablement concordance, ne devrait-on pas rencontrer chez l’objet une attirance symétrique pour le sujet ? Enfin, n’y a-t-il pas contradiction à faire se rencontrer deux dynamismes téléologiques, alors que la complémentarité réside dans le chiasme de la cause efficiente (l’objet aimé qui se donne et donc, en réalité, précède l’aimant et aime en premier comme primo-donateur) et de la cause finale (l’attrait de l’aimant devient alors celui présent dans le receveur que, pour conjurer toute violence, le donateur suscite en lui).

Pascal Ide

[1] Joseph de Finance, Essai sur l’agir humain, coll. « Analecta Gregoriana. Vol. 126 Series Facultats Philosophicae. Section A » n° 8, Roma, Presses de l’Université Grégorienne, 1962 (rééd. augmentée, Bruxelles, Culture et Vérité, 1997), n. 46, p. 111.

[2] Ibid., n. 50, p. 118.

[3] Jean de Saint-Thomas, Cursus Philosophiae Thomisticus. Naturalis Philosophia, I P, q. 13, a. 2, éd. Reiser, Roma-Torino, Marietti, tome 2, p. 278-279.

[4] Joseph de Finance, Essai sur l’agir humain, n. 46, p. 111.

[5] Ibid.

[6] Ibid., n. 50, p. 118.

[7] Ibid., n. 50, p. 119.

[8] L’Index nominum en atteste l’importance.

3.2.2024
 

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