Le progrès dans la vie spirituelle. Ni activisme, ni quiétisme. De l’activité à la passivité 2/2

3) Approche théorique

a) Solution seulement pratique ?

Souvent, Marie-Eugène estime que cette question n’est pas soluble rationnellement (même théologiquement), mais seulement vitalement, existentiellement : « Comment résoudre ce problème de l’effort et de l’abandon, de la générosité et de la confiance ? On ne le résout pas spéculativement [1] ». Il précise un autre moment, toujours à partir de son expérience :

 

« Il nous paraît que l’âme chercherait en vain à résoudre spéculativement ce problème de l’abandon et de l’activité. Elle doit se résigner à l’obscurité en ce sens qu’elle chercherait en vain des provisions de lumière pour la marche dans une région qu’elle aborde et qui est sans sentiers [2] ».

 

Mais une telle solution, pour être heureuse au plan pratique, ne saurait suffire. L’intelligence a ses exigences. De plus, la vérité est une et non contradictoire. De fait, Marie-Eugène lui-même a constamment tenté d’expliquer, de tirer des leçons, des lois, de mettre en mots et transmettre ; il ne s’est pas contenté de diriger chaque personne. Cela ne signifie pas qu’il ait abouti jusqu’au bout.

b) La passivité

On appellera action le mouvement dont nous sommes la cause, l’origine ; on appellera passion ou passivité le mouvement dont nous sommes l’effet, le terme.

1’) Exposé

Assurément, certains événements nous arrivent, dont nous ne sommes en rien la source. Cela est vrai des événements extérieurs que nous subissons, qu’ils soient positifs (un gain, la venue inattendue d’un ami, l’annonce d’une conception, etc.) ou négatifs (un échec, un accident, le deuil d’un proche, etc.). Cela se vérifie aussi des événements intérieurs qui surviennent en nous sans nous : au plan affectif, un sentiment nouveau (une angoisse qui nous submerge sans prévenir, une émotion amoureuse qui nous étreint) ; au plan cognitif, une lumière imprévisible ; au plan volitif, une motion, une inclination non sensibles.

Or, bien de ces événements sont dus à des causes créées : extérieures (nature, autres hommes) ou intérieures (corps, âme). D’autres sont dus à des causes transcendantes, à l’action de Dieu sur nous. C’est notamment le cas de l’Esprit agissant en nous par le biais des sept dons : il nous éclaire, nous inspire une parole ou un acte. « Je me trouvais en direction spirituelle – dit un prêtre – et soudain, une idée se présente à moi avec insistance. J’hésite, mais cette idée s’imposait tellement que j’ai fini par la dire à mon accompagné, avec précaution : ‘Peut-être serait-il bien que vous…’. Lors de la rencontre suivante, celui-ci me dit avoir été fortement interpelé par cette parole. Depuis, un changement décisif s’est opéré dans sa vie spirituelle, une ascension spectaculaire. J’ai ainsi compris, rétrospectivement, combien cette idée était venue non de mon propre esprit, mais de l’Esprit avec un E majuscule ».

Il faut dire plus. Seul l’Esprit est la source de notre divinisation, de notre élévation à la vie divine. De ce point de vue, nous sommes totalement impuissants à nous sauver et nous sanctifier. Marie-Eugène le rappelle souvent et avec force :

 

« Ne faisons pas de la sainteté un fruit de notre action volontaire. C’est une erreur. C’est le fruit de l’amour qui est dans notre grâce et de l’action de Dieu qui se développe […]. Le volontarisme et l’énergie font le héros, mais ne font pas le saint. C’est l’action de Dieu qui fait le saint. On risque de conduire sa vie de façon volontaire, de développer son orgueil et de manquer complètement sa vie au lieu de al conduire par la petitesse et la pauvreté […]. Ne pas dire au bon Dieu : ‘Nous allons faire équipe’, mais lui dire : ‘vous êtes le patron, le Maître’ [3] ».

 

Le fondateur de Notre Dame de Vie l’explique singulièrement à partir du principe théologique central chez lui de la diffusivité du bien : Dieu est toute diffusion d’amour : « Du côté de Dieu, tout est expliqué en lui par la puissance diffusive. Cette puissance diffusive de Dieu, ne la prenons pas pour un mythe, pour un sentiment [4] ». Or, le don d’amour appelle la réception ; la part humaine consiste donc à recevoir ce dont il n’est en rien la source. J’ajouterai : plus Dieu donne, plus l’âme est appelée à recevoir. Comme Dieu veut se donner au maximum, l’homme devrait le recevoir à la mesure de ce don et être tout envahi par lui. Au point qu’une âme qui serait totalement saisie serait sainte :

 

« Quand l’âme est toute baignée par Dieu, l’Esprit-Saint devient le Maître. Le Dieu de lumière, le Dieu de paix a établi son règne dans l’âme et l’Esprit-Saint utilise l’âme qui se soumet toujours. Dieu la prend, la meut, l’éclaire, il fait ce qu’il veut ; l’âme est arrivée à la réalisation du don parfait. C’est pour cela que j’insiste sur ce don, quand on l’a réalisé, on est un saint. Dieu vous meut [5] ».

2’) Difficulté

Donc, assurément, la passivité existe, dans la vie courante comme dans la vie théologale. Pour autant, elle n’est jamais seule ni principale. Pourtant, certains propos pourraient faire croire à une négation de la liberté. Comme si Dieu prenait le volant de notre voiture et que nous n’ayons plus besoin que de nous laisser nous conduire. Pour Marie-Eugène, la motion de l’Esprit-Saint doit se substituer à notre volonté : « Voilà la disposition fondamentale, foncière du chrétien, la disposition foncière surtout de l’âme qui veut être prise par Dieu, qui veut être soumis à l’influence de Dieu, qui désire que sa vie spirituelle soit soutenue, gérée par Dieu ». Et de préciser pour nos deux facultés spirituelles : « Cette influence de Dieu est motrice pour notre volonté, elle est force pour notre volonté au point qu’elle se substitue presque à elle ; elle est lumière pour notre intelligence, elle l’inonde, elle l’éblouit, et elle l’éclaire en même temps [6] ».

D’autres affirmations vont dans le même sens. L’une précise que la part de passivité ne cessera de croître : « A mesure que nous avancerons dans la vie spirituelle, il faudra de plus en plus que l’Esprit-Saint soit le patron, devienne le Maître. […] ‘Ceux qui sont fils de Dieu sont mus par l’Esprit-Saint’ (cf. Rm 8,14). […] Qu’est-ce que la perfection ? C’est le jour où l’Esprit-Saint devient le patron chez nous. Ce n’est pas le jour où nous sommes des as, le jour où nous avons beaucoup de vertus ! Ce jour-là, nous sommes un héros, mais pas un saint ! La sainteté, c’est d’être guidé par l’Esprit-Saint’ [7] ».

Mais une telle conception ne concède-t-elle pas tout au quiétisme ? Ne nie-t-elle pas la plus grande dignité de l’homme qui est sa liberté ?

3’) Réponse

« Notre passivité n’est que relative. Il faut réagir contre la conception ‘activiste’ de Dieu. L’activité de Dieu ne remplace pas la nôtre, mais la complète nécessairement [8] ».

D’abord, au ras de la lettre, il est significatif que Marie-Eugène n’oublie pas de dire « presque » : « Cette influence de Dieu […] se substitue presque à elle [notre volonté] ». De plus, le paragraphe qui va suivre va multiplier les affirmations de Marie-Eugène montrant combien il prêtait attention à sauvegarder la place de la liberté.

L’expérience montre aussi que des personnes arrivées à un haut niveau de sainteté ne cessent pas d’agir : non seulement dans les œuvres de charité, mais aussi dans leur vie intérieure, devant parfois soutenir d’effroyables combats contre des tentations terribles (contre la foi, la vanité, la sensualité, etc.). « Les saints ont lutté et cependant ils sont mus par l’Esprit-Saint [9] ».

De plus, si grandes soient les facilités dues aux motions, elles n’excluent jamais la décision libre :

 

« Ne nous fions pas à la facilité que nous pouvons avoir, au cadre qui la favorise, à l’inspiration du Saint-Esprit, à la facilité assurée par la lecture. Cela est très bon, mais a besoin d’être secondé, utilisé par un effort actif, ordonné à la recherche de Dieu. Sur ce point, pas d’arrêt, quel que soit le sentiment de plénitude éprouvé. Nous devons aller plus loin, sinon nous risquons de nous étioler, de tomber dans la médiocrité [10] ».

 

Enfin, Marie-Eugène n’ignore pas les erreurs d’interprétation de la « petite voie » :

 

« En exaltant, justement, légitimement, l’action de Dieu, en donnant à la miséricorde de Dieu tout son relief, en la mettant à sa place dans l’ordre de la sanctification et de l’apostolat, il peut y avoir le risque de diminuer le rôle personnel, c’est-à-dire le rôle de notre coopération à Dieu et de l’ascèse personnelle. C’est ce qui est arrivé pour sainte Thérèse de l’Enfant-Jésus : dans certains endroits, l’enfance spirituelle pourrait devenir une espèce […] de bébéisme où on laisse tout faire au bon Dieu et où l’on ne fait plus rien [11] ».

 

Lisons aussi cette heureuse mise au point sur l’abandon :

 

« On parle beaucoup d’abandon et on le fait consister souvent dans une attitude extérieure de repos […]. Le véritable abandon, c’est la remise complète de soi qui s’allie fort bien non avec le quiétisme, mais avec la foi en la puissance de Dieu qui ne diminue rien de la part que nous devons apporter à l’édification du Royaume de Dieu [12] ».

c) L’activité

C’est ici qu’intervient, me semble-t-il, l’apport le plus important, à mon sens, de Marie-Eugène.

1’) Une loi naturelle

L’activité est d’abord pour lui une loi générale de la création ; or, la surnature ne nie pas la nature mais l’accomplit. « Nous sommes des êtres humains, nous avons de la vie en nous et la vie est dans le mouvement ». De plus, Marie-Eugène s’appuie sur saint Thomas pour rappeler que l’homme est appelé à la perfection qui est « l’épanouissement de tout l’être » et « l’épanouissement de tout l’être doit comporter le développement parfait des facultés supérieures et aussi des facultés inférieures qui sont en nous [13] ». Certes, Marie-Eugène fait appel au Docteur angélique ; certes, il s’agit de textes de jeunesse. Mais l’on retrouve plus tard la même doctrine. Par exemple, en 1953 : « Le saint parvenu aux sommets est mû par l’Esprit de Dieu, mais même dans ce cas-là ses facultés continuent à agir comme des facultés humaines. Par conséquent, c’est une œuvre personnelle, humaine, que nous donnons [14] ».

Mais l’activité intéresse tout spécialement la vie théologale, spirituelle. Une première distinction le montrera :

2’) Premier discernement. Les trois étapes de la vie intérieure

Ces trois âges ne sont pas ceux classiquement décrits par les auteurs spirituels, systématisés par Garrigou-Lagrange, mais une distinction fondée sur le couple activité-passivité. En réalité, habituellement, les Docteurs carmélitains distinguent deux étapes : active (les trois premières demeures ; prédominance des vertus) et passive (les quatre dernières demeures ; prédominance des dons). De fait, Je veux voir Dieu suit cet ordre [15]. Mais un texte postérieur, de novembre 1960, précise en distinguant une étape qui est plus qu’intermédiaire : « La première étape est la période pendant laquelle c’est l’activité humaine qui prédomine. L’activité de Dieu existe, oui, Dieu agit, mais l’activité humaine est prédominante […]. Dans la deuxième période, les deux activités semblent non se contrebalancer, mais s’égaliser. Et dans la troisième, l’activité de Dieu devient prédominante [16] ».

3’) Deuxième discernement. La permanence de l’activité

Concentrons-nous sur la seule troisième période. Même alors, la passivité ne dit pas tout : « Au premier abord, il semble qu’il y ait dans cette période beaucoup de passivité ; non, il y a une grande activité pour se soumettre à tous les vouloirs de Dieu [17] ». Précisons. Ici, l’activité ne porte plus sur le choix des objets, mais sur le consentement à ce que Dieu a déjà choisi pour nous, donc aussi au renoncement à ce que nous aurions spontanément élu. Dans la troisième étape, « est-ce que l’âme ne fait plus rien ? Si, elle travaille beaucoup, mais c’est une activité de soumission ; évidemment cette activité peut être très violente, très dure, mais enfin, elle noyée, dominée par l’action de Dieu [18] ». Autrement dit, cette activité qui porte sur la soumission ou l’obéissance est l’abandon confiant à la Providence ; or, « la pratique de la confiance et de l’abandon comporte une véritable ascèse d’héroïsme [19] ».

Enfin, il demeure « la nécessité des œuvres [20] » et des multiples actes d’amour par lesquels nous attestons notre amour au bon Dieu : « Il faudra agir, chercher de bonnes pensées, chercher des actes d’amour [21] ».

On pourrait même dire que, loin d’être une croissance en passivité, la vie spirituelle est une croissance en activité. « Plus le bon Dieu agit, plus il nous demande [22] ». Seulement l’activité change d’objet, voire de configuration d’acte, si je puis dire. « Cet envahissement de Dieu dans l’âme ne diminue nullement noter activité. Dieu se fait de plus en plus exigeant […]. On croit que les voies passives sont des voies où on ne fait plus rien ; or, on est un peu plus actif que dans la première période, mais cette activité est une activité de soumission, d’abandon. Notre activité est très grande, au contraire, et violente souvent, pour nous mettre au pas de l’activité de Dieu [23] ». On peut le dire non plus à partir du couple de l’activité et de la passivité, mais à partir du couple de la liberté divine et de la liberté humaine. Les deux croissent de concert : « Dieu travaille en nous et nous restons libres et même nous devenons de plus en plus libres et cependant l’action de Dieu est de plus en plus puissante […]. Le saint, c’est le plus libre de tous, et cependant c’est celui en qui Dieu agit, en qui il fait le vouloir et le faire [24] ». Comment comprendre ce paradoxe ? Marie-Eugène s’explique dans un texte éclairant.

  1. Marie-Eugène distingue d’abord entre la finalité et ce que l’on pourrait appeler la cause efficiente, c’est-à-dire la motion (par différence d’avec l’attraction). Au point de départ, Dieu agit seulement en montrant la finalité : « Comme nous ne sommes pas arrivés à ce degré d’union où la personnalité que nous sommes colle à l’Esprit-Saint par sa soumission, son abandon à Dieu, Dieu se contente de donner un but à atteindre, il indique sa volonté, donne sa grâce, mais il respecte davantage notre liberté et notre activité propre ». Chez le saint, Dieu conduit aussi en saisissant la motion même de la volonté : « Dans le deuxième cas, Dieu dit : Allez à tel endroit et nous y allons de notre mouvement, en obéissant à Dieu ; c’est Dieu qui nous y porte par sa motion [25]».
  2. Marie-Eugène ne se contredit-il pas en disant d’un côté que « nous y allons de notre mouvement », de l’autre, que « Dieu nous y porte par sa motion » ? Ici intervient une seconde distinction, plus implicite : entre instrument (qui est nommé) et agent principal (qui ne l’est pas). Alors que l’homme imparfait est encore l’agent principal (comme cause seconde), le saint, lui devient instrument de l’agent principal qu’est Dieu. Marie-Eugène précise toutefois toujours, par crainte qu’on interprète l’instrument en termes de servilité, voire d’aliénation (ne parle-t-on pas d’instrumentalisation ?), que cet instrument est mû selon sa modalité propre qui est humaine, c’est-à-dire à la fois raisonnable (éclairée) et libre. Continuons la citation du texte précédent : « Il [Dieu] peut nous dire même où il nous porte, ou ne pas nous le dire. Il nous éclaire par sa lumière. Notre instrumentalité, notre collaboration est faite d’une instrumentalité humaine qui utilise notre intelligence, notre volonté libre [26]».
  3. Enfin, Marie-Eugène fait appel à une troisième distinction, elle aussi explicite. Chez le progressant, l’obéissance à l’Esprit-Saint est ponctuelle, actuelle, chez le saint, elle est habituelle. La liberté du saint, dit-il, toujours dans le même texte, n’agit « pas par un acte d’obéissance de tous les instants, par un acte bien déterminé, mais par une docilité de fond habituelle et par une emprise d’amour sur la volonté. C’est là que nous trouvons l’essence de la sainteté, dans cette docilité habituelle à l’Esprit, docilité faite de souplesse e d’amour qui se donne et en même temps d’une emprise de Dieu unissante [27]». J’ajouterai : Or, toute action habituelle infuse en nous un habitus, une disposition qui facilite l’acte. Certes, cette disposition ne naît pas du fond de notre nature, mais vient de Dieu ; toutefois, nous la préparons par cette attitude continue d’obéissance.

J’ajouterai que Marie-Eugène fait implicitement aussi appel à la doctrine thomasienne des dons du Saint-Esprit, qui comprend ceux-ci comme un « instinctus », un instinct, une inspiration, poussant à agir dans un sens (que ce soit en éclairant l’intelligence ou que ce soit en mettant la liberté en action). Je n’ai par contre pas vu exprimée (expliciter) la doctrine thomasienne du mode spirituel ; mais elle est présente implicitement.

4) Prolongement théologique

a) Difficulté

Si éclairantes soient ces précisions, elles me semblent encore insuffisantes. Les tensions présentes dans le texte l’attestent, je veux dire la présence d’affirmations en contraste qui sont juxtaposées, l’une corrigeant ce que l’autre affirme. Ces exposés dialectiques signalent toujours une absence de synthèse, même quand l’auteur les légitime, ce qui est le cas du père Marie-Eugène, très lucide sur les limites de son discours, par une forme paradoxale du raisonnement.

Derrière cette limite se dessine une question théologique redoutable : celle de l’articulation entre liberté divine et liberté humaine. Nous avons dit plus haut que, souvent, Marie-Eugène affirmait l’impuissance d’aboutir à une synthèse doctrinale et affirmait la présence d’un mystère indicible. Mon hypothèse est qu’il manque à Marie-Eugène une théologie et une métaphysique de l’amour. Il a au fond les ressources de la théologie de saint Thomas.

Enfin, bien des actions propres à l’Esprit-Saint demeurent descriptives et ne sont pas expliquées causalement par les catégories habituelles : l’action intime, l’action transformante, l’action unissante, etc.

b) Une ébauche chez le Père Marie-Eugène

En fait, je pense que Marie-Eugène élabore déjà une première ébauche de réponse, mais sans en avoir explicitement conscience. C’est ce qu’attestent deux textes importants où il s’affronte à cette question si délicate de l’articulation passivité-activité, abandon-initiative, emprise de Dieu-liberté humaine.

Dans un premier texte déjà cité partiellement, nous voyons d’un côté Marie-Eugène dire ses limites face au mystère : « Comment Dieu arrive-t-il à mouvoir ainsi les âmes en respectant leur liberté ? C’est le problème du contact du fini et de l’infini. Comment arrive-t-il avec des instruments qui ne sont pas parfaitement soumis et dociles et qui veulent cependant obéir dans tel ou tel cas ; comment arrive-t-il à ses desseins ? C’est aussi un mystère, mais c’est un fait que Dieu y arrive et c’est ainsi que l’Eglise est construite, avec la force, la puissance de Dieu et avec l’action de la volonté libre, humaine et l’activité de notre intelligence [28] ». Or, notons-le bien, quand il avoue son incapacité, il ne fait pas explicitement appel à l’amour, mais seulement à l’anthropologie et la métaphysique thomasienne (fini et infini, volonté et intelligence).

Or, dans le même passage, il ébauche une réponse, justement en convoquant l’amour : « Ne croyez pas que dans le cas du saint la liberté est disparu, au contraire, elle reste libre, mais la volonté est tellement prise par l’amour qu’elle ne veut plus qu’obéir à l’amour ». et plus loin, Marie-Eugène parle d’« une emprise d’amour sur la volonté » et « de docilité faite de souplesse et d’amour qui se donne ». De fait, lorsque Thomas parle de docilité, il n’ajoute jamais l’amour.

Dans un autre texte, lui aussi déjà cité en partie, Marie-Eugène précise encore mieux, parlant de « loi d’amour ». Il se pose toujours la même question : « Dans cette marche vers Dieu qu’est la vie spirituelle, le sujet lui-même, l’âme n’a-t-elle pas une part aussi ? » Réponse : « L’homme, par ce souffle de Dieu, a été chargé d’un amour, d’une loi d’amour qui est la grâce. La grâce, participation à la vie de Dieu, est amour comme Dieu, amour créé, mais enfin l’amour. C’est ce que Dieu a fait de mieux, du moins dans ce que nous connaissons, la grâce ! Donc, l’âme doit revenir en Dieu avec un mouvement d’amour, avec une loi d’amour qu’elle porte en elle, dans sa nature, dans sa vie physique, sa vie d’âme, surtout dans sa vie spirituelle. Mais, justement, cette loi d’amour, chez l’homme, est accompagné de la liberté et par conséquent comporte des exercices libres. Il peut suivre cette loi d’amour, il peut ne pas la suivre [29] ».

Il vaut la peine de souligner les nouveautés introduites par ce texte, j’entends nouveauté à l’égard de la théologie classique : le concept de « loi d’amour » ; l’interprétation de la grâce à partir de l’amour (« La grâce, participation à la vie de Dieu, est amour comme Dieu, amour créé, mais enfin l’amour ») ; une compréhension nouvelle des relations entre Dieu et l’homme à partir du couple don de Dieu et réponse (ici implicitement présent dans le concept de « revenir en Dieu ») ; enfin, il n’est pas anodin que Marie-Eugène parle de l’Esprit comme du « souffle de Dieu ». Il y a là plus qu’une image. Assurément, Marie-Eugène ne se rend pas compte qu’il innove. En effet, il est habité, polarisé par cette question des relations entre liberté et grâce qui a tellement hanté la théologie dogmatique et aussi par la question des relations entre activité et passivité qui a tellement hanté la théologie spirituelle.

Revenons sur le « souffle ». Dans un texte déjà cité dans mon exposé sur l’expérience de l’Esprit-Saint chez le Père Marie-Eugène, j’avais relevé qu’il faisait appel à deux reprises à à l’adjectif « subtil » : la domination de l’Esprit-Saint est « une domination intérieure très subtile, très profonde sur nos facultés, tellement subtile que nous gardons l’usage de nos facultés [30] ». Or, je ne crois pas que ce soit un hasard qu’apparaisse cette épithète inattendue : la subtilité qualifie la matière, elle dit sa raréfaction, son état de peu de densité ; mais elle dit aussi sa ductilité et sa docilité, ainsi que sa liberté. Toutes caractéristiques que l’on retrouve dans le souffle.

c) Ajouts

Il faudrait ajouter deux autres éléments centraux que je n’ai pas développés. D’abord, la foi est une attitude de réceptivité, donc comprise selon la logique de la donation et de la réception et non pas seulement ni d’abord à partir de l’intelligence.

Ensuite, l’amour fait l’union. Le propre de l’amour est d’unir les libertés aimantes. Or, Marie-Eugène insiste beaucoup sur cette communion. A la suite de sainte Thérèse d’Avila, il souligne que c’est là l’effet propre, voire la nature propre de la prière [31]. Une référence parmi beaucoup : la « charité […] est une aptitude à l’union, à l’échange, au commerce intime et à cette pénétration de l’un par l’autre jusque dans les profondeurs de notre être, qu’est la ressemblance d’amour ou l’union transformante [32] ». La compréhension de l’action en profondeur et de la transformation dont on a vu que ce sont des signes efficaces propres de l’Esprit-Saint se fait à partir de l’amour.

d) Propositions de prolongement

En partant de l’expérience de l’amour, voire de l’analogie de l’amour humain en sa perfection, ne pourrait-on montrer la part de l’activité et de la passivité ? Surtout, montrer que jamais l’activité n’est abolie. De plus, dans la dynamique de la communion entre les deux personnes qui s’aiment, la liberté de chacun, ainsi que la réceptivité et l’activité de chacun ne cessent de croître.

Il y a une passivité qui vient de l’attirance du bien. Il y a une passivité, plus grande et autrement plus durable, qui est en réalité une facilité venue de l’habitude libre et joyeuse d’obéir à l’autre, de toujours choisir le bien de l’autre avant le sien. A force de se décentrer de soi, de penser d’abord à l’autre, plus encore de se donner à lui, l’amant est tellement docile à l’aimé qu’il en paraît passif, qu’il paraît avoir abandonné toute volonté propre, voire toute décision propre. En fait, il ne cesse d’adapter sa volonté à celle de l’aimé – ce qui parfois lui coûte un grand effort, tellement elle lui est différente, voire contraire.

Maintenant, une telle analogie pèche en ce que, dans la relation entre l’homme et Dieu, c’est Dieu qui est l’auteur de la vie qu’il communique et lui seul, donc qui toujours prend l’initiative.

Enfin, le thème du souffle et de la subtilité ne pourra être développé que si l’on fait appel à une cosmologie théologique qui discerne, dans la nature, les premiers vestiges du souffle, participations du Souffle primordial qui repose depuis l’origine sur la création.

5) Conclusion

Après cette réponse doctrinale, il serait important d’incarner le développement précédent, plus théorique, par quelques conseils pratiques.

Cette note n’est bien entendu qu’exploratoire et n’est qu’un document-martyr demandant à être confirmé, corrigé, critiqué, enrichi…

Pascal Ide

[1] 28 février 1951. Cité dans DM, p. 227.

[2] Avril 1937. Cité dans DM, p. 228.

[3] 22 mars 1959. Cité dans DM, p. 229.

[4] 2 novembre 1960. Cité dans DM, p. 228.

[5] 20 août 1951. Cité dans DM, p. 228-229.

[6] 3 décembre 1966. Cité dans DM, p. 231.

[7] Septembre 1960. Cité dans DM, p. 231, note 2.

[8] 12 mai 1956. Cité dans DM, p. 241.

[9] Juillet 1944. Cité dans DM, p. 233, note 2.

[10] Juillet 1942. Cité dans DM, p. 233.

[11] 14 mars 1965. Cité dans DM, p. 236, note 3. Souligné dans le texte.

[12] 23 juillet 1944. Cité dans DM, p. 243.

[13] 22 juin 1936. Cité dans DM, p. 232-233.

[14] Août 1953. Cité dans DM, p. 238, note 1.

[15] Cf.Je veux voir Dieu, tableau introductif, p. 4-5.

[16] Novembre 1960. Cité dans DM, p. 233.

[17] Août 1943. Cité dans DM, p. 235.

[18] Novembre 1966. Cité dans DM, p. 235.

[19] 13 juillet 1947. Cité dans DM, p. 236.

[20] 13 juillet 1947. Cité dans DM, p. 236.

[21] 10 juin 1959. Cité dans DM, p. 237.

[22] 25 mai 1965. Cité dans DM, p. 242, note 2.

[23] 4 septembre 1966. Cité dans DM, p. 236. C’est moi qui souligne.

[24] 8 février 1966. Cité dans DM, p. 237.

[25] Août 1953. Cité dans DM, p. 238, note 1.

[26] Ibid.

[27] Ibid.

[28] Août 1953. Cité dans DM, p. 238 et 239, note 1.

[29] Novembre 1960. Cité dans DM, p. 238.

[30] 6 septembre 1962. Cité dans DM, p. 240. C’est moi qui souligne.

[31] Cf. DM, p. 168-178.

[32] Cours d’oraison à Marseille dont la référence n’apparaît pas clairement. Cité dans DM, p. 169.

22.3.2021
 

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