Le panmathématisme, maladie de la science ?

Dans un livre écrit il y a un quart de siècle mais qui n’a pas perdu de son actualité, Claude Allègre propose une juste critique non pas de la mathématique, mais de ce que l’on pourrait appeler la pan-mathématisation. Personnifiant la mathématique en Platon, il a donc intitulé son ouvrage La défaite de Platon [1]. En 1945, René Guénon dénonçait le règne de la quantité dans un livre programmatique [2]. La mathesis universalis qui régnait à l’orée des temps modernes n’est toujours pas détrônée [3].

Le raisonnement central du géochimiste et politique français est le suivant. La science physique est un mixte d’observation et de formalisation. Jean Ladrière disait de la physique, de la chimie et de la biologie qu’elles étaient des sciences empirico-formelles. Or, la mathématique valorise exclusivement le second pôle. Mais il y a plus. L’on assiste à un véritable hold-up platoniciste : « par le biais d’une succession de penseurs qui, héritiers de Platon, vont de Descartes à Auguste Comte, s’est développée, notamment en France, l’idée que dans le développement scientifique, l’abstraction est plus importante que l’observation et l’expérience, que le raisonnement déductif l’emporte sur le cheminement inductif [4] ». Dès lors, selon Allègre, le privilège indû accordé à la mathématique conduit à une amputation de la science. Notre auteur est précis. Il ne s’agit pas de dire que l’observation soit dénuée de toute abstraction et relève seulement de l’empirique. La physique possède une intelligibilité propre. Ainsi, « confondre abstraction et mathématisation relève de la perversion intellectuelle [5] ». Systématisant Aristote, Thomas d’Aquin ne distinguait-il pas déjà abstraction physique et abstraction mathématique ?

À cet argument épistémologique s’ajoute un argument heuristique. L’influence des mathématiques joue davantage dans la formalisation que dans la création : « Leur rôle majeur concerne davantage la formalisation, que la naissance des nouvelles idées [6] ». Et de citer l’analogie parlante de Poincaré : « C’est la physique expérimentale qui est chargée des achats, elle seule peut enrichir la bibliothèque. Quant à la physique mathématique, elle aura pour mission de dresser le catalogue [7] ». Bref, les mathématiques « constituent le langage de la physique sans en être l’essence [8] ». Autrement dit, elles sont un instrument, un organon. C’est une autre manière de dire que la physico-mathématique continue à résoudre dans la matière sensible.

Deux constats plus factuels confirment la limite du panmathématisme. D’abord, la formalisation mathématique est le stade ultime de modélisation. Or, en nombre de sciences dures et rigoureuses, la mathématisation n’intervient pas : « La biologie moléculaire bâtit des théories et des modèles dont l’abstraction n’a rien à envier à la physique, mais, pour ce faire, elle ne recourt pratiquement pas aux mathématiques malgré de nombreuses tentatives [9] ». Ensuite, l’impact du paradigme mathématique en sciences humaines se traduit par deux signes : la recherche de théories englobantes et la formalisation. Or, Freud et Marx sont un bon représentant de la première démarche, estime Allègre, et Lévi-Strauss (ainsi que les sciences économiques) de la seconde [10].

La charge d’Allègre est toutefois trop réactive et trop réductionniste. Il adhère massivement à la conception constructivisme de la mathématique. Il affirme par exemple que « les mathématiques sont comme une forêt : les racines des arbres plongent dans le réel, mais ceux-ci se développent en croissant vers le ciel, sans revenir au ‘réel’ [11] » ; il traite la théorie des nombres d’« élégante et puissante construction intellectuelle [12] » ; il pense que les mathématiques « obéissent au seul principe de cohérence [13] ». Ce faisant, notre auteur ne réduit-il pas la mathématique à la logique formelle ? ne dit-elle vraiment rien de la réalité ? Ne possède-t-elle pas un mode d’abstraction qui lui est propre ? Or, qui dit abstraction dit extraction qui nie une part de l’être, mais en retient une autre. Si elle recherche une formalisation toujours plus poussée, la mathématique possède aussi un contenu. Allègre lui-même le reconnaît : « certains mathématiciens, et non des moindres (notamment de la grande école russe), pensent que lorsque les mathématiques ‘s’approchent’ du réel, elles acquièrent une nouvelle vigueur [14] ».

Quoi qu’il en soit, le messianisme mathématique n’est pas mort :

 

« Nous prétendons qu’avec le temps remplaceront les méthodes particulières des sciences individuelles, comme cela s’est produit depuis des siècles en physique, comme cela s’est accompli (prévu d’ailleurs par Leibniz) avec un brillant succès dans la logique moderne, et comme ç’a été le cas aussi, jusqu’à un certain point, en biologie et en psychologie. Cela suppose assurément que la mathématique comprenne la totalité en voie de se compléter (die sich immer ergänzende Gesamheit) de tous les processus démonstratifs abstraits [15] ».

Pascal Ide

[1] Cf. Claude Allègre, La défaite de Platon ou la science du xxe siècle, « Le temps des sciences », Paris, Fayard, 1995, p. 424-438. Cf. aussi l’interview dans La Recherche fin 1995.

[2] Cf. René Guénon, Le Règne de la quantité et les signes des temps, coll. « Tradition » n° 1, Paris, Gallimard, 1945.

[3] Cf. David Rabouin, Mathesis universalis. L’idée de « mathématique universelle » d’Aristote à Descartes, coll. « Épiméthée », Paris, p.u.f., 2009.

[4] Claude Allègre, La défaite de Platon…, p. 435.

[5] Ibid., p. 425.

[6] Ibid., p. 431.

[7] Cité Ibid., p. 431 et 432.

[8] Ibid., p. 432.

[9] Ibid., p. 425.

[10] Cf. Ibid., p. 435-438.

[11] Ibid., p. 429.

[12] Ibid., p. 428.

[13] Ibid., p. 430.

[14] Ibid., p. 429.

[15] A. Mercier, Philosophie der exakten Wissenschaten, Benzinger, 1954, p. 230.

28.6.2022
 

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