Le don du corps. Chapitre 6 La théologie du corps et le sacrement de mariage : Pastorale et spiritualité du couple et de la famille 2/2

D) Pastorale de la signification sponsale

1) Introduction (126, 1 à 3 ; p. 562 et 563)

Après avoir exposé ce point particulier que sont la paternité et la maternité responsables, dans les catéchèses suivantes (126 à 132), Jean-Paul II, le resitue dans le contexte plus global de « la vie spirituelle des époux ». Ce qui est important pour ne pas tomber dans la casuistique ou le légalisme.

a) Lecture d’un passage d’Humanæ Vitæ (id., 1 ; p. 562 et 563)

« Tout en enseignant les exigences inviolables de la Loi divine, l’Église annonce le salut et ouvre avec les sacrements les voies de la grâce […].

« Les époux chrétiens, donc, dociles à sa voix, doivent se rappeler que leur vocation chrétienne, commencée avec le baptême, s’est par la suite spécifiée et renforcée par le sacrement de mariage. Du fait de celui-ci, les époux chrétiens sont rendus plus forts et pour ainsi dire consacrés pour le fidèle accomplissement de leurs propres devoirs, pour la réalisation de leur propre vocation jusqu’à la perfection et pour leur propre témoignage chrétien face au monde ». (Humanæ Vitæ, 25)

Ce texte contient en fait tout ce qui sera ultérieurement développé au sujet de la spiritualité conjugale.

b) Commentaire (id., 2 et 3 ; p. 563 et 564)

Jean-Paul II veut montrer que la paternité et la maternité responsables s’incrivent dans le cadre plus général de la spiritualité du mariage. En effet, le thème de la paternité et de la maternité responsables a souvent été mal compris parce qu’on le réduisait « aux seuls rythmes biologiques de fécondité », alors qu’il doit être relu et vécu dans « un cadre aussi intégral que possible » : nous retrouvons le concept d’intégration décisif et cher à Jean-Paul II. Or, cette vocation intégrale inclut ce qu’Humanæ Vitæ appelle la « propre vocation [des époux] jusqu’à la perfection » (n. 25) : l’encyclique « crée les conditions qui permettent de tracer les grandes lignes de la spiritualité chrétienne de la vocation et de la vie conjugales et, également, de celle des parents et de la famille ». Voilà pourquoi « la paternité-maternité responsable, entendue intégralement, n’est autre qu’un important élément de toute la spiritualité conjugale et familiale ».

D’ailleurs, nous n’énoncerons rien de bien nouveau, car « ce qui a été dit sur […] la théologie du corps et la pédagogie du corps […] constitue […] le noyau essentiel de la spiritualité conjugale ».

c) Conséquence le plan

Il est contenu dans la phrase d’Humanæ Vitæ (n. 25, citée ci-dessus) que Jean-Paul II a soulignée en italique. Cette spiritualité consiste à la fois en un effort éthique (une force morale) et un don de l’Esprit (qui consacre à Dieu). Voilà pourquoi il affirme que « C’est le sacrement de mariage qui les [les époux] corrobore [premier aspect] et pour ainsi dire les consacre [second aspect] » (id., 3 ; p. 563). D’où le double aspect : éthique et mystique.

Mais auparavant, il faut voir l’élément unificateur, intégrateur de la vie spirituelle du couple et de la famille : l’amour.

2) Nature de la spiritualité conjugale et familiale (126, 3 et 4 ; p. 563 et 564)

Son but est de « mettre précisément en relief ces forces qui rendent possible l’authentique témoignage chrétien de la vie conjugale ». En effet, l’expérience, le réalisme obligent à considérer que le chemin qui mène à ce but est difficile. Voici ce qu’affirme Paul VI : « Nous n’entendrons nullement cacher les difficultés, parfois graves, inhérentes à la vie des époux chrétiens » (Humanæ Vitæ, 25). Cependant, continue-t-il, « l’espérance de cette vie doit éclairer leur chemin » (id.). Or, pour parcourir ce chemin, explique Jean-Paul II, il faut avoir une juste « vision de la vie conjugale » et cette conscience « ouvre […] largement l’horizon des forces qui doivent les guider le long du chemin resserré […] de la vocation évangélique » (cf. Humanæ Vitæ, 25).

 

La prière, puissance révolutionnaire

 

« Etrange comme mes idées changent quand je les prie [1] ».

« Le bonheur est une récompense qui vient à ceux qui ne l’ont pas cherché [2] ».

« L’aspect le plus sublime de la dignité humaine se trouve dans cette vocation de l’homme à communier avec Dieu. Cette invitation que Dieu adresse à l’homme de dialoguer avec Lui commence avec l’existence humaine. Car, si l’homme existe, c’est que Dieu l’a créé par amour, et, par amour, ne cesse de lui donner l’être ; et l’homme ne vit pleinement selon la vérité que s’il reconnaît librement cet amour et s’abandonne à son Créateur [3] ».

3) Premier type de moyen

Le premier moyen pour mettre en place une vie spirituelle conjugale et familiale est l’amour.

a) Nécessité (id., 5 ; p. 564)

Dans Humanæ Vitæ, n. 25, Paul VI fonde les « efforts nécessaires » des époux sur les trois vertus théologales (cf. le texte cité en 4 ; p. 564). Mais la première de ces vertus demeure l’amour : le mariage est signe du grand mystère même de l’amour de Dieu pour l’humanité, comme nous l’avons longuement étudié. Aussi l’« amour » conjugal et familial « permet d’édifier toute la coexistence des époux selon cette vérité du signe » sacramentel du mariage : « Voilà la force essentielle et fondamentale : l’amour greffé dans le cœur […] par l’Esprit Saint ». C’est nous qui soulignons en gras.

b) Moyens en général (id., 5 ; p. 564)

Or, l’encyclique livre trois « moyens – infaillibles et indispensables – nécessaires » pour que « cette force d’amour essentielle et spirituellement créatrice » imprègne « la spiritualité chrétienne de la vie conjugale et familiale ». Le premier est « la prière » (c’est nous qui soulignons) dans laquelle les époux implorent la force ; le deuxième est l’Eucharistie qui est toujours la source de l’amour et de la grâce ; le troisième est le sacrement de pénitence qui permet de surmonter les péchés et de persévérer dans l’humilité de l’amour.

c) Moyens en particulier (127, 1 à 3)

Quel est l’objet de cet amour dans le cadre de la spiritualité du mariage ? Autrement dit, vers quoi se porte l’amour ? Quelle est sa tâche ? En effet, la charité conjugale a un objet spécifique.

1’) Objet général (id., 1 ; p. 565)

« L’amour est – au point de vue subjectif une ‘force’, c’est-à-dire une faculté de l’esprit humain [précisément de son cœur, de sa volonté] », qui est « théologale, c’est-à-dire qu’elle donne « à l’homme de participer à cet amour par lequel Dieu lui-même aime dans le mystère de la Création et de la Rédemption ».

Il faudrait sonder le mystère qu’ouvre cette affirmation très traditionnelle : l’amour de charité n’est pas n’importe quel amour, ce n’est pas une capacité humaine, mais c’est une participation à l’amour même que Dieu est ; autrement dit, Dieu nous donne part à son amour. Il nous est difficile de le comprendre parce que nous n’avons aucun exemple humain, ni créé : quand nous voyons Mère Teresa aimer, nous sommes stimulés à l’imiter, mais cela reste extérieur, elle ne peut pas infuser en nous l’amour qui est en son cœur ; de même quand quelqu’un nous manifeste un amour généreux, oblatif, nous sommes émus parfois au plus profond de notre cœur, et poussés à l’aimer en retour (et parfois à aimer les autres), mais cet amour demeure encore extérieur : il ne fait qu’inviter à une saine émulation, il agit par contagion.

Mais « la charité nous a été donnée par l’Esprit-Saint qui a été répandu dans nos cœurs » (Rm 5, 5) et qui leur est donc intérieur. De même, la vertu théologale de foi n’est pas un effort d’abord humain de compréhension du mystère de la Révélation, ce qui serait inutile, car impossible, mais est une participation de la science divine.

De plus, le propre de la charité est de « se complaire dans la vérité » (1 Co 12,6).

Or, que nous montre la vérité de la Création et de la Rédemption ? La bonté et la vérité du plan de Dieu sur l’amour humain qui se traduit dans le langage du corps. Mais « les forces de la concupiscence tentent de séparer de la vérité le langage du corps » et « de « le falsifier » . Aussi, « la force de l’amour, au contraire, le corrobore toujours ».

2’) Objet précis (id., 2 et 3 ; p. 565 et 566)

La vérité sur le corps que nous révèle le mystère de la Création est le caractère inséparable de l’union et de la procréation. Aussi, « l’amour qui rend possible le langage conjugal » et le fait exister est une force qui « consiste à sauvegarder l’unité inséparable des deux significations de l’acte conjugal ».

On peut exprimer cette vérité de deux manières différentes. Si l’on nous permet de systématiser en usant d’une distinction fréquente chez Jean-Paul II mais qui n’est pas appliquée à cette question-ci :

– « Le langage traditionnel » use d’une perspective objective. Or, signification renvoie à celui (au sujet) qui donne un sens et à celui (au sujet) qui comprend le sens. Voilà pourquoi on parle des fins du mariage et non pas de significations du mariage. Il demeure que ces fins sont les mêmes, à savoir l’union et la procréation. Selon ce point de vue, on dira que « l’amour comporte une coordination droite des fins ».

– Depuis Vatican II prévaut une perspective plus subjective, qui prend en compte le point de vue du sujet. Nous l’avons vu, il serait gravement erroné d’identifier subjectif à subjectiviste : le subjectivisme est l’ennemi de l’objectif, tandis que le point de vue subjectif en est complémentaire. Ici, on parle de « signification » et non pas de « fin ».

Cette « présentation rénovée », que l’on trouve dans la constitution conciliaire Gaudium et spes et dans l’encyclique Humanæ Vitæ est en continuité avec « l’enseignement traditionnel » : celui-ci n’est en rien annulé, mais « se trouve confirmé » ; enfin, il est « approfondi du point de vue de la vie intérieure des conjoints ».

4) Second type de moyen (127, 4 à 130)

Le second moyen de la vie spirituelle du couple est la vertu de chasteté. Nous l’avons déjà longuement et maintes fois analysée, ce qui ne saurait étonner dans le cadre de l’élaboration d’une théologie du corps. Mais il faut insister et envisager maintenant l’aspect spécifique de la vie spirituelle des époux.

 

Inhumaine chasteté ?

 

La vertu de chasteté conjugale « n’est pas une loi nouvelle ou inhumaine, c’est la doctrine de l’honnêteté et de la sagesse, que l’Église, illuminée par Dieu, a toujours enseignée, et qui unit d’un lien indissoluble les légitimes expressions d’amour conjugal avec le service de Dieu dans la mission qui vient de Lui de transmettre la vie [4] ».

a) Nécessité (127, 4 et 5 ; p. 566 et 567)

En effet, la tâche de l’amour » est d’unir « correctement les deux significations de l’acte conjugal », de vivre autant la communion que l’ouverture à la vie. Or, l’expérience quotidienne en montre la difficulté. Jean-Paul II précise : « il ne faut pas parler ici de contradiction mais seulement de difficulté » ; autrement dit, contrairement à ce que l’on entend parfois, l’enseignement de l’Église (qui est celui de l’Évangile) n’est pas inapplicable, irréaliste.

Mais d’où vient cette difficulté ? Elle « découle du fait que la force de l’amour est greffée dans l’homme en proie aux embûches de la concupiscence ». En conséquence, l’amour ne se réalise « dans la vérité du langage du corps sinon moyennant la domination sur la concupiscence ». Or, telle est la fonction de « la chasteté qui se manifeste comme maîtrise de soi, c’est-à-dire comme continence : en particulier comme continence périodique ». Voilà pourquoi l’amour requiert l’exercice de la chasteté.

b) Nature (TDC 128)

1’) Définition (id., 1 ; p. 567)

Tout d’abord, la continence est une « disposition constante de la volonté » ; or, telle est la définition de la vertu ; c’est donc une vertu.

Mais on précise une vertu par son objet ; et celui-ci est ce que la Bible appelle « la convoitise de la chair » (sans connotation morale) et ce que la psychologie appelle « le désir sexuel ». En conséquence, « la continence est la vertu, c’est-à-dire « la capacité de dominer, de contrôler et d’orienter les impulsions à caractère sexuel ». Bref, cette vertu maîtrise la pulsion sexuelle.

2’) Acquisition (id., 1 et 2 ; p. 567 et 568)

La cause est double, car la chasteté implique la volonté et l’intelligence. D’une part, « le sujet personnel doit s’engager, dans une progressive éducation, au contrôle personnel de la volonté, des sentiments », bref, de la vie affective. D’autre part, et à titre de fondement, « cela suppose évidemment la claire perception des valeurs exprimées dans la norme ».

À ces deux causes, il faut ajouter l’exercice des autres vertus (id., 2 ; p. 567 et 568). Pour le montrer, Jean-Paul II se contente de faire allusion à un principe de théologie morale : les vertus sont toutes connectées entre elles, de sorte qu’une vertu « n’apparaît pas et n’agit pas de manière abstraite et donc isolément, mais toujours en liaison avec les autres », en particulier avec la vertu clef dans l’ordre moral (c’est-à-dire la gestion des affaires humaines) qui est la prudence, et la vertu clef dans l’ordre théologal (c’est-à-dire la gestion des mœurs divines) qui est la charité ; or, le théologal est premier sur le moral : il le mesure et le finalise. Ainsi, la vertu de continence est incomplète sans son lien « surtout avec la charité ».

Ce que confirme la conclusion ci-dessous selon laquelle la chasteté ouvre à la dimension sponsale du corps ; or, le don est l’acte de l’amour ; voilà pourquoi on peut (et on doit) toujours considérer « la chasteté conjugale dans son lien organique avec la force de l’amour » (id., 3 ; p. 568)

 

La connexion des vertus

 

L’organisme des vertus, naturelles ou spirituelles, est à l’image de l’organisme somatique : de même que chez le petit d’homme, on ne voit pas apparaître un bras, puis la tête, puis une jambe, mais que tous les organes croissent harmonieusement tous ensemble, de même, dans l’âme, on ne voit pas fleurir la charité, puis la prudence, puis le courage, etc., mais toutes les vertus se fortifient l’une l’autre et grandissent de concert. De sorte, inversement, que si l’une des vertus primordiales (cardinales ou théologales) vient à manquer, toutes sont gravement mises en péril. Par exemple, celui qui s’autorise à mentir régulièrement (faute contre la justice), tôt ou tard remettra aussi en question sa prudence, son amour, sa chasteté : pourquoi, raisonnablement, tolérer un manquement au bien en un domaine et pas dans un autre ?

« La prudence n’est pas véritable si elle n’est pas juste, tempérante et forte ».

(S. Augustin, De Trinitate, L. VI, ch. 4 ; cf. S. Thomas D’Aquin, Somme de théologie, Ia-IIae, q. 65, a. 1)

3’) Les moyens (id., 2 à 4 ; p. 567 à 569)
a’) Exposé

Nous l’avons déjà vu, la continence présente comme une face négative et une face positive : la première est la « résistance » opposée « à la convoitise de la chair ». Mais il serait insuffisant de s’y arrêter, comme l’ont fait trop de manuels de morale. En effet, la convoitise rend « l’homme aveugle et insensible aux valeurs plus profondes » que « le plaisir charnel et sensuel ». Il faut donc en libérer la personne, au nom même de l’amour. Aussi, positivement, la chasteté, « grâce à cette résistance, […] s’ouvre également aux valeurs plus profondes et plus mûres inhérentes à la signification sponsale du corps ». En corollaire, comme ce sens est celui du don, c’est-à-dire de l’amour, le véritable regard sur la chasteté suppose de la mettre en « lien organique avec la force de l’amour » et plus encore de l’amour que l’Esprit-Saint a « répandu dans le cœur des époux » (selon l’affirmation de Rm 5, 5 à laquelle Jean-Paul II fait implicitement allusion).

La distinction de cette double face, lumineuse et plus ombrée, n’a pas qu’un sens statique ; elle s’articule dynamiquement : « Si la chasteté conjugale (et la chasteté en général) se manifeste d’abord comme capacité de résister à la convoitise de la chair, par la suite elle se révèle graduellement comme capacité » positive « de percevoir, d’aimer et de réaliser les significations du langage du corps ».

b’) Conséquences

Une première conséquence est réponse à une objection implicite : « l’ascèse de la continence, loin d’entraîner l’appauvrissement des manifestations affectives », ce qui peut être l’effet du premier aspect, plus négatif, « les enrichit » de par le dynamisme spirituel de l’amour, ce qui est le fruit de la face positive de la chasteté.

Une autre conséquence est la solution à une difficulté fréquente adressée à Humanæ Vitæ (id., 4 ; p. 568 et 569). Certains opposants « à la doctrine de l’Église au sujet de la morale conjugale » estiment qu’il y a « une contradiction entre les deux significations de l’acte conjugal », unitive et procréative : en effet, si on ne peut les séparer, parfois l’acte sera possiblement fécond (seconde signification) ; or, la grossesse peut ne pas être souhaitable ; dès lors « les époux se trouveraient privés du droit à l’union conjugale » (première signification).

À la suite de Paul VI, afin de manifester la profonde continuité de l’enseignement de l’Église, Jean-Paul II répond comme précédemment qu’il n’y a aucune contradiction, mais seulement « difficulté provenant […] de l’‘homme de la concupiscence’ ». Il va donc d’emblée au cœur de la question posée, à savoir « l’engagement intérieur ascétique des conjoints » : l’homme est libre, et donc nullement nécessité à l’union ; il lui revient de s’engager. Et si l’on rétorque que c’est au nom même de cette liberté que l’on demande le droit à la contraception, la réponse est que la liberté n’est pas un absolu créateur, mais est exercice de la responsabilité d’agir en fonction des valeurs, donc de la vérité de son corps.

4’) Les finalités (id., 5 et 6 ; p. 569 et 570)

Tout d’abord, nous l’avons assez vu, la continence a pour but de réaliser « l’harmonie subjective » entre les deux significations, c’est-à-dire « entre la paternité (responsable) et la communion personnelle ».

Mais la continence ne se limite pas à cet objet principal ; elle a pour objet second, « toutes les ‘manifestations affectives’ (Humanæ Vitæ, 21) qui servent à exprimer la communion personnelle des époux ». Jean-Paul II ne détaille pas ces manifestations d’affection, mais il est aisé de l’illustrer : cela correspond notamment aux gestes de tendresse, les baisers, les caresses qui sont réservés « exclusivement pour exprimer l’union personnelle des conjoints ». Le pape fait remarquer en passant que certains gestes d’affection, bien que différents de l’acte conjugal, ne sont pour autant pas propres à l’amitié au sens classique mais sont réservés aux époux (certaines caresses, baisers).

Cet élargissement de la chasteté est important à deux titres : d’abord parce qu’il convient « de ne pas porter préjudice à la communion des époux dans le cas où, pour de justes raisons, ils doivent s’abstenir de l’acte conjugal » : pour le dire en termes positifs, ces gestes sont bons et nécessaires entre époux, particulièrement en période d’abstinence ; mais ils supposent que leur gestion soit aussi humanisée, et c’est là l’office de la même vertu, ce qui signifie que ces gestes doivent respecter et construire le sens sponsal du corps, c’est-à-dire l’union entre les époux. Ensuite, mais Jean-Paul II ne fait que le suggérer, ces gestes d’affection règlés par la chasteté, construisent la communion et ont ainsi une valeur préparatoire de « terrain » pour que mûrisse « la décision d’un acte conjugal moralement droit ». Concrètement : pas d’acte conjugal sans véritable tendresse entre époux.

c) Possibilité (TDC 129 et 130)

1’) Deux difficultés (129, 1 et 2 ; p. 570 et 571)

Le sujet est abordé à la faveur de deux apories classiques :

« On pense souvent que la continence provoque des tensions intérieures dont l’homme doit se libérer ». Or, c’est exactement le contraire qui est vrai. Détaillons la réponse de Jean-Paul II en faisant appel aux distinctions ci-dessus : si, dans un premier temps (face négative de la continence), certaines tensions sont obligatoires, en un second temps (qui correspond à la face positive), par l’exercice d’une vraie continence, l’homme en est vraiment libéré. Le texte ne rentre pas dans le détail des situations pastorales, car tel n’est pas son but.

Cependant la question rebondit. Concédons la réponse, dans son idéal théorique. Mais concrètement, l’exercice de la continence, la réalisation de la norme morale ne sont-ils pas utopiques ? « Cet effort, est-il possible ? » Et le Saint-Père de noter que « cette interrogation est l’une des plus essentielles » et « l’une des plus urgentes dans le cadre de la spiritualité conjugale ». Aussi va-t-il s’y attarder durant pas moins de deux catéchèses.

2’) Réponse par l’autorité (id., 2 ; p. 570 et 571)

« L’Église est absolument convaincue de la justesse du principe qui affirme la paternité et la maternité responsables ». En ce sens, il serait faux d’opposer l’Église à elle-même en vue de relativiser son apport.

Plus encore, et l’argument n’est pas mince, « dans Humanæ Vitæ, le pape Paul VI a exprimé ce qu’avaient déjà, par ailleurs, exprimé de nombreux moralistes et savants, même non catholiques ». Une note référencée cite certains représentants d’églises protestantes (notamment le théologien réformé Karl Barth) et un musulman. On ne peut donc isoler la position catholique dans le monde religieux.

Cependant cette réponse reste extérieure à la question dont l’intérêt n’est pas que théorique, mais éminemment pratique : combien de nos contemporains estiment impraticable l’enseignement d’Humanæ Vitæ, 12 ; de plus, la morale ne doit-elle pas toujours joindre les principes universels et le circonstanciel particulier ?

3’) Réponse argumentée

En fait, les « problèmes considérés par l’encyclique Humanæ Vitæ » concernent trois plans qu’il faut à la fois distinguer et unir, biologique, psychologique et spirituel : « De la biologie et de la psychologie, il [le problème de la méthode naturelle] passe ensuite au cadre de la spiritualité conjugale et familiale ». L’oubli d’un de ces trois plans fausse la notion de paternité et maternité responsables ; inversement, la juste responsabilité suppose leur intégration hiérarchisée. Considérons-les successivement, en relation à notre propos.

a’) Le plan biologique (130, 3 et 4 ; p. 373 et 374)

C’est le plus apparent et il est fréquent de s’y arrêter. « Humanæ Vitæ accorde l’attention requise à l’aspect biologique du problème ». Celui-ci consiste dans le « caractère rythmique de la fécondité humaine ». Certes, cette « périodicité peut […] être appelée indice providentiel », mais la paternité et la maternité responsables ne sauraient se réduire au mécanisme biologique, même lu à travers le dessein de Dieu. C’est d’ailleurs cette fréquente réduction qui explique la mécompréhension de la méthode : considérée ainsi, elle n’est pas plus humanisante qu’une méthode contraceptive. Jean-Paul II le répète une nouvelle fois : cette méthode est dite « naturelle », non pas au sens matériel, biologique du terme, mais « au niveau de la personne ».

En effet, qui dit responsabilité dit prise en compte de la personne en sa liberté et en sa finalité qui est le don : il n’y a qu’alors qu’elle est pleinement humaine ; or, la liberté suppose la connaissance, mais n’est pas constituée par elle ; en conséquence, la méthode naturelle requiert : d’une part « la connaissance des rythmes de la fécondité et d’autre part, et d’abord, la liberté, donc « la faculé de diriger » l’affectivité « de telle manière qu’elle rende possible la donation de soi ».

b’) Le plan psychologique (129, 4 à 6 ; p. 571 et 572)

Là se situe un des apports de Jean-Paul II les plus originaux, et en même temps l’un des plus décisifs pour le concret de la pastorale, au point qu’il n’hésite pas à affirmer, dans une supplication qui ne peut laisser indifférent : « Je supplie Dieu de faire accèder les chrétiens et tous les gens de bonne volonté à ce niveau de vérité libératrice et humanisante ». (c’est nous qui soulignons) Cette vérité consiste en une distinction :

1’’) Principe (id., 4 ; p. 571)

« Une analyse attentive de la psychologie humaine » permet de distinguer « dans l’‘ego’ humain, à côté d’une réaction que l’on peut qualifier d’‘excitation’, une autre réaction que l’on peut appeler ‘émotion’ ». Jean-Paul II précise que la distinction est double : subjective, liée à l’« expérience », au vécu (où l’on voit que le pape n’a pas dépouillé le phénoménologue) et « objective », liée au « contenu ». Il ne détaille que cette dernière perspective :

– « l’excitation est avant tout ‘corporelle’ et, en ce sens, ‘sexuelle’« ;

– « l’émotion » est « une émotion causée par la personne, en relation avec sa masculinité ou féminité ».

Les deux réactions appartiennent donc au domaine affectif sensible, et non pas éthique et volontaire, comme l’est le don, la fidélité, l’acte d’amour, etc. Elles s’adressent à la sexualité, à la masculinité et à la féminité : dans le cas de l’excitation, il s’agit de la sexualité corporelle, autrement dit génitale, dans le cas de l’émotion, de la sexualité considérée en sa dimension psychologique, voire personnelle, mais toujours enracinée dans le corps (puisque c’est lui qui rend la différence sexuelle perceptible).

Une seconde distinction, prise du point de vue de la finalité, permet à la fois de comprendre et de confirmer cette première différence, prise quant à l’objet (id., 6 ; p. 572). L’excitation a pour but l’acte sexuel et plus précisément « le plaisir sensuel et corporel » qui y est lié, mais pas l’émotion qui « se limite à d’autres manifestations d’affection », des gestes de tendresse, engageant le corps sans aller jusqu’à l’acte conjugal.

Jean-Paul II affirme donc très clairement qu’excitation et émotion se partagent les deux significations du corps : procréative et sponsale.

D’un point de vue plus subjectif, Jean-Paul II remarque seulement que ces deux réactions apparaissent à la fois comme « expériences distinctes », mais « aussi conjointement » (id., 5 ; p. 572).

 

Affectivité et sensualité

 

Karol Wojtyla a développé cette distinction entre excitation et émotion, en d’autres termes et plus amplement, dans un ouvrage antérieur à son élection papale : « Il faut faire une nette distinction entre l’affectivité et la sensualité ».

Quand l’émotion « a pour objet les valeurs sexuelles du corps seul, considéré comme objet possible de jouissance, elle est alors une manifestation de sensualité. Ceci n’est pas cependant nécessaire, car ces valeurs peuvent être liées à toute la personne de l’autre sexe. Dans ce cas, l’objet de l’émotion sera pour la femme la valeur de ‘masculinité’ et pour l’homme celle de ‘féminité’. La première peut s’associer par exemple à l’impression de force, la seconde à celle de charme, les deux étant attachés à la personne entière de l’autre sexe et non pas seulement à son corps. Or il faudrait appeler affectivité cette faculté […] de réagir aux valeurs sexuelles de la personne de sexe différent dans son ensemble, […] à la féminité ou à la masculinité [5] ».

Le Cardinal Wojtyla paraît donc appeler affectivité et sensualité ce que, plus de vingt ans après, Jean-Paul II nomme respectivement émotion et excitation.

2’’) Application (id., 5 et 6 ; p. 572)

Cette importante donnée psychologique « aide à comprendre la fonction de la vertu de continence » ou de maîtrise de soi. En effet, nous avons vu que cette vertu comportait une double face, négative d’abstinence et positive de promotion de la signification du corps. Or, si le corps est considéré seulement en sa signification procréative, en période de continence, n’apparaîtra que la face négative : la chasteté aura pour unique fonction de maîtriser ce que nous avons appelé l’excitation sexuelle. Mais la psychologie invite à distinguer l’excitation qui est liée à la signification procréative et l’émotion qui est liée à la signification sponsale. Ainsi, même en période de continence périodique, la vertu de chasteté aura une fonction positive et pas seulement répressive : elle assurera la sauvegarde et la promotion de la signification sponsale par la gestion libérante de l’émotion, des gestes de tendresse.

Cette triple distinction (étroitement corrélée) d’une part de l’émotion et de l’excitation, d’autre part des deux significations du corps et enfin des deux faces de la vertu, est extrêmement éclairante : elle permet enfin de répondre pleinement à la difficulté qui, à juste titre, liait l’impossibilité de l’exercice de la chasteté à sa fonction strictement répressive. Et, puisque la vertu est d’ordre éthique, cela « permet vraiment de mieux comprendre que le problème de la paternité et la maternité responsables est d’ordre moral », et non pas d’ordre seulement biologique ou psychologique.

Précisons : « la tâche essentielle [de la continence est] de maintenir l’équilibre » entre les deux aspects, excitation et émotion, au service des deux significations du corps. Or, le sens des responsabilités, nous l’avons vu plus haut, requiert l’intégration des circonstances. Aussi, « la proportion réciproque » des deux éléments dépendra de ces « circonstances, de nature intérieure et extérieure », comme la disponibilité ou l’opportunité à avoir des enfants.

c’) Le plan spirituel (130, 5 ; p. 574)

Paternité et maternité responsables sont aussi une réalité spirituelle. Ici se dévoile pleinement la « signification sponsale du corps qui a été déformée […] par la concupiscence » ; aussi, « dans sa forme venue à maturité, la vertu de continence dévoile graduellement l’aspect ‘pureté’« du corps.

En fait, ce plan se dédouble en « un aspect personnel [ou éthique] et un aspect théologique ». Le premier a été étudié en traitant de la vertu de continence ; il reste à étudier le second qui est le don de piété (et recouvre aussi la charité).

d’) Conclusion

On pourrait reprendre un passage déjà cité : « La paternité et la maternité responsables signifient l’évaluation spirituelle – conforme à la vérité – de l’acte conjugal, dans la conscience et dans la volonté de chacun des deux époux qui, […] après avoir considéré les circonstances internes et externes et, en particulier, les circonstances biologiques, expriment leur mûre disponibilité à la paternité et maternité ». (132, 2 ; p. 577)

5) Troisième moyen (14 et 132)

Le troisième moyen de la vie spirituelle conjugale est la crainte comme don du Saint-Esprit.

a) Nécessité (131, 1 à 3 ; p. 574 à 576)

La spiritualité conjugale doit vivre des dons de l’Esprit-Saint.

En effet, qu’est-ce que le don du Saint-Esprit ? Jusqu’à maintenant, les moyens mis en œuvre dans la spiritualité conjugale étaient des vertus : charité et chasteté. Quelle différence y a-t-il entre vertu et don ? Tous deux sont infus, ont Dieu (et donc l’Esprit-Saint) pour cause. La différence est donc autre. Jean-Paul II la suggère, présupposant connu ce qu’affirme la théologie morale sur ce sujet, quand il distingue les « énergies immanente de l’esprit humain » et « l’influence sanctifiante de l’Esprit Saint » et « ses dons particuliers ». Les premières sont les vertus, comme la chasteté et la seconde est le don de l’Esprit.

 

Dons de l’Esprit-Saint et vertus

 

Lisons un extrait d’un traité classique sur la question, œuvre du dominicain portugais Jean de Saint-Thomas : « L’Écriture présente les dons comme des esprits [cf. Is 11, 2], et on ne peut trouver d’autre raison pour laquelle les dons soient ainsi nommés à l’exclusion des autres vertus, sinon qu’ils ressortissent à une inspiration divine spéciale, et à une motion spéciale du Saint-Esprit.

« Or l’inspiration ou la motion divine nous fait suivre ou bien la conduite et la régulation de la raison, ou bien la conduite de Dieu et de l’instinct divin, plus haute que toute raison et règle humaine.

« Mais quand Dieu nous meut à suivre la conduite de la raison et les règles de la prudence acquise ou infuse, à une telle motion divine correspondent les vertus humaines […]. Si donc Dieu nous meut à suivre une conduite plus élevée que la régulation » des vertus, « et qui soit mesurée par la seule régulation de l’Esprit-Saint, cela postulera certaines » dispositions « qui dépassent entièrement le niveau moral ou la ‘moralité’ des vertus humaines, et c’est elles qui sont appelées dons du Saint-Esprit, soit dans l’intelligence qui mesure et dirige, soit dans la volonté qui incline et suit [6] ». [7]

Illustrons cet exposé d’une image chère aux Pères : pour diriger la barque de ma vie vers le Père, je dispose et de rames (les vertus), et de voiles (les dons) ; attention : il est bon de hisser la voile et souvent, mais ce n’est pas elle qui cause le vent (la motion de l’Esprit-Saint). Si le vent ne souffle pas, retournons aux rames ! Par exemple, pour prendre une décision, demandons, par le don de conseil que l’Esprit Saint nous inspire, mais ne négligeons pas la vertu de prudence. [8]

 

Or, ces dons sont « au centre » de la vie conjugale.

Nous en avons déjà un signe dans la parole de l’auteur de l’épître aux Éphésiens exhortant les « époux à être ‘soumis les uns aux autres dans la crainte du Christ’ (Ep 5,21) ». Et la crainte est un don de l’Esprit-Saint, comme nous allons le voir en détail dans un instant. De plus, « l’encyclique Humanæ Vitæ parle indirectement des dons de l’Esprit-Saint » (cf. n. 21 et 26). Enfin, l’action de l’Esprit-Saint « purifie, fortifie et perfectionne les forces de l’esprit humain », selon ce que dit le Christ cité par le pape : « C’est l’Esprit qui donne la vie, la chair ne sert de rien » (Jn 6,33). Or, la prière persévérante, les sacrements de l’Eucharistie et de la Réconciliation, qui sont les trois moyens préconisés par Humanæ Vitæ pour soutenir la vie quotidienne des époux, sont tous trois des dons de l’Esprit qui « donne la vie » (2 Co 2,6).

Donc, « la spiritualité conjugale […] est le fruit non seulement de la vertu à laquelle les époux s’exercent, mais aussi des dons de l’Esprit Saint avec lequel ils collaborent ».

 

Nécessité des dons du Saint-Esprit.

 

Les dons de l’Esprit-Saint ne sont pas facultatifs, pour l’épanouissement de la vie spirituelle, contrairement à tout ce que le courant dominant de la théologie spirituelle, influencé par le quiétisme, a très malheureusement fait croire du XVIIIè siècle jusque vers 1930. [9]

En effet, « dans les choses où ne suffit pas l’instinct de la raison mais où est nécessaire celui du Saint-Esprit, le don, par conséquent, est nécessaire ». Or, c’est le cas dans l’ordre surnaturel : la motion des vertus théologales « ne suffit pas si par dessus n’intervient pas l’inspiration et la motion du Saint-Esprit. C’est ce qu’affirme S. Paul : ‘Ceux qui sont menés par l’Esprit de Dieu, voilà ceux qui sont les fils de Dieu, et, s’ils sont fils, ils sont aussi héritiers.’ (Rm 8, 14.17) [10] ».

b) Nature (id., 4 et 5 ; p. 576)

C’est « en particulier le don du respect de ce qui est sacré » qui a « ici une importance fondamentale ». Ce don, Jean-Paul II l’appelle par son nom latin : « donum pietatis », sans doute parce que sa traduction, à savoir le don de piété, trahit sa plénitude classique de sens : on peut s’en affliger, mais c’est un fait, le terme piété a désormais un sens dévalué, voire péjoratif (‘pieusard’) ; c’est peut-être pour cela que le pape préfère le rendre par le beau mot de « respect ».

En effet, ce don a pour fonction ou rôle propre de développer « une sensibilité particulière à l’égard de tout ce qui […] porte le signe du mystère de la Création et de la Rédemption ». Ce don insuffle un respect spirituel à l’égard de ce qui touche Dieu et son œuvre ; et celle-ci est double : création et rédemption.

D’une part, il est particulièrement nécessaire que l’homme développe une grande sensibilité, un immense respect à l’égard de l’œuvre de la création ; or, le plan du Créateur sur le corps humain tient dans le langage du corps, c’est-à-dire les significations objectives qu’on peut y lire ; ainsi, l’œuvre du don de piété est d’« initier l’homme et la femme de manière particulièrement profonde au respect des deux significations inséparables de l’acte conjugal » : il donne un profond respect tout d’abord de « la dignité personnelle » de l’autre, en particulier en ce qui concerne son être sexué, à ce qui « appartient […] à la masculinité et féminité » – et voilà pour la signification unitive ; ensuite de « la dignité personnelle de la nouvelle vie qui peut naître » – et voilà pour la signification procréative. Autrement dit, le don de piété est particulièrement nécessaire au respect de deux valeurs menacées aujourd’hui : la différence (si grande) des sexes et la vie nouvelle, si fragile, de l’enfant à naître.

D’autre part, ce « don de respect pour la création de Dieu se manifeste aussi comme crainte salvifique ». Le respect de la rédemption, à l’instar de la grâce, comporte deux fonctions : l’une, négative, de refus du péché, l’autre positive, de don de la grâce. Or, nous avons vu que les époux doivent à la fois lutter contre la concupiscence qui menace de « détruire ou de dégrader » la signification du corps et vivre « les valeurs essentielles de l’union conjugale ».

Ainsi, le don de piété est nécessaire pour que le couple puisse vivre sa spiritualité « dans une sensibilité pleine de vénération » : ce qui constitue l’effet propre du don, par opposition au caractère plus onéreux et moins perceptible de l’action vertueuse. [11]

c) Effets (id., 5 et 6 et 132, 1 à 5)

L’exercice du don de piété portent des fruits dans la vie conjugale et ces fruits sont, sous un autre aspect, le chemin que l’exercice de ce don fait parcourir. Ils intéressent tant le couple que chaque personne.

1’)

De manière générale, « le don de respect […] fait graduellement disparaître l’apparente contradiction et réduit graduellement la difficulté découlant de la concupiscence » (id., 5 ; p. 576). En effet, « la pratique et la mentalité anticonceptionnelles » sont liées à une « carence subjective de » la « compréhension » de « la signification sponsale du corps », qui est particulièrement présente dans l’acte conjugal (132, 2 ; p. 577). C’est nous qui soulignons le qualificatif très précis de « subjective ». En effet, une carence objective signifierait que depuis le péché originel, le corps a effectivement perdu, en son être, sa dignité sponsale, auquel cas il y aurait contradiction (entre la norme et la réalité vécue). Mais cette dignité, objectivement, de fait, existe toujours ; seulement, pour le sujet (donc subjectivement) elle est devenue difficile à pratiquer, du fait de notre manque d’unité intérieure, de notre concupiscence ; d’où l’importance du don de l’Esprit pour pouvoir la vivre.

Jean-Paul II répond donc ainsi une nouvelle fois à l’objection de fondement manichéen, estimant que les affirmations d’Humanæ Vitæ étaient impossibles à vivre et donc qu’il y avait contradiction entre l’union et les impératifs de la procréation.

2’)

La paternité et la maternité responsables sont un lieu d’exercice concret et privilégié du don de crainte (id., 6 ; p. 577). En effet, la régulation naturelle des naissances demande de « respecter les rythmes naturels de la fécondité », concilés avec « la dignité humaine » ; or, ces rythmes sont l’œuvre du Créateur et c’est le propre du don que de permettre le respect de cette œuvre.

Autrement dit, les époux chrétiens sont appelés à demander à l’Esprit-Saint la force de respecter ces rythmes afin d’y lire l’œuvre de Dieu au service de l’amour de la personne et non pas un obstacle ennuyeux et aliénant. Pourtant l’air du temps suggère à la femme qu’un jour la technique pourra la libérer de son cycle. Un simple signe : une publicité sur les tampons disait crûment que l’« on n’a pas encore réussi à contrôler les règles ». Quelle parabole plus significative du manque d’amour qui s’exprime en manque de respect pour la beauté – exigeante mais non pas contraignante – du rythme naturel féminin. Dans une telle ambiance, on comprend que la femme a de difficulté à l’aimer et à le respecter ; or, le cycle est l’un de ses biens les plus propres et les plus profonds.

3’) La dignité

Le don de l’Esprit a pour « fruit fondamental » « une profonde compréhension de la dignité personnelle » de l’homme et de la femme (id., 4 ; p. 578) :

En effet, l’œuvre du don de piété est d’inviter au « respect pour l’œuvre de Dieu ». Or, nous l’avons vu dans la première partie, la personne est le sommet de la création : l’homme est donné par Dieu à l’univers. Ainsi, l’empreinte de l’Esprit dans un cœur se révèlera par ce respect profond du mystère de chaque personne.

Cette conséquence capitale a des conséquences concrètes pour la vie conjugale. En effet, l’union de l’homme et de la femme ne s’arrête pas à l’acte conjugal, « elle peut et doit se manifester continuellement chaque jour grâce à différentes manifestations d’affection », qui « vont de pair avec […] la satisfaction profonde, l’admiration, l’attention désintéressée à l’égard de la beauté visible et en même temps invisible » de l’autre sexe, etc.

4’) La liberté

En chaque personne, la vie selon les dons du Saint-Esprit accroît la liberté (id., 3 ; p. 578). Nous connaissons ce thème cher à Jean-Paul II (et à nos contemporains). En effet, d’une part, « le respect pour l’œuvre de Dieu » permet que l’acte conjugal « ne devienne pas ‘habitude’ ». Or, l’habitude, la routine, l’automatisme nuit à la liberté : car celui-ci est extérieur, « privé d’intériorité », alors que l’acte de liberté est déterminé de l’intérieur. D’autre part, « la vénération à l’égard de la majesté du Créateur » est respect de son œuvre et de sa signification ; or, la signification du corps est le don et l’on a vu que la vraie liberté est la liberté d’aimer et de se donner.

Enfin, « l’obstacle à cette liberté est constitué par la contrainte intérieure née de la concupiscence » qui réduit l’autre à n’être qu’un « objet de jouissance » ; mais « le respect de ce que Dieu a créé » invite à considérer l’autre ‘ego’ comme une vraie personne, un sujet ; donc le don de piété « fortifie la liberté intérieure du don ».

Cette liberté suppose « l’identification spirituelle », c’est-à-dire la prise de conscience non seulement des corps, mais de ce qui est « personnel » : une connaissance spirituelle, autrement dit cette « attention profonde […] envers la personne », seule, « sauvegarde la liberté intérieure du don ». (id., 5 ; p. 578 et 579)

5’) La paix

Enfin, la paix, autrement dit l’unité, est le fruit de l’amour. Or, la chasteté et le don de respect sont les expressions de l’amour : ils aident les époux « à demeurer dans l’union ». Aussi, ils protègent en chacun d’eux cette paix intime » et celle-ci est éprouvée. On pourrait dire que cette paix profonde est le signe intérieur de ce que les époux vivent dans une véritable chasteté (id., 5 ; p. 578 et 579).

Inversement, la concupiscence divise l’homme et s’accompagne de désunité.

 

La paix, fruit de la charité

 

« La paix est le fruit d’une double union : l’une qui résulte de l’ordination de tous nos désirs [inclinations] à un même but, l’autre qui se réalise par l’accord de ces mêmes désirs avec ceux d’autrui. Or, l’une comme l’autre est produite par la charité. En effet la première, selon qu’en aimant Dieu de tout notre cœur, et en lui rapportant ainsi tout le reste, tous nos désirs se trouvent converger vesr un même but. La seconde, parce que, aimant le prochain comme nous-mêmes, nous voulons l’accomplissement de sa volonté, tout comme de la nôtre [12] ».

6) Conclusion (132, 6 ; p. 579)

« L’encyclique Humanæ Vitæ nous permet de tracer une esquisse de la spiritualité conjugale ». Cette spiritualité est « le climat humain et surnaturel dans lequel se forme l’harmonie intérieure du mariage, en plein respect de » la « ‘double signification de l’acte conjugal’ (Humanæ Vitæ, 12) ».

Or, triple est le chemin qui conduit à cette spiritualité ; autrement dit, toute famille chrétienne doit mettre en œuvre trois moyens pour vivre pleinement sa vocation. Le premier, qui est aussi la clef de voûte, la vertu théologale d’amour qui, ici, devient la charité conjugale et familiale. Le deuxième est la vertu morale de chasteté (en son double aspect plus négatif de répression de la concupiscence et positif d’accomplissement de la signification sponsale et procréative du corps). Le troisième est la crainte qui est le don du Saint-Esprit donnant de respecter le dessein de Dieu.

On retrouve ainsi les trois perfections de notre organisme spirituel.

Nous lirons la dernière catéchèse (TDC 133) dans le chapitre suivant qui sera à la fois une reprise synthétique de ce qui précède et une recherche des fondements de ces différents cycles. En effet, cet ultime entretien est une conclusion générale qui clôt l’ensemble des enseignements de Jean-Paul II relatifs à la théologie du corps.

Pascal Ide

[1] George Bernanos, cité par Guy Thomazeau, Bonne nouvelle du mariage, coll. « Épiphanie », Paris, Le Cerf, 21984, p. 92.

[2] Alain, Propos sur le bonheur, coll. « Idées », Paris, NRF-Gallimard, 1962,p. 218.

[3] Vatican II, Constitution pastorale sur l’Église dans le monde de ce temps Gaudium et Spes, n° 19, § 1.

[4] Paul VI, Allocution au Centre italien de la femme, le 12 février 1966, in AAS, 58 (1966), p. 220-224.

[5] Karol Wojtyla, Amour et responsabilité, p. 100 et 101. C’est nous qui soulignons.

[6] Jean de Saint-Thomas, Les dons du Saint-Esprit, trad. Raïssa Maritain, coll. « Cours et documents de théologie », Paris, Téqui, sans date, p. 26 et 27

[7] Cf. S. Thomas D’Aquin, Somme de théologie, Ia-IIæ, q. 68, a. 1.

[8] Pour un exposé simple mais non pas simpliste, cf. M. D. Poinsenet, Les sept voiles de mon bateau, Paris, DDB, 7è éd., 1959.

[9] Pour le détail historique de cette question, capitale si l’on veut comprendre l’état actuel encore morose de la vie spirituelle et mystique, cf. Père Réginald Garrigou-Lagrange, Les trois âges de la vie intérieure prélude à celle du ciel. Traité de théologie ascétique et mystique, Paris, Cerf, 1938, 2 tomes, tome 1, p. 16 à 26.

[10] S. Thomas D’Aquin, Somme de théologie, Ia-IIae, q. 68, a. 2.

[11] Une difficulté pourrait surgir : la grande Tradition chrétienne latine (S. Augustin, S. Thomas) a toujours associé la vertu de chasteté au don de crainte. « A la tempérance correspond […] le don de crainte ». (S. Thomas D’Aquin, Somme de théologie, IIa-IIæ, q. 141, a. 1, ad 3um) Mais, en regard, Jean-Paul II parle plusieurs fois de « vénération », ce qui est l’un des actes du don de piété. Qu’en penser ?

Lisons la suite du texte de S. Thomas. Il distingue en fait deux aspects dans le don de crainte. Voici le second : le don de crainte considère « tout ce qu’il faut fuir pour éviter d’offenser Dieu. Or, l’homme a surtout besoin de la crainte de Dieu pour fuir ce qui l’attire le plus fortement, ce dont s’occupe la tempérance. C’est pourquoi à la tempérance correspond le don de crainte ». (Ibid.) Or Jean-Paul II parle du « donum pietatis, c’est-à-dire le don du respect pour ce qui est œuvre de Dieu » (132, 1 ; p. 577) Considérés ainsi, dons de crainte et de piété se recouvrent.

[12] S. Thomas D’Aquin, Somme de théologie, IIa-IIae, q. 29, a. 3.

29.6.2020
 

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