Le don du corps. Chapitre 1 La théologie du corps à l’origine 3/3

F) Première signification du corps : sponsale

1) Introduction

Cette introduction expose le fondement de la théologie du corps et une ouverture-transition (13, 2 à 4 ; p. 180 à 182).

a) Thèse (id., 2 ; p. 180 et 181)

Jean-Paul II fait une transition en synthétisant toutes les découvertes antérieures dans un unique concept englobant : le don. Il réalise, selon ses propres mots, une « herméneutique du don ». Le terme « herméneutique » vient du verbe grec herméneuô qui signifie interpréter. La thèse est clairement énoncée dans la phrase suivante : « La dimension du don est décisive pour la vérité essentielle et la profondeur de signification de l’originelle solitude-unité-nudité ». (2 ; p. 181)

b) Exposé

La raison de fond fait appel à la création et au Créateur.

1’) Nature de la création ? (id., 3 ; p. 181)

En effet, qui dit création dit don. Certes en son essence la création se définit comme « appel à l’existence hors du néant » ; mais en sa finalité, elle est le fruit de l’amour : en effet, il est souvent répété dans le premier récit de la création que Dieu « vit que cela était très bon ». Or, le bien est l’objet de l’amour : « seul l’amour engendre le bien », selon la traduction de 1 Co 13, élargie mais respectueuse du fond, que fait le pape. Donc, les paroles de Gn 1,même si elles ne contiennent pas le mot « amour », « nous font entrevoir dans l’amour le motif divin de la création ». Cette conclusion amène ainsi à revisiter la définition de la création : celle-ci est le don de l’existence que fait Dieu au monde. « Aussi, la création comme action de Dieu, ne signifie-t-elle pas seulement le fait d’appeler à l’existence hors du néant et d’établir l’existence du monde et de l’homme dans le monde, mais signifie aussi, suivant le premier récit, […] donation […] fondamentale ». (3 ; p. 181)

1’) Application à l’homme (id., 4 ; p. 182)

L’état originel est directement l’effet du Dieu créateur. Il porte donc inscrit en lui ce don : la création originelle doit signifier ce don. « Par conséquent, chaque créature porte en soi le signe du don originel fondamental ».

Mais cela vaut plus particulièrement et, en un sens, exclusivement pour l’homme : « ‘donner’ n’a de sens que ‘pour lui’ ». Pour deux raisons (qui se réfèrent aux deux sens du don que nous distinguerons plus bas) : d’une part, « comme image de Dieu, [il] est [seul] capable de comprendre le sens même du don » de la création. D’autre part, seul l’homme est véritablement capable de donner, car seul il est libre et peut vouloir l’autre pour l’autre et non pour soi, comme cela sera montré. À quoi Jean-Paul II ajoute un autre sens, proche, mais qu’il n’explicitera pas : « le monde a reçu l’homme en don ».

2) Thèse

Nous entrons maintenant dans le cœur de l’anthropologie biblique relue par le pape. Fort des descriptions antérieures, Jean-Paul II va analyser d’une manière plus générale la théologie du corps telle qu’elle se manifeste dans l’état d’innocence originelle, c’est-à-dire dans le dessein du Créateur avant que le péché ne vienne la défigurer. Nous avons répété combien l’état actuel, historique, était continu à l’état antérieur d’innocence et y puisait sa compréhension : de même que l’ombre doit son existence à la lumière, de même l’état de nature déchue, pécheresse à l’état d’innocence. Et cette vérité sur nos « origines » serait l’occasion d’une nostalgie stérile ou d’une culpabilité désespérante, si elle n’était « faite » par le Christ au moment où celui-ci nous montre quelle espérance réserve sa rédemption, qui est bien plus qu’un simple retour à la case départ : l’état de nature rachetée non seulement répare la nature blessée par le péché, non seulement redonne à l’homme son innocence perdue (nous verrons en quel sens), mais surtout il le prépare à l’état de nature glorifiée ordonné à la vision béatifiante de Dieu-Trinité de Sagesse et d’Amour. Sans oublier la belle parole de S. Paul : « Là où le péché a abondé, la grâce a surabondé ». (Rm 5, 19)

La théologie du corps révèle le dessein de Dieu sur le corps humain : elle montre donc quelle est la nature du corps dans le plan de Dieu, et plus précisément sa signification. Jean-Paul II va d’abord montrer longuement que le corps a une signification sponsale, c’est-à-dire ordonnée au don. Ce thème amorcé dans la catéchèse du 13 est développé dans les catéchèses du 9 et du 15 et sera repris à maintes reprises après (de ce point de vue, l’entretien du 14 est l’un des plus riches de tous les cycles). Mais ici sont jetés les fondements. Comme le texte est un peu répétitif – et c’est normal lorsqu’on arrive au cœur, surtout pour une pensée circulaire, une pensée qui montre, une pensée qui suit « l’ordre du cœur » –, nous suivrons de plus loin son développement littéral, tout en essayant de coller au plus près à l’esprit, au contenu de la lettre. Les références aux catéchèses ne respecteront donc pas toujours l’ordre chronologique.

La thèse de Jean-Paul II est donc claire : le corps exprime le don, c’est là son essence la plus profonde. Telle est l’intuition fondatrice de toute la théologie du corps élaborée par le pape. Cette signification du corps est qualifiée de « sponsale » ; le texte français parle de « signification conjugale ». Nous dirons dans le dernier chapitre pourquoi nous avons opté pour la traduction « sponsale ».

3) Preuve

a) Argument scripturaire

Elle se fonde sur les caractéristiques de l’innocence originelle qui furent détaillées auparavant.

1’) A partir de la solitude et de la nudité (14, 2 ; p. 183)

Nous l’avons longuement vu dans les catéchèses antérieures, deux mots sont particulièrement caractéristiques de l’état d’innocence : « seul » (Gn 2,18) et « je veux lui faire une aide » (id.). Or, la solitude a pour sens en creux que l’homme est fait pour un autre et la seconde phrase prononcée par Dieu l’exprime en plein. Autrement dit, « ‘seul’, l’homme ne réalise pas entièrement cette essence. Il ne la réalise qu’en existant ‘avec quelqu’un’ – et encore plus profondément, plus complètement, en existant ‘pour quelqu’un’ ».

2’) A partir du sens de la nudité originelle (15, 1 ; p. 186 et 187)

La nudité originelle exprime à la fois la vérité des corps (car aucun vêtement ne les masquent) et la liberté, l’absence de contrainte (là aussi symbolisée par le vêtement qui gêne parfois le mouvement ou l’expression). Or, d’une part, la vérité du corps est sa signification sponsale : car par le don, l’homme « réalise le sens même de son ‘être’« : il s’agit donc d’une vérité pratique, à mettre en œuvre, à effectuer. D’autre part, la liberté est la liberté du don : « cette liberté se trouve précisément à la base de la signification sponsale du corps ». En conséquence, à l’origine, « le corps humain avec son sexe […] comprend […] la faculté d’exprimer l’amour », c’est-à-dire le don.

3’) A partir du sens de l’absence de honte (19, 1 ; p. 200 et 201)

On sait aussi que la conscience de la nudité est identiquement l’absence de honte ; or, si l’homme et la femme « ‘n’éprouvaient pas de honte’, cela veut dire qu’ils étaient unis par la conscience du don, qu’ils avaient réciproquement conscience de la signification sponsale de leurs corps qui exprime la liberté du don et manifeste toute la richesse intérieure de la personne en tant que sujet ». En une de ces phrases denses telles qu’il les affectionne, Jean-Paul II vient de résumer tout le fondement anthropologique du don : conscience et liberté du don.

b) Argument anthropologique (14, 4 ; p. 184)

Le corps humain est signe. Le grand principe est rappelé par Jean-Paul II : le « corps signe la personne ». En effet, à la vue de la première femme, Adam s’est écrié : « Elle est os de mes os et chair de ma chair ». (Gn 2, 23) Or, cette expression semble « dire : voilà un corps qui exprime la ‘personne’ ! » C’est ce que confirme un passage antérieur : Dieu crée l’homme en lui insufflant la vie, ce qui signifie : « ce ‘corps’ révèle l’‘âme vivante’« (cf. Gn 2, 7). Nous avons vu avant combien ce principe était central : il trouve ici toute sa richesse et sa plus profonde application.

Or, le cri d’Adam montre aussi combien la masculinité est pour la féminité et vice versa. La vocation de la personne est de se donner, puisqu’elle est faite à l’image de Dieu dont tout l’être est de se donner. « Le corps […] manifeste la réciprocité et la communion des personnes. Il l’exprime dans le don comme caractéristique fondamentale de l’existence personnelle ».

Le corps humain a donc pour vocation foncière d’exprimer le don réciproque. D’où sa signification « conjugale », « sponsale ».

c) Argument théologique

Mais le simple don réciproque des personnes ne livre pas la lumière ultime sur la signification sponsale du corps. Il faut remonter (ou creuser) jusqu’à Dieu. Jean-Paul II le dit admirablement : « Voici ce qu’est le corps : un témoin de la création en tant que don fondamental, donc un témoin de l’Amour comme source dont est né le fait même de donner ». Le pape est précis : « Voici ce qu’est le corps ». Il énonce donc l’être même du corps, il en définit l’essence. En quoi consiste-t-il ? « Le corps » est « un témoin » : les mots sont soulignés ; or, témoin est synonyme, équivalent de « signe » (14, 4 ; p. 184).

1’) Exposé

Précisons. La création est le fruit et le don du « rayonnement de l’Amour », car seul « l’Amour crée le bien ». Or, l’homme est l’un de ces biens, et le bien apparaît même « surtout » en lui. Ainsi, l’homme est enraciné dans le mystère d’amour de la création. Il manifeste donc de manière particulière le don de la création. Tel est pour la personne le sens de la nudité originelle : se savoir enracinée dans l’amour créateur. Comme le corps exprime la personne, l’« expérience du corps témoigne l’enracinement dans l’Amour ». Dieu étant à l’origine de tout, le don « remonte jusqu’aux racines les plus profondes de la conscience et du subconscient, aux couches ultimes de l’existence subjective de » l’homme.

2’) Explicitation

Autorisons-nous une élucidation qui, bien qu’elle se permette d’utiliser un vocabulaire – mais non pas des concepts – qui n’est pas celui de Jean-Paul II, éclairera, nous l’espérons, ses développements. Le don – répétons-le, le pape ne le dit jamais explicitement – présente deux sens différents :

Le premier est un sens passif : c’est le don qui est fait, en l’occurrence le don reçu par l’homme. C’est bien évidemment d’abord et avant tout le don de la création. En effet, Dieu a tout fait par amour ; or, le propre de l’Amour est de se répandre, de diffuser, autrement dit de donner ; voilà pourquoi l’essence de la création est d’être don d’amour du Créateur : elle est un « enracinement dans l’Amour » (16, 1 ; p. 190 et 191).

Ce don (cette grâce) se double d’ailleurs d’une action de grâce pour le don reçu ; et cette action de grâce requiert une prise de conscience.

Le second est un sens actif : c’est le don que l’homme fait de lui-même dans la relation à l’autre personne. Ce don se dédouble aussi d’ailleurs spontanément et obligatoirement en don et en accueil du don de l’autre : comment donner si l’on n’est pas accueilli, ainsi que chacun en fait l’expérience dès qu’il fait un cadeau ?

Ces deux significations du terme don ne sont pas juxtaposées, mais elles s’articulent. Le don au sens actif se fonde sur le don au sens passif, il s’enracine « dans l’Amour » (16, 1 ; p. 190 et 191) : « le don créateur qui jaillit de l’Amour a atteint la conscience originelle de l’homme en devenant une expérience de don réciproque » (14, 5 ; p. 185) Plus loin, Jean-Paul II remarque encore plus précisément : la « vérité au sujet de l’homme […] a deux accents principaux. Le premier affirme que l’homme est l’unique créature au monde que Dieu ait voulue ‘pour elle-même’ [c’est le don au sens de don reçu] ; le second consiste à dire que cet homme même, que dès ‘l’origine’ le Créateur a voulu ainsi, peut se trouver uniquement par le ‘don désintéressé de soi-même’ [c’est le don au sens de don actif] ». (14, 3 ; p. 183 et 184) Dans cette dernière phrase, Jean-Paul II reprend les mots du Concile Vatican II, dans la constitution Gaudium et Spes. Dans le premier sens (reçu), l’homme voulu pour lui-même est la finalité de la création ; mais, à son tour, et c’est le second sens (le don donné), la finalité de l’homme est de se donner : autrement dit, le don est tout à la fois l’origine et le terme, l’alpha et l’oméga de la vie humaine. Mais toujours, le principe (don reçu) fonde le terme (don fait) qui, en retour, en est la raison d’être.

Le pape lie aussi les deux sens dans cette phrase : « Le corps a une signification ‘conjugale’ parce que l’homme-personne, comme dit le Concile, est une créature que Dieu a voulue ‘pour elle-même’ [don reçu] et qui, par conséquent, ne peut se trouver complètement que par le don d’elle-même [don agi, actif] ». (23-I-1980 ??? 15, 5 ; p. 189 et 190) Au fond, c’est la doctrine de l’image de Dieu qui est la clef de l’essence de l’homme. En effet, l’homme n’est à l’image du Dieu Amour et du Dieu Don qu’en donnant à son tour, comme le remarque Jean-Paul II : « Ce qui reflète également » la « ressemblance » de l’homme avec Dieu, « c’est la conscience primordiale de la signification sponsale du corps, conscience imprégnée de l’innocence originelle ». (19, 3 ; p. 201) Décidément, le fondement de toute anthropologie révélée, biblique est la création de l’homme à l’image et à la ressemblance de Dieu (Gn 1,26).

La jonction entre les deux dons s’opère donc notamment par le corps ; c’est tout ce que montre la théologie du corps.

3’) Suggestion d’un développement

Jean-Paul II remarque dans une note que le fondement du don interpersonnel n’est pas uniquement l’amour du Dieu créateur en l’unité de sa nature, mais l’amour trinitaire, l’amour des trois Personnes divines. En effet, dans la prière dite sacerdotale, le Christ demande à son Père « que tous soient un, comme toi et moi nous sommes un » (cf. Jn 17,21-22) et « nous suggère [donc] une certaine similitude entre l’union des personnes divines et l’union des enfants de Dieu dans la vérité et la charité ». (15, note 25 ; p. 187)

Et cela ne saurait nous étonner quand on sait que l’homme est à l’image de Dieu en son être mais aussi en la trinité des Personnes : « Faisons » (Gn 1,26). Aussi l’amour de don qui est en l’homme sera aussi à l’image de l’amour interpersonnel intra-trinitaire.

4) Nature de la signification sponsale

On peut l’exprimer de deux manières : en un langage objectif ou en un langage subjectif, le langage de la subjectivité humaine.

Or, le premier est celui du langage de l’Église et d’une grande partie de la Tradition : on parlera de justice, d’innocence ou de sainteté originelles. Le second celui qu’a emprunté le texte biblique (notamment Gn 2), ainsi que nous l’avons dit ci-dessus. Attention, langage subjectif ne signifie pas subjectiviste. Il veut dire langage pris du côté du sujet, de son vécu intérieur. Dans le langage objectif, je décris de l’extérieur, ici, de l’intérieur, mais dans les deux cas, le discours est aussi rigoureux (et donc nullement aléatoire). En regard, le subjectivisme est relatif à ma seule opinion, sa rigueur est bornée à la logique de celui qui l’énonce.

Nous avons établi cette dimension sponsale qui est l’essence même de l’homme et du corps. Mais quelle en est la nature et plus encore comment se vit-elle ?

a) Le langage subjectif

1’) Remarque de méthode (16, 4 ; p. 192 et 193)

Comment parler de l’innocence originelle en sa dimension subjective ? Certes, « l’innocence originelle appartient au mystère de l’‘origine’ humaine ; or, le péché originel a « séparé » l’homme historique de cet état. Il est toutefois possible « de s’approcher de ce mystère grâce à sa connaissance théologique ». Et cela, en se fondant sur deux principes.

Tout d’abord, « l’homme ‘historique’ cherche à comprendre le mystère de l’innocence originelle comme à travers un contraste, c’est-à-dire en remontant également à l’expérience de sa propre faute et de son propre état pécheur ». Et de citer en note les célèbres passages où S. Paul exprime non pas son expérience propre, mais l’expérience commune de l’humanité (ce « je » désigne le sujet humain universel) : « je ne fais pas le bien que je veux et commets le mal que je ne veux pas ». (Rm 7,19) – et Ovide de même (Métamorphoses, VII, v. 20). Or, l’expérience de l’homme historique est une expérience intérieure, qui concerne le cœur et la volonté. En conséquence, l’« innocence semble toujours se référer avant tout à l’état intérieur du ‘cœur’ humain, de la volonté humaine », donc à « la conscience morale »en sa totaité qui est antérieure à « la connaissance du bien et du mal ».

Ensuite, et c’est le fondement du premier principe, il y a une continuité entre l’état « préhistorique » de l’innocence et l’état historique d’homme pécheur. Même après le péché originel, en effet, la signification sponsale du corps « restera » pour l’homme « comme un engagement qui lui vient de l’ethos du don, inscrit au plus profond du cœur humain comme un écho lointain de l’innocence originelle ». (19, 2 ; p. 201)

Jean-Paul II aura l’occasion de revenir maintes fois sur ces importantes remarques méthodologiques déjà relevées dans l’introduction.

2’) Le double enracinement du langage subjectif

La signification sponsale implique à la fois la conscience et l’engagement de la liberté, autrement dit l’intelligence et la volonté qui sont les deux facultés spirituelles de l’homme, ainsi qu’on l’a dit plus haut. « La révélation […] de la signification ‘sponsale’ du corps » comporte pour l’homme « la vérité de son corps » et « la pleine liberté » (15, 1 ; p. 186 et 187). L’innocence est « la droiture d’intention » (17, 3 ; p. 195), ce qui suppose conscience et liberté.

a’) La conscience

L’homme et la femme avaient pleinement conscience de la signification sponsale. En effet, l’ordre même du texte de la Genèse est significatif : après la joie de la découverte de la femme (Gn 2,23), vient l’unité conjugale (v. 24) et l’absence de honte (v. 25). Par ailleurs, l’homme est créature de Dieu, et c’est pour cela qu’il est appelé à se donner à son tour. Aussi Jean-Paul II affirme que « le don créateur qui jaillit de l’Amour a pénétré la conscience originelle de l’homme, devenant expérience de don réciproque ». (14, 5 ; p. 185)

b’) La liberté

L’homme et la femme étaient totalement libres : la liberté originelle (14, 6 à 15, 2 ; p. 185 à 187). En effet, « nous entendons ici la liberté comme maîtrise de soi ». Or, pour l’homme, donner est le fruit d’une décision : donner, c’est « se donner soi-même » : sans liberté pas de don ; voilà pourquoi Jean-Paul II ne cesse de parler de liberté du don. La liberté est « la faculté d’exprimer l’amour : précisément cet amour dans lequel l’homme-personne devient don».

L’homme dans l’état d’innocence originelle est pleinement libre. En un premier sens, en effet, il est « libre de toute honte » (cf. Gn 2,25) ; or, celle-ci est subie ; mais la liberté est capacité d’autodétermination, ainsi que nous l’avons vu en analysant la solitude (cf. 6, 1 ; p. 155 et 156 : elle ne subit pas, elle agit.

Plus globalement, dans ce premier état, l’homme est libre « de toute contrainte du corps et du sexe », « libéré de la ‘contrainte’ de son propre corps et sexe ». La liberté dont parle Jean-Paul II n’a rien à voir avec quelque spontanéité obscure dont rien n’entraverait le jaillissement bruyant et mal règlé : cette liberté « est-ce la liberté de l’instinct sexuel ? » Non, répond le pape, car « le concept d’‘instinct’ implique déjà une contrainte intérieure, analogue à l’instinct qui stimule la fécondation et la procréation dans tout le monde des êtres vivants ». Or, un tel dynamisme ne jaillit pas de la personne mais de la nature ; et nous ne sommes pas l’auteur de ses lois. En conséquence, tout à l’opposé, être libre, c’est être cause de soi, et cause responsable, maîtrisée de son être. Jean-Paul II ne fait finalement que tirer une conséquence très légitime de la notion classique de justice originelle qui sera développée dans peu de temps. En effet, comme il a été dit, l’homme est pacifié, unifié intérieurement, ce qui signifie donc que sa sensibilité au lieu d’entraver l’esprit ou simplement d’être indépendante, exprime pleinement le mouvement même de tout l’être. L’homme est donc libre parce qu’il est pleinement capable de se déterminer selon ce qu’il veut et non pas selon l’incination de ses instincts mal maîtrisés.

Voilà pourquoi Jean-Paul II définit la liberté « comme maîtrise de soi ». Ainsi, la liberté est étroitement corrélée au thème de la signification sponsale du corps : plus l’homme est libre, plus son corps exprime réellement ce don et est expressif non pas de l’anarchie de son désir mais d’un au-delà de lui qui est le fond de l’âme.

Si nous prenons les choses du point de vue de la finalité, homme et femme sont faits pour se donner et leur bonheur réside là. Et nous avons vu que leur bonheur était réel. Mais ce qui entrave limite le don. Aussi « homme et femme, dans le contexte de leur ‘origine’ béatifique, sont libres de la liberté même du don ». C’est pour cela que cette « immunisation contre la honte » que requiert la liberté est un « effet de l’amour ». (16, 2 ; p. 191) Ainsi, l’innocence originelle n’est ni un état d’inconscience originelle, ni un état d’irresponsabilité. Il ne faut donc pas confondre cet état avec je ne sais quelle enfance de l’humanité qui rappellerait celle du « bon sauvage » à la Rousseau.

On peut tirer une conséquence que Jean-Paul II ne développe pas : l’homme était aussi réellement apte à pécher. En effet, la gravité du péché est proportionnelle notamment à la responsabilité de celui qui le commet.

3’) Les deux actes du sens sponsal

De plus, la richesse du sens sponsal s’exerce en deux actes complémentaires : le don proprement dit et l’accueil. Le don requiert l’accueil.

L’homme est appelé à vouloir l’autre pour lui et non pas pour un autre : tel est l’essence du don. En effet, l’homme donne parce qu’il est à l’image du Dieu-Amour qui se donne ; or, le Créateur a voulu l’homme et la femme pour eux-mêmes, selon le mot de Gaudium et Spes que Jean-Paul II aime reprendre ; en conséquence, vivre le don, c’est-à-dire « l’innocence […] signifie une participation morale à l’éternel et permanent acte de volonté de Dieu ». (17, 3 ; p. 195) Or, vouloir l’autre pour lui, c’est l’accueillir et l’accepter : telle est la relation de communion ; ainsi seulement l’autre peut vraiment se donner et devenir don pour l’autre : comment donner si l’on n’accueille pas le don ? En conséquence, l’homme dont la vocation et l’essence est le don, est aussi un être d’accueil. La communion humaine est tissée de ce double mouvement de don et d’accueil, « du don de soi et de l’acceptation de l’autre comme don ». (17, 4 ; p. 195 ou ibid.)

Cette conclusion apparaît par contraste avec son contraire : vouloir l’autre pour soi-même (et non pour lui), c’est se l’approprier, et en faire un objet de concupiscence ; bref, c’est refuser de donner et de se donner. Or, la dignité de l’homme est de donner. Celui qui capte, qui s’approprie refuse donc d’accueillir celui qui se donne. Une telle attitude blesse donc doublement la dignité humaine : et de celui qui donne et de celui qui est appelé à accueillir. Nous le reverrons en traitant du péché (qui est à la source de la honte).

Le don appelle donc un échange entre donner et recevoir (ou accueillir) : le premier aspect est actif et le second est réceptif.

b) Le langage objectif

Jusque maintenant, « nous cherchons plutôt à considérer l’aspect de la subjectivité humaine ». Mais la théologie classique applique « la méthode de l’objectivation, spécifique de la métaphysique et de l’anthropologie métaphysique ». Or, ce que, du point de vue du sujet, Jean-Paul II appelle nudité ou conscience du don, du point de vue de l’objet, la théologie l’appelle innocence ou justice originelles. Autrement dit « la théologie et de même le magistère de l’Église ont donné une forme propre à cette vérité fondamentale » expérimentée comme nudité, unité intérieure de l’affectivité et de la spiritualité. (18, 1 et 2 ; p. 197 et 198) Parlant de l’innocence originelle, le pape dit : « C’est par ce concept – et plus précisément par celui de ‘justice originelle’ – que la théologie définit l’état de l’homme avant le péché originel ». (16, 3 ; p. 191 et 192)

Une note donne deux références, d’une part au Magistère, en l’occurrence à la définition du concile de Trente, d’autre part à la théologie, ici au manuel très classique de Tanquerey (24 fois édité) (18, Ibid.).

c) Source de l’innocence originelle : la grâce (16, 1 à 3 ; p. 190 à 192)

1’) Nécessité de la grâce

L’innocence originelle dont la nudité est l’expérience intérieure est une grâce insigne que Dieu fait à l’homme. En effet, selon la parole citée en exergue de ce chapitre, « La félicité originelle, le ‘commencement’ béatifique de l’être humain que Dieu ‘créa homme et femme’ (Gn 1,27) […] : tout cela exprime l’enracinement dans l’Amour ». Or, « l’Amour seul crée le bien » : Jean-Paul utilise la majuscule pour signifier qu’il s’agit de l’amour de Dieu qui seul a cette capacité créatrice. Et le bien dont Dieu est l’auteur s’appelle grâce. De plus, la création elle-même est grâce : elle « est un don fait à l’homme » et un don « irrévocable », le fruit de l’« amour irréversible du Créateur et Père » ; or, le don est l’autre nom de la grâce. D’ailleurs, dans la Rédemption, le Fils, loin d’annuler le don du Père qu’est la création, le confirme et l’approfondit. Et ce don vaut particulièrement à l’origine et pour le premier homme ; en effet, « dans le langage de la Révélation, la qualification de ‘premier’ signifie précisément ‘de Dieu’ », comme le montre la parole de Lc 3, 38 : « Adam, fils de Dieu ».

2’) Nature de la grâce

Mais il faut préciser en quoi consiste cette grâce. Jean-Paul II distingue ici très nettement les plans de la nature (identifiée à la création) et de la grâce. Il dit par exemple : « Les premiers versets » de la Genèse « parlent non seulement de la création du monde et de l’homme dans le monde [voici pour la nature], mais aussi de la grâce, c’est-à-dire de la communication mutuelle de la sainteté ». La grâce est « la participation à la vie intérieure de Dieu lui-même, à sa sainteté ».

3’) Relation existant entre la grâce et l’innocence originelle

C’est à cette lumière que nous pouvons comprendre la notion de justice originelle dont nous avons dit un mot ci-dessus. La théologie classique décrit comme état de justice originelle l’état antérieur à la chute, au péché originel. Cette justice comme le nom l’indique est a-justement à Dieu ; or, c’est l’œuvre de la grâce de Dieu, et d’elle seule, que de nous unir à Dieu, de donner « la participation à la vie intérieure de Dieu lui-même » : l’homme ne le peut par lui-même, car Dieu lui est infiniment transcendant ; de plus, c’est à Dieu de librement consentir à cette relation. Mais l’union à Dieu est, « dans l’homme, le fondement intérieur et la source de son innocence originelle ».

Explicitons ce que Jean-Paul II ne précise pas, car il sait qu’il existe plusieurs écoles théologiques sur la question (TDC 13) : d’une part, la justice – ou l’innocence – originelle ne s’identifie pas purement et simplement à la grâce ; pour autant, elle est un don de Dieu et mérite aussi d’être appelée « grâce » (ce que fait le pape). Autrement dit, elle a la grâce pour cause, elle n’est pas la grâce quant à sa nature, son être.

Jean-Paul II se contente de dire que l’innocence est « déterminée » par la grâce qui en est « le fondement intérieur et la source ». L’innocence « appartient à la dimension de la grâce ». Il précise toutefois la relation quand il continue : la grâce, « c’est-à-dire […] ce don mystérieux fait au plus intime de l’homme – au ‘cœur’ humain – [voilà l’ordre de la grâce proprement dite] qui permet à tous deux, homme et femme, d’exister, dès l’origine, dans la relation réciproque du don désintéressé de soi » [ce qui est de l’ordre de l’innocence]. L’innocence originelle est donc plus particulièrement ordonnée à la relation de don de l’homme et de la femme.

4’) Application au corps

Le propre du corps, nous l’avons dit, sera de révéler, de manifester ce don de la grâce, de l’Amour de Dieu. Il en est le « témoin oculaire », et un témoin privilégié : en effet, le sens le plus profond du corps est la sponsalité. Et l’expérience de la nudité informe l’homme de cette signification sponsale.

5) Conséquences

Tout au long du texte, Jean-Paul II égrenne un certain nombre de conséquences capitales de cette doctrine de la signification sponsale du corps dans l’état d’innocence originelle.

– Certaines conséquences intéressent l’homme en son individualité personnelle : le bonheur, la découverte de soi et l’enrichissement du don.

– D’autres conséquences intéressent les personnes en leur différence et en leur communion sexuées, appelée au mariage : la sexualité, la distinction homme-femme, l’ordination au mariage et l’éthique du don.

– D’où le caractère sacramentel du corps.

a) Conséquences personnelles

1’) Le caractère béatifique de l’état d’innocence

L’état d’innocence originelle est « béatifique dans son origine » ; il est « félicité originelle de l’homme ». Autrement dit, l’homme fut créé dans l’état de bonheur.

a’) Preuve

En effet, on a une trace de ce bonheur dans le cri d’émerveillement d’Adam : « Cette fois-ci, celle-ci est l’os de mes os et la chair de ma chair » (Gn 2,23). Ces paroles signent « le début subjectivement béatifique de l’homme dans le monde ». (14, 3 ; p. 183 et 184) Il est bon de nous le rappeler lorsque « l’Accusateur de nos frères » (cf. Ap 12, 10) murmure à nos oreilles trop complaisantes que Dieu veut la souffrance et ne nous a pas créés pour le bonheur – du moins pas tout de suite. Surtout, la vocation de l’homme, signifiée par son corps est le don de lui-même : là est son bonheur. Or, la communion avec Ève permet ce don et rompt avec la tristesse de la solitude. Enfin, Dieu a créé l’homme par amour, donc pour son bonheur. Le don de la création est le don du bonheur : « il y a un lien très fort entre le mystère de la création, en tant que don qui jaillit de l’Amour, et cette ‘origine’ béatifique de l’existence » (id., 4 ; p. 184).

Et il ne fait aucun doute que l’homme a conscience de ce bonheur originel (id., 5 ; p. 185). En effet, après les paroles relatives à la première joie (Gn 2, 23), il est traité de l’unité conjugale (Gn 2, 24) et de la nudité originelle (Gn 2, 25). Or, quoiqu’exprimée en termes négatifs (ils n’ « ont aucune honte » de leur nudité), cette expérience s’accompagne d’une prise de conscience positive, ainsi que nous l’avons vu.

À l’état objectif de paix, de communion, correspond l’état subjectif ou subjectivement ressenti de paix, de bonheur. En effet, qui dit bonheur dit attente comblée, et harmonie ; or, l’homme souffrait de l’incomplétude, de la solitude. La création de la femme vient donc combler son attente. Ainsi il existe un « lien […] entre la révélation et la découverte de la signification conjugale du corps et la félicité originelle du corps ». (23-I-1980, 15, 5 ; p. 189 et 190) L’état d’innocence originelle ou pureté de cœur est donc un état de sérénité : « l’innocence originelle se manifeste comme un tranquille témoignage de la conscience qui, dans ce cas, précède n’importe quelle expérience du bien et du mal ; et ce témoignage serein de la conscience est toutefois quelque chose d’autant plus béatifique ». (16, 5 ; p. 193 et 194)

b’) Deux conséquences

Si, par ailleurs, l’origine innocente et notre état actuel de pécheur sont continus et que cette origine fut « béatifique », nous sommes donc appelés au bonheur (cf. 23-I-1980, 15, 5 ; p. 189 et 190), car, cet « enracinement dans l’Amour », ce don premier est « irrévocable ». (16, 2 ; p. 191)

Connexe au thème du bonheur originel, on trouve le thème de la « fête » qui achève les développements de Jean-Paul II sur la signification sponsale du corps dans l’état d’innocence originelle (19, 6 ; p. 202). Cet état de plénitude originelle béatifiante racontée par Gn 2, 23-25 est « la première fête de l’humanité ». En effet, le propre de la fête est de faire mémoire joyeuse ou de rendre grâce d’un don qui nous est fait ; or, nous avons vu que le bonheur de l’être humain vient de la joie du don réciproque ; et ce don « tire son origine des sources divines de la Vérité et de l’Amour ».

2’) Le don comme découverte de soi (17, 5 ; p. 196)

En effet, en se donnant, l’homme vit sa dignité d’homme et il peut en prendre conscience par la joie qui accompagne ce don sans retour. De plus, en étant accueilli, reçu, l’homme réalise quelle dignité est la sienne : « dans cette acceptation se trouve assurée toute la dignité du don ». Ainsi, la femme « ‘se découvre elle-même’, grâce au fait qu’elle a été acceptée et accueillie […] par l’homme ». Ainsi, le don découvre à l’homme la pleine vérité sur son être.

Or, « se retrouver soi-même dans son propre don devient source d’un nouveau don de soi ». Ainsi, la découverte de son être, loin de nous replier sur nous-mêmes, nous fait entrer dans la dynamique de l’amour et fait croître « la disposition intérieure » à donner.

 

Aimer et être aimé

 

Les conséquences pastorales de ces quelques remarques de Jean-Paul II sont très riches.

Rappelons-nous les quelques expériences où nous avons été accueillis pour ce que nous étions : combien nous nous dilations, combien nous découvrions en nous des potentialités insoupçonnées, bref, combien l’autre nous « découvrait à nous-mêmes ». C’est d’abord ce que tout homme découvre dans et par l’amour de ses parents. Pour beaucoup, c’est aussi l’expérience émerveillée qu’ils font grâce au regard que le conjoint, et d’abord le fiancé, l’être aimé pose sur eux. Mais un certain nombre de personnes n’en font jamais ou que transitoirement l’expérience : ce sont, de plus en plus nombreux, les « blessés de l’amour ».

Passons maintenant au second pôle : le don qui est fait. Combien veulent se réserver de peur de se perdre, alors que c’est justement en se donnant qu’elles se trouveront (cf. Jn 12, 24). Cela est particulièrement vrai pour les personnes en difficulté qui ont tendance à se replier sur elles-mêmes. Sainte Thérèse d’Avila notait déjà que la juste compassion ne consiste pas alors à les plaindre au point d’entretenir ce retour sur soi, mais de les inviter, dans la charité, en proportionnant les efforts et avec une infinie patience, à sortir d’elles-mêmes et à se donner (cf. Livre des Fondations, ch. 7) ; or, c’est là une compassion beaucoup plus exigeante.

Par ailleurs, nous reconnaissons aux autres, surtout aux plus démunis, leur pleine dignité, non pas seulement en leur donnant, mais, d’abord et surtout, en acceptant les dons qu’ils nous font. De ce point de vue-là, certains assistanats déshumanisent plus qu’ils ne relèvent les personnes. « Il y a plus de joie à donner qu’à recevoir », dit le Christ et « Dieu aime qui donne avec joie ». (1 Co 9, 7 ; citant Pr) Il est dès lors difficile de renoncer à la joie de donner, et, plus encore, à l’orgueil caché qui nourrit la démonstration de largesse (cf. Mt 6, 3-4). Or, « la charité ne se gonfle pas » (1 Co 13, 6), puisqu’elle s’oppose à la science qui enfle (cf. 1 Co 8, 1).

3’) Le don comme enrichissement (17, 6 ; p. 196 et 197)

Jean-Paul II insiste sur ce point. En effet, notre mentalité matérialiste et individualiste a beaucoup de mal à le comprendre ; et c’est sans doute là une des principales objections implicites adressées à la vision de l’homme ici proposée : à trop se donner, ne risque-t-on pas de se diluer, de se faire manger ? « Charité bien ordonnée commence par soi-même », dit la prétendue sagesse populaire. Là encore considérons la double polarité :

Côté accueil, l’enrichissement est double : car non seulement l’homme s’enrichit de ce que l’autre donne, mais il est aussi donné à lui-même d’une manière nouvelle, car l’autre le révèle à lui-même et lui manifeste sa dignité : on ne se donne qu’à un être qui est voulu pour lui et non pour soi. Inversement une chose (un outil, par exemple) est sans dignité puisqu’elle est utilisée et voulue pour soi. « L’homme, donc, non seulement reçoit le don mais, simultanément, par la révélation de l’essence spirituelle intérieure de sa masculinité, il est accueilli par la femme comme un don, avec toute la vérité de son corps et sexe. Ainsi reçu, lui, par cette acceptation et cet accueil du don de sa propre masculinité, il s’enrichit ». (c’est nous qui soulignons)

Côté don, double aussi est l’enrichissement : car en se donnant, l’homme révèle à lui-même son « essence spécifique » ; de plus, il « atteint la profondeur intime de la ‘maîtrise de soi’ ». Enfin, l’homme qui se donne est parfois accueilli par l’autre et cet accueil est aussi un don en retour, car il manifeste la dignité du don et valorise la personne qui donne et lui dévoile sa dignité.

On le voit, les relations de don et d’accueil peuvent rapidement se complexifier ; le détail importe peu ici. L’essentiel est de percevoir que seul le don est révélateur de notre identité ; or, la connaissance de celle-ci, la découverte de soi est la plus précieuse richesse. Voilà ce que nous révèle « l’antique texte, si riche et si profond, de la Genèse », relu « en suivant les traces du cœur humain ».

b) Conséquences interpersonnelles

1’) La sexualité comme signe du don

L’homme comprend et se donne à l’autre qui est de sexe différent : la sexualité est donc le fondement, la condition de ce don. En conséquence, « la masculinité-féminité – c’est-à-dire le sexe – est le signe originel d’une donation créatrice d’une prise de conscience de la part de l’être humain, homme-femme, d’un don vécu, pour ainsi dire, de la manière originelle ». (14, 4 ; p. 184) La sexualité participe donc de l’intuition fondamentale de la théologie du corps et ne prend sa plénière dimension qu’ici. Telle est l’anthropologie adéquate du corps et du sexe, au sens défini dans l’introduction.

2’) Le mystère de la distinction entre l’homme et la femme (17, 6 ; p. 196 et 197)

Même si Jean-Paul II n’y fait qu’allusion, cette dynamique du don permet d’en approcher. Il y reviendra plus longuement dans sa lettre apostolique Mulieris Dignitatem. En lisant le texte de Gn 2,23, la femme apparaît comme celle qui est donnée et l’homme comme celui qui reçoit le don ; plus précisément, l’homme « doit, en un certain sens, assurer le processus même de l’échange du don ».

3’) L’ordination de l’homme (et de la femme) au mariage

Jean-Paul II l’affirme clairement : « l’homme et la femme sont créés pour le mariage » (19, 1 ; p. 200 et 201 ; cf. 18, 5 ; p. 199 et 200). C’est la conséquence immédiate de l’ordination totale de l’homme au don. En effet, l’homme et la femme sont appelés à se donner ; or, le corps exprime, signifie et aussi concrétise, réalise ce don ; mais, comme cela sera abondamment développé plus tard (ici, le Saint-Père n’y fait qu’allusion), le don des corps n’a de sens que dans le cadre du mariage (car il suppose la procréation, le don des époux pour toujours, etc.).

Et c’est la raison pour laquelle Jean-Paul II qualifie de sponsale la signification du corps. C’est enfin ce qu’invite à lire le célèbre verset 24 de Gn 2 (que cite trois fois le Nouveau Testament en des textes que nous analyserons en détail : Mt 19, 5 ; 1 Co 6, 16 et Ep 5, 31) : « C’est pourquoi l’homme quitte son père et sa mère et s’attache à sa femme, et ils deviennent une seule chair ».

4’) L’ethos du don (19, 1 et 2 ; p. 200 et 201)

Pour le pape, « l’innocence originelle manifeste et, en même temps, détermine l’ethos parfait du don ». (id., 1 ; p. 200)

Citant explicitement Scheler, il ne définira que plus loin le terme ethos « comme la forme intérieure, quasi l’âme, de la morale humaine ». (24, 3 ; p. 223) Que demande l’éthique des relations entre l’homme et la femme ? L’ethos du don requiert que soit respectée et manifestée « toute la richesse intérieure de la personne en tant que sujet ». En creux, ce respect de la subjectivité exclut « n’importe quelle ‘réduction au rang d’objet’ ». Et cela est particulièrement important lorsque le corps rentre en jeu : en aucun cas, le corps de l’autre n’autorise à le réduire à l’état d’objet (de jouissance) ; le corps exprime le don des personnes.

Or, justement l’état d’innocence, « dans le récit de la création », affirme « que ‘la femme’ n’est pas simplement ‘un objet’ pour l’homme » ; « l’innocence intérieure […] rendait impossible que l’on soit réduit par l’autre au niveau de simple objet ». Cela nous est signifié en négatif par l’absence de honte ; or, celle-là signifie en positif la pleine et réciproque « conscience de la signification sponsale de leurs corps qui exprime la liberté du don ». Selon son habitude, Jean-Paul II introduit un concept nouveau qui sera étudié plus loin en détail : la ‘pureté de cœur’ qu’il rapproche de l’innocence originelle.

En conséquence, la justice originelle est le témoin de cette vocation à l’amour de don qui est la relation éthique parfaite entre époux (mais qui vaut aussi, mutatis mutandis, pour toutes les relations interpersonnelles). Et, comme nous le rappelions avant et comme cela sera développé, cette vocation première à la liberté du don demeure.

c) Le caractère sacramentel du corps (19, 3 à 5 ; I, p. 201 et 202)

La belle thèse selon laquelle le « corps est sacrement » sera reprise plus loin et prépare à tous les développements sur le sacrement de mariage.

Qu’est-ce qu’un sacrement ? Entendu au sens étroit du septénaire sacramentel (baptême, confirmation, eucharistie, réconciliation, etc.), le développement de Jean-Paul II est incompréhensible, puisqu’il parle du corps, de la création comme d’un sacrement. Mais il faut en élargir la définition : le sacrement est un « signe qui transmet efficacement dans le monde visible le mystère invisible caché en Dieu de toute éternité ». Autrement dit, le sacrement implique deux éléments : le premier et fondamental qui est d’être signe (et précisément signe visible d’une réalité invisible qui est le mystère de Dieu) et le second qui est d’être efficace, cause. Nous le verrons longuement dans le cinquième cycle des catéchèses qui est conscaré au mariage.

Or, le propre de Dieu est d’aimer et de se donner : tel est le mystère invisible. Mais trois ordres de réalité visibilisent efficacement, c’est-à-dire expriment, révèlent le don de Dieu. Du plus général au plus particulier :

L’univers, la création dans toute son extension sont signes de Dieu ; toutefois, ils le sont seulement de manière lointaine, quoique très réelle. En fait, c’est « dans l’homme créé à l’image de Dieu, [qu’]a été révélé le caractère sacramentel de la création, […] du monde ».

La personne révèle le mystère de Dieu. Et cela est d’autant plus vrai que, dans l’état d’innocence originelle, l’homme est habité de la vie divine. En effet, « l’être humain apparaît dans le monde visible comme l’expression la plus haute du don divin parce qu’il tient en soi la dimension intérieure du don ».

Enfin, le corps (et plus singulièrement encore, la sexualité) visibilise Dieu. « Le corps en effet – et seulement lui – est capable de rendre visible ce qui est invisible : le spirituel et le divin ». Voilà pourquoi le corps est sacrement non seulement de la personne, mais aussi du mystère divin lui-même. En quelque sorte, « avec l’homme, la sainteté est entrée dans le monde visible créé pour lui ». L’homme pécheur a donc défiguré ce sacrement, même si cette signification demeure, comme nous le verrons plus loin.

 

Le don de la vie

 

Nous saisissons déjà les conséquences immenses de cette théologie du corps du point de vue bioéthique. Seul le corps est sacrement du don divin, seul il a une signification sponsale ; or, la vie est « don de Dieu ». Certaines médiations techniques occultent ce sens et le falsifient. Voici comment s’exprime le Document de la Congrégation pour la doctrine de la foi, Exhortation Donum Vitæ sur la procréation et la vie naissante, du 22 février 1987 : « Tout être humain doit être accueilli comme un don et une bénédiction de Dieu [1] ». Le document magistériel parle de l’enfant. Et plus loin : « L’enfant n’est pas un dû et il ne peut être considéré comme objet de propriété : il est plutôt un don – le plus grand – et le plus gratuit du mariage, témoignage vivant de la donation réciproque de ses parents [2] ».

G) Seconde signification du corps : procréative

1) Introduction

a) Intention générale

Il reste à traiter la seconde signification du corps. En effet, le corps et surtout la sexualité comporte deux significations ou finalités (15) : une signification unitive et une signification procréative ou « génératrice », comme dit Jean-Paul II (surtout à partir du 22, 6 ; p. 214). La première est identiquement ce que nous appelons la signification sponsale : elle correspond à la dimension de communion des personnes. Elle fut longuement analysée dans les catéchèses précédentes. Il nous reste à voir la signification génératrice du corps et de la personne, ou plutôt à la survoler, car il en sera longuement traité ultérieurement : notamment dans le dernier cycle de catéchèses qui commentera en détail certains passages d’Humanæ Vitæ relatifs à ce thème. Notons d’ailleurs que la signification sponsale est à la fois plus évidente et plus fondamentale : « la masculinité cèle en soi la signification de la paternité, la féminité celle de la maternité ». (22, 6 ; p. 214)

Enfin, il est possible de traiter la signification procréative en analysant l’état d’innocence originelle, car, même s’il est plus longuement développé après la chute originelle (que Jean-Paul II appelle « l’état de péché héréditaire »), il en est déjà fait mention avant, en Gn 1, 28 : « Soyez féconds, multipliez-vous et emplissez la terre » (cf. 20, 1 ; p. 203).

b) Intention précise

Or, la signification génératrice est traduite dans la Bible par le terme « connaissance » (id., 2 ; p. 204). Jean-Paul II parle volontiers de « l’analyse ‘de la connaissance et de la génération’ ». ‘Connaissance’ paraît en effet la meilleure traduction du terme hébreu yâda’ utilisé au chapitre 4,1 : « L’homme (Adam) connut Eve, sa femme ». Mais cet emploi est loin d’être isolé (cf. par exemple Gn 4, 17.25) ; on le trouve même dans le Nouveau Testament, lorsque Marie répond à l’ange : « Comment est-ce possible ? Je ne connais point d’homme ». (Lc 1, 34) (cf. id., 3 ; p. 205) Une longue note technique donne d’autres références et des explications sémantiques (note 31 p. 204 ).

Une objection pourrait pointer : n’est-ce pas par archaïsme et par pauvreté de langage que l’hébreu a choisi le terme connaissance, de prime abord ambigu ? Cela serait le cas, s’ilintroduisait une ambiguïté ; mais nous allons voir qu’au contraire, « de la pauvreté même du langage semble émerger une profondeur spécifique de signification », signification qui va s’articuler à tous les développements antérieurs. (TDC 16)

 

Nous sautons donc allègrement au-dessus du par-dessus le chapitre 3, parce qu’il sera longuement déchiffré en traitant du premier péché (prochaine partie).

c) La connaissance comme archétype

Enfin, à deux reprises, Jean-Paul II parle de la « connaissance » biblique comme d’une « sorte d’archétype » : « …la ‘connaissance’ au sens biblique du terme établit une sorte d’archétype personnel de la corporéité et sexualité humaines ». (21, 1 ; p. 207 et 208 ; cf. aussi p. 208 et 209) Cette notion d’archétype complète ce qui fut dit au début sur le mythe, puisque Gn 2 appartient au genre mythique, entendu en un sens précis qui n’a rien à voir avec la fable. Dans une longue note documentée qui se réfère – notamment –, de manière critique et nuancée, à Jung et prend ses distance à l’égard de Freud, Jean-Paul II explique le sens qu’il donne au terme archétype (note 32 p. 204 et 205). Brièvement, l’archétype peut se définir comme un symbole radical ou exemplaire. Il est d’une part riche de l’expérience individuelle et collective, d’autre part chargé de connaissance autant que d’affects, enfin, prototypique, c’est-à-dire exemplaire et « générateur d’images ». Cette définition précise permet de l’appliquer « aux Écritures et à la Tradition ».

2) Le sens du terme hébreu « connaissance » en Gn 4

La connaissance au sens biblique recèle différentes significations – quatre, voire cinq, si notre analyse du texte de Jean-Paul II est bonne – qu’il nous faut maintenant distinguer et comprendre.

a) Première signification

La ‘connaissance’ signifie d’abord la dimension sponsale du corps : « Ainsi, à travers le terme ‘connaissance’ utilisé dans Genèse 4, 1-2 et souvent ailleurs dans la Bible, la relation conjugale de l’homme et de la femme – c’est-à-dire le fait qu’à travers la dualité du sexe, ‘ils sont une seule chair’ – se trouve élevée et introduite dans la dimension spécifique de la personne ». Elle « indique l’essence la plus profonde de la réalité de la coexistence matrimoniale ». (20, 3 ; p. 205)

1’) Exposé (20, 3 à 5 ; p. 204 à 207)

En effet, nous avons longuement vu que l’essence de la personne et la signification fondamentale du corps sont le don : l’homme et la femme sont dons l’un pour l’autre.

Or, le terme de connaissance dit don. Dans la relation conjugale, « d’une manière singulière, la femme ‘est donnée’ sur le mode de la connaissance à l’homme, et lui à elle ». (p. 206) Autrement dit, dans la procréation (ou connaissance), la femme est donnée à l’homme ; mais la réciproque, quoique non explicitée dans le texte biblique est aussi vraie (cf. 3 ; p. 204 et 205) : l’homme est donné à la femme. En conséquence, le terme connaissance dit la « profondeur spécifique de leur propre ‘ego’ humain qui se révèle aussi au moyen du sexe, de leur masculinité et féminité ».

C’est là le sens principal du terme biblique de ‘connaissance’. Il permet de situer la signification procréative dans le prolongement de la signification sponsale. Certes, ces deux significations ne sont pas réductibles l’une à l’autre, mais elles sont unies dans une logique profonde sur laquelle Jean-Paul II reviendra, notamment en traitant de l’éthique conjugale.

Confirmation est apportée (21, 1 ; p. 207 et 208) dans le fait que grâce à la connaissance, « en imposant des noms », l’homme s’est différencié des animaux ; or, l’homme a nommé sa femme Ève : « Par cette ‘connaissance’ l’homme confirme la signification du nom qu’il a donné à sa femme : ‘Ève, parce qu’elle fut mère de tout vivant’ (Gn 3,20) ». Cela signifie donc que la connaissance-procéation ne rattache pas l’homme aux animaux, mais l’attache à « la fondamentale conscience qu’il a de lui-même », celle d’être une personne. Or, l’essence de la personne est sponsale.

Plus encore, l’union conjugale est porteuse d’une « découverte nouvelle et, en un certain sens définitive de la signification du corps humain », de sa sexualité et des personnes (20, 5 ; p. 206 et 207 ; cf. 21, 1 ; p. 207 et 208). La connaissance ne fait pas que confirmer la signification sponsale du corps, elle la réalise et l’accomplit jusqu’au bout quand les deux corps et les deux personnes ne deviennent qu’une seule chair. Alors qu’auparavant, elle ne fait qu’apparaître au regard.

2’) Conséquence (20, 5 ; p. 206 et 207)

Il est erroné de traiter de la sexualité en général et de la procréation en particulier, en termes uniquement naturalistes. C’est une réduction irrespectueuse de la réalité. L’homme n’est pas que corps, nature et passivité. Jean-Paul II remarque : « chacun d’eux, l’homme et la femme, n’est pas seulement un objet passif […]. Le sexe ne décide pas seulement de l’individualité somatique de l’homme : il définit en même temps son identité personnelle ».

Parler de connaissance est donc redonner à la sexualité sa pleine dimension personnelle et adéquatement humaine.

b) Deuxième signification (21, 2 et 3 ; p. 208 et 209 ; 5, p. 209 et 210).

En outre, la connaissance explicite la différence de la masculinité et de la féminité. En effet, dans la connaissance, il y a réciprocité (et donc égalité de nature) mais non symétrie parfaite : « celui qui ‘connaît’ est l’homme et celle qui est connue est la femme, l’épouse, comme si la détermination spécifique de la femme, de par son propre corps et sexe, célait ce qui constitue la profondeur même de sa féminité ». Or, la maternité est toute intérieure au corps de la femme : « le corps de la femme devient le lieu de la conception du nouvel homme ». (id., 6 ; p. 210) C’est ce que signifie ce passif : « être connue ». Aussi, le mystère de la féminité se manifesta et se révèle à fond par la maternité… »

C’est une des intuitions principales développées tout au long de Mulieris dignitatem. Jean-Paul II apporte une précision d’importance : il ne dit pas que la femme devient femme seulement lorsqu’elle est mère, mais que la maternité achève son être de femme, qu’elle actualise son être de femme : en effet, actualiser ou achever est faire fructifier ses potentialités, ici somatiques ; or, il est évident que le corps de la femme ne déploie toutes ses virtualités qu’en devenant mère. (TDC 17)

Confirmation est donnée par les constitutions différentes de l’homme et de la femme, différence à la fois extérieure et aussi intérieure, touchant les « déterminantes bio-psychologiques », comme on le sait aujoud’hui. Pour nous arrêter au plus apparent, « toute la constitution extérieure du corps de la femme », et même, précise Jean-Paul II, ce qui fait son « attrait perpétuel », « sont en étroite liaison avec la maternité ». En effet, les seins et les entrailles (cf. Lc 11,27) qui sont propres à la femme sont ordonnés à la maternité.

Jean-Paul II indique seulement d’un mot laconique le mystère de la paternité : « Et ainsi se révèle également à fond le mystère de la masculinité de l’homme, c’est-à-dire la signification génératrice et ‘paternelle’ de son corps ». La distinction de la puissance et de l’acte s’applique aussi : l’homme ne fait fructifier ses capacités somatiques qu’en portant sa semence dans le corps de la femme, bref, en devenant père. Mais ce serait le fait d’une anthropologie inadéquate que de réduire la paternité à ce seul aspect naturel, organique.

c) Troisième signification

La connaissance présente une signification anthropologique subjective. Jusqu’à maintenant, nous nous sommes intéressés à la communion des personnes. Intéressons-nous à la dimension individuelle.

En effet, par la connaissance « se réalise également la découverte de la ‘pure subjectivité du don » : l’homme se réalise en se donnant. En effet, l’acte conjugal révèle et « permet d’actualiser l’‘objectivité’ du corps cachée dans la potentialité somatique de l’homme et de la femme et en même temps de rejoindre l’objectivité de l’être humain qui ‘est’ ce corps ». (p. 209)

De plus, dans la procréation, époux et épouse engendrent un troisième ; or, il est identique à eux en humanité : c’est un « nouvel être humain » ; ainsi, la connaissance-génération fait que l’homme et à la femme « découvrent leur humanité, leur vivante image ». Ici donc, la dimension proprement procréative n’est pas prise en compte dans son objectivité, mais seulement dans sa conséquence subjective : la capacité qu’elle offre à l’homme de découvrir son identité personnelle.

En outre, « connaissance » au sens biblique signifie que l’acte procréateur est un acte de « personnes ‘auto-conscientes’ et ‘auto-déterminantes’« (id., 4 ; p. 209). Car chez l’homme, la procréation est un acte qui, en droit, fait appel à la conscience et à la liberté.

Enfin, cette connaissance permet à l’homme de « posséder » mieux et de manière nouvelle l’humanité. En effet, possession signifie avoir et même pouvoir ; or, l’homme et la femme ont la capacité, le pouvoir d’engendrer un autre être humain, de le tirer « de l’admirable maturité masculine et féminine ». Cette possession est d’ailleurs exprimée par le mandat du Créateur : « Fructifiez et multipliez-vous, remplissez la terre » (Gn 1,28). Par conséquent, l’« être humain, homme et femme, qui, par la ‘connaissance’ dont parle la Bible, conçoit et engendre un être nouveau, semblable à lui, auquel il peut imposer le nom d’‘homme’ (‘j’ai acquis un homme’), prend pour ainsi dire possession de l’humanité même, ou mieux, en reprend possession ». (22, 2 ; p. 211 et 212) Et ainsi l’homme « se réalise lui-même ».

Jean-Paul II précise doublement cette prise de possession : d’une part, l’homme ne possède pas son humanité (son enfant) comme il possède les animaux car il les soumet comme étant « leur Seigneur », tandis qu’il ne peut prétendre à quelque seigneurie ou supériorité de nature à l’égard des autres hommes, surtout ses enfants. D’autre part, cette prise de possession est tout le contraire de l’éros platonicien qui se rapporte à l’autre comme à un objet : l’amour véritable et personnel n’ôte jamais à l’autre sa dignité de sujet (id., 4 ; p. 212 et 213 ; cf. la longue note 35 des p. 212 et 213 ).

d) Quatrième signification (21, 6 ; p. 210)

Enfin, la connaissance biblique a une signification théologique. C’est ce qu’exprime l’admirable parole d’Ève lorsqu’elle engendra son premier enfant : « J’ai acquis un homme du Seigneur ». (Gn 4,1). En effet, la connaissance permet, par l’ouverture à la vie, la naissance d’un nouvel homme. Or, celui-ci, selon les mots de Jean-Paul II, est « en homogénéité somatique » avec ses parents. Et c’est cette homogénéité qu’exprimait le cri d’Adam : « Elle est chair de ma chair et os de mes os ». (Gn 2,23) Or, nous avons vu que la venue à l’être de la première femme était une création. Donc la « première mère a pleinement conscience du mystère de la création qui se renouvelle dans la génération humaine ».

Il y a une autre raison, toute proche : « dans ce nouvel homme […] se reproduit chaque fois ‘l’image même de Dieu’« et c’est Dieu qui a « créé » l’homme à son image (cf. Gn 1,26). Aussi la procréation « de par le Seigneur » est participation à l’activité créatrice de Dieu, continuation du don de Dieu par excellence qu’est la création.

Jean-Paul II ajoute plus loin une dernière raison (22, 7 ; p. 214 et 215). Elle vaut particulièrement pour notre état de nature pécheresse qui porte « l’inévitable horizon » de la mort. L’argumentation est serrée. Par la connaissance-procréation, l’homme montre que « la vie lutte toujours et de nouveau » contre la mort « et la surmonte » ; il vainc la solitude de son être et l’affirme dans la génération d’un troisième. Or, si la mort est le fruit du mal du péché, la vie et la victoire sur la solitude sont le don même de la création octroyé à l’origine. Et c’est Dieu qui en est l’auteur, lui qui « vit », autrement dit « connut », « et c’était bon ». Ainsi, par la connaissance, l’homme « participe à la première ‘vision’ de Dieu lui-même », donc à sa connaissance qui rend les choses bonnes.

 

Ecologie et théologie du corps : le vert et l’endroit :

 

C’est cette intuition si forte et si enthousiaste de la création lue comme don (c’est son essence la plus profonde) qui préside à la pensée de Jean-Paul II sur des questions d’actualité aussi brûlantes que l’écologie ou la bioéthique.

e) Conclusion

On perçoit maintenant l’extrême richesse de cette notion de « connaissance » relue par Jean-Paul II et dont « notre langage contemporain, tout précis qu’il soit, souvent nous prive ». (20, 5 ; p. 206 et 207) Ce terme de connaissance contient « en même temps tout ce qui peut et doit se dire au sujet de la dignité de la génération humaine ». (21, 7 ; p. 211) Appliqué à la sexualité, loin d’être un archaïsme, il permet d’en dire d’une certaine manière toutes les dimensions : corporelle (la différence sexuelle comprise en ordre avec la procréation, la maternité et la paternité, ce qui est la perspective la plus profonde), procréative, communionnelle et ultimement créationnelle (participation au don du Créateur).

3) Continuité de la signification génératrice entre l’innocence originelle et notre état historique (22, 5 et 6 ; p. 213 et 214)

Jean-Paul II achève donc ce cycle de catéchèses en revenant sur son thème favori. Il fait ainsi inclusion avec les premières catéchèses.

Il y a continuité et rupture, identité et différence entre les deux états de l’homme, et cela pour les deux significations, sponsale et procréative du corps.

La rupture est évidente : c’est, après le péché, l’introduction de « la loi de la souffrance et de la mort ». C’est aussi l’occultation, la perte du sens sponsal du corps et de la personne. La continuité ne doit pas être effacée pour autant : « la vie que l’homme a reçue dans le mystère de la création ne lui a pas été enlevée » ; il demeure cependant qu’elle est « ramenée entre les limites de la conception […] et de la mort, et, de plus aggravée par les perspectives de l’état héréditaire de pécheur ».

Il appartient donc à « l’homme et à la femme » de « reconstruire, laborieusement, la signification du don réciproque désintéressé » (id., 4 ; p. 212 et 213) et de reprendre « conscience de la signification génératrice du corps », en un mot, du « mystère de son ‘origine’ que « chaque homme porte en lui-même » (id., 6 ; p. 214).

 

Par là même, Jean-Paul II fait transition et ouvre sur les autres cycles de catéchèses relatifs, d’une part à l’état de nature blessée et rachetée (cf. discours sur la montagne), d’autre part à l’état de nature glorifiée (discours sur la future résurrection). (23, 6 ; p. 219)

H) Conclusion

Rappelons qu’elle est de notre propre chef et qu’elle présente seulement les thèmes essentiels de manière synthétique et sommaire, présupposant la lecture précise du détail.

La pensée du pape sur la théologie du corps s’ancre et s’ancrera toujours non seulement dans l’Écriture mais dans celui qui en est le centre et la clef : le Christ. Or, traitant du mariage (en Mt 19, 3-8), Jésus invite à revenir à « l’origine » et il cite Gn 2,24. Voilà pourquoi Jean-Paul II considère d’abord le dessein créateur de Dieu sur le corps. Toute théologie du corps doit se référer à l’état originel de l’homme, antérieur à l’état historique : ces deux états sont en effet continus et appelés à s’éclairer l’un l’autre (O).

Avant d’analyser avec précision le contenu des premiers chapitres de la Genèse, il convient de les situer brièvement (A), s’aidant notamment des acquis de l’exégèse qui distingue un récit élohiste et un récit yahviste de la création. Gn 1, le récit yahviste qui est aussi le plus récent, est une présentation plus objective de la création de l’homme et de la femme, tandis que Gn 2 s’intéresse à la manière dont le sujet humain vit cette création. L’affinité de Jean-Paul II pour l’analyse de la subjectivité humaine le portera donc surtout vers le récit élohiste, même s’il fera souvent référence à Gn 1.

Venons-en maintenant à la théologie de l’état d’innocence originelle dans lequel Dieu a créé l’homme. Le premier homme a fait trois expériences décisives : la solitude (B), l’unité (C) et la nudité (D). Chacune de ces notes est riche de multiples significations que le pape s’attarde à décrire avec minutie et une singulière originalité. Il centre son analyse sur quelques versets privilégiés qui en viennent à prendre alors une profondeur inouïe.

Or, ces trois caractéristiques, notamment la dernière (la nudité) convergent vers une signification centrale qui les synthétisent, les fondent et révèlent par là le sens radical du corps voulu par Dieu dans son bienveillant dessein créateur : le corps a pour destination essentielle d’exprimer la personne et la personne est faite pour la communion, autrement dit le don et l’amour. Ultimement, le corps exprime que l’homme a été créé par l’amour de Dieu et pour l’amour de Dieu. Ce que Jean-Paul II résume en une formule qui sera désormais douée d’un sens technique sous sa plume : la signification sponsale du corps humain (E). Tel est la sublime vocation de l’homme qui est identiquement son bonheur : Dieu a voulu le créer dans cet état de félicité originelle.

Mais ce sens fondamental et fondateur, ne doit pas faire oublier la seconde signification du corps de l’homme : la signification procréatrice (F). L’Écriture Sainte a un terme pour la dire : le verbe « connaître ». Le pape en déploiera toute la riche polysémie qui englobe la personne en sa totalité.

Ce premier cycle de catéchèses a mis en place avec une profondeur, qui ne sera guère égalée par la suite (qu’on relise par exemple le § 1 de la catéchèse 24, p. 221 à 224), le concept essentiel de la théologie du corps : le sens sponsal du corps. Jean-Paul II va maintenant appliquer cette anthropologie adéquate du corps aux états de l’homme historique, concupiscent et racheté ; il manifestera ainsi la fécondité de ce qui est bien plus qu’une heureuse hypothèse de lecture : le cœur de l’homme et de son corps.

Pascal Ide

[1] Congrégation pour la doctrine de la foi, Instruction Donum Vitæ sur la procréation et la vie naissante, du 22 février 1987, II, 1.

[2] Ibid., II, 8.

5.2.2020
 

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